«1 personne âgée sur 5 estime être maltraitée!»
Un entretien publié dans l'hebdomadaire belge "Ciné-Télé Revue", le 12 janvier 2006
En Belgique, 20 % des seniors estiment être l’objet de maltraitances! Des chiffres qui font froid dans le dos… Et que déplore Anne Moreau, psychologue et coordinatrice du Centre d’Aide aux Personnes Agées Maltraitées (CAPAM) : «Cette violence prend des formes très diverses. Elle peut être physique, financière, psychologique… Mais ce qui caractérise surtout ces maltraitances, c’est le silence qui les entoure. Trop souvent les victimes n’osent pas parler, trop souvent aussi notre société ferme les yeