Entretien publié dans l'hebdomadaire belge "Ciné-Télé Revue", le 17 mars 2005
Le prix d’une injustice
En mai 1972, Marie-Jeanne Cornet est victime d’un grave accident de la circulation. A bord de la voiture se trouvaient ses trois fils. L’un d’entre eux décède. Un autre en ressort fortement handicapé. La conductrice souffre elle-même d’importantes séquelles physiques et psychologiques. Elles auront d’irréparables conséquences sur sa vie professionnelle et privée. Six ans plus tard, la justice reconnaît que Mme Cornet était en droit. En 1993, soit 21 ans après les faits (!), la compagnie d’assurance de la partie adverse – un camionneur- est condamnée à 2.276.349 francs belges de dommage et intérêts. L’année suivante, à la suite d’un recours en cassation de l’assureur suivi d’un nouveau jugement, les indemnités définitives sont fixées à 1.826.349 francs. Dans l’intervalle, la famille Cornet avait reçu des provisions à hauteur de 2.000.000 de francs belges. Un trop perçu de 173.651 francs? Trop simple! En ce mois de mars 2005, près de 33 ans après l’accident (!) et au bout d’une interminable procédure qui a savamment calculer des «intérêts judiciaires», Gustave Cornet, le mari de Marie-Jeanne, a vendu une maison pour rembourser… un peu plus de 2.176.365 francs (53.950,67 euros) à la compagnie d’assurance. Une décision parfaitement légale, mais totalement incompréhensible pour la famille Cornet.
- Pour vous, tout a basculé le 26 mai 1972…
- Gustave Cornet : C’est en effet le jour le plus noir de mon existence. Jusqu’à cette date à marquer d’une pierre noire, ma famille était unie et heureuse. J’étais comptable et ma femme était professeur de Religion et, sans être très riches, nous ne manquions de rien. Surtout, notre couple était harmonieux et nous avions cinq enfants en pleine santé. Marie-Paule, Marie-Hélène, Jean-Pierre, Jean-Luc et Jean-Jacques avaient respectivement 16, 13, 11, 10 et 4 ans… En quelques instants tout a basculé. Dans l’après-midi ce 26 mai, ma femme devait se rendre à Bruxelles avec les trois garçons dans la perspective d’une visite chez le dentiste. Nous étions domiciliés à Haine-Saint-Paul. Elle a donc la route et à hauteur de Manage, son véhicule a été violemment embouti par un camion de la Brasserie des Alliés (ndlr : Il s’avèrera plus tard que ce véhicule n’était pas entretenu et qu’il avait reçu une carte rouge au contrôle technique). La police m’a appelé sur mon lieu de travail. Je me suis aussitôt rendu à l’endroit où l’accident s’était produit. J’ai dû insister pour forcer le barrage de police. Ma femme et mes enfants n’étaient déjà plus là. Vu l’état de la voiture, j’avais les pires craintes. J’étais paniqué. Le monde s’écroulait sous mes pieds. Repenser à ces moments, même plus de trente ans après, me glace encore le sang… Me précédant sur sa moto, un policier m’a conduit jusqu’à l’hôpital. J’y ai découvert ma femme sur un brancard dans un état terrible à voir. Elle avait plusieurs fractures, son visage était touché… Mais ce n’était encore rien par rapport aux cris de douleur de Jean-Luc qui souffrait, lui aussi de plusieurs fractures. Le pire pour moi, a été, de constater l’état du plus petit de mes enfants. Il était méconnaissable; Jean-Jacques n’a survécu que trois jours à ce terrible accident.
- Qui en était responsable ?
- Très clairement le conducteur de camion qui avait défoncé la voiture de ma femme. D’ailleurs, sa compagnie d’assurance m’a très rapidement proposé une transaction à l’amiable. Je l’ai refusée, estimant que c’était à la justice d’évaluer le préjudice que nous avions subi. Je continue d’ailleurs de croire que dans de telles circonstances, il est dangereux d’accepter trop vite un accord pour solde de tout compte avec une compagnie d’assurance. Les séquelles d’un accident grave peuvent avoir des conséquences sur un très long terme et on ne peut donc que très difficilement prévoir les frais auxquels on sera exposés… C’est en tout cas ce que je pense d’une manière générale car, dans mon cas particulier, la justice aura finalement fait plus de dégâts qu’autre chose!
- Si la partie adverse reconnaissait sa responsabilité, le débat n’était pourtant pas compliqué ?
- C’était ce que je pensais aussi. Mais à partir du moment où l’affaire a emprunté la voie des tribunaux, tout est devenu plus compliqué. La partie adverse s’est alors montrée sous un visage très procédurier. Je vous épargne les détails, comme les innombrables reports d’audience et la très longue attente de certains rapports d’experts, mais il faudra attendre le 21 mars 1978 pour que la Cour d’appel de Mons détermine enfin, et de manière définitive, que ma femme était parfaitement en droit lors de l’accident. C’est alors seulement qu’a pu commencer un combat encore plus long pour chiffrer le préjudice encouru par notre famille. Il vient d’ailleurs seulement de connaître son issue judiciaire…
- Vous dites ? Mais les faits datent d’il y a 33 ans!
- C’est ainsi. En fait, il a fallu attendre le 9 décembre 1993 pour que la cour d’appel de Mons décide que ma femme et moi devions recevoir des dommages et intérêts à concurrence de 2.276.349 francs belges. Vu tout ce que nous avions subi et les conséquences irréparables de l’accident tant sur le plan moral, physique et financier, nous trouvions que ce n’était pas très cher payé pour la compagnie d’assurance de la partie adverse. Toutefois, nous nous contentions de cette décision, nous disant qu’elle avait au moins le mérite de mettre un terme judiciaire à ce dossier qui, à ce moment, était déjà ouvert depuis vingt ans. Malheureusement, ce n’était pas le point de vue de la compagnie d’assurance qui s’est alors pourvue en cassation. La partie adverse avait en effet remarqué que le juge de la cour d’Appel de Mons avait commis une erreur dans son jugement : dans le décompte des indemnités, il nous attribuait indûment une somme de 450.000 francs que nous n’avions pas demandée. Un an plus tard, cette partie du jugement a été cassée et, le 26 février 1997, une nouvelle décision de la cour d’appel a fixé le montant définitif des indemnités à 2.276.349 – 450.000 francs, soit 1.826.349 francs.
- Et donc, vous avez reçu cette somme ?
- Ce n’est pas si simple! En mars 1977, en avril 1981 et en mai 1982, la partie adverse nous avait versé des provisions sur indemnité à concurrence d’un montant total de 2.000.000 de francs. Ce montant était estimé sur base d’expertises qui établissaient que mon épouse devait déplorer un taux d’invalidité de 42%. Cette rentrée a été bien été utile pour les frais médicaux qui n’ont jamais cessé depuis. Mais elle ne compensera jamais qu’une mineure partie du manque à gagner causé par l’accident. Notamment, ma femme a dû prendre de nombreux congés de maladie et elle a finalement été amenée à interrompre prématurément sa carrière professionnelle : elle n’avait plus la force physique et psychologique nécessaire… Nous, on pensait que la compagnie d’assurance avait fait un geste dans la mesure où la responsabilité de son client ne faisait aucun doute. Mais, plus tard, on comprendra qu’elle avait fait un très bon placement financier…
- Que voulez-vous dire par là ?
- Après la décision du 26 février 1997, j’ai fait un rapide calcul. Nous avions reçu 2.000.000 de francs, or in fine la somme due était de 1.826.349 francs. Il y avait donc un trop perçu de 173.651 francs. Pourtant, ce n’est pas cette somme-là que la compagnie d’assurance nous a alors réclamé mais plus de 1.500.000 francs belges! Nous avons contesté et une nouvelle bagarre juridique s’en est suivie qui vient seulement de se terminer, il y a quelques semaines, devant la cour d’Appel de Mons… Pour donner raison à la compagnie d’assurance. En finale, je vais devoir lui restituer l’équivalent en euros de 2.176.365 francs! C’est plus que ce que j’ai reçu ; Et comme je ne dispose pas de capital, j’ai du vendre le chalet où j’habitais auparavant.
- Par quel calcul savant en est-on arrivé là ?
- Le tribunal estime qu’à la date du 9 décembre 1993, j’avais droit à 1.826.349 francs et que cette somme devait être augmentée de 1.215.941 francs d’intérêts judiciaires puisque la procédure a duré de nombreuses années. Ce qui fait un montant total de 3.042.290 francs. Mais dans le même temps, la cour applique aussi ce raisonnement pour les 2.000.000 de francs que nous avions reçu en provision. Elle estime qu’à la même date du 9 décembre 1993, ces provisions ont produit des intérêts à concurrence de 2.493.978 francs. Traduction : pour la justice, nous n’avons pas reçu 2.000.000 de francs mais 4.493.978 francs. Nous devons donc 1.451.688 francs à la compagnie d’assurance, somme qui doit elle-même encore être augmentée d’intérêt à compter d’une mise en demeure qui nous avait été signifiée en 1999. Bref, on arrive à plus de deux millions de francs.
- N’y avait-il pas de moyen de négocier un accord plus juste avec la compagnie d’assurance ?
- Dans un premier temps, ce n’était pas possible. Elle ne voulait rien entendre. Après la décision de 1997, notre avocat nous a conseillé de contester la somme due et d’attaquer la responsabilité de l’Etat belge. En effet, c’est la lenteur de la justice et l’erreur d’un magistrat de la cour d’appel de Mons – les 450.000 indus dans la décision de 1993- qui sont à la base de cette aberration judiciaire. En mars 2001, alors que cette procédure contre l’Etat était encore en cours, notre avocat a changé de stratégie. Il a renégocié avec la compagnie d’assurance. Près de trente ans après l’accident, celle-ci était prête à accepter que nous lui remboursions finalement environ 300.000 francs. Nous avons bien réfléchi ma femme et moi et nous avons refusé ce compromis.
- Pourquoi ?
- Nous avons fait le bilan de l’accident et de ses conséquences. Un enfant mort. Un autre qui est gravement handicapé à vie : des suites de sa fracture du bassin, Jean-Luc marche comme un canard; Il ne peut pas porter plus de 5 kilos. Ma femme qui ne voit plus que d’un œil, a perdu son emploi. Elle se déplace avec beaucoup de difficultés et elle n’a même plus la force de faire son ménage. Et cela, sans compter les terribles problèmes psychologiques qui ont touché tous les membres de la famille. Ma femme a d’ailleurs pensé, à certains moments, qu’il serait préférable pour elle d’en finir avec la vie. Il y avait aussi tout le poids de cette longue procédure judiciaire, les frais d’avocat, les frais médicaux. L’attente interminable d’une solution… Le jugement de 1993 portait sur une somme initial de plus de 2.000.000. Et l’argent que nous avions reçu avait réellement servi comme indemnité, pas comme pécule de vacance ou comme placement financier! On a donc décidé de poursuivre le bras de fer jusqu’au bout et mener à terme le procès que nous avions entamé contre l’Etat belge. Mais finalement, ce procès-là nous l’avons aussi perdu.
- Si c’était à refaire ?
- Nous mènerions un combat identique. Car, ce que l’on ne saura jamais nous prendre, c’est notre dignité.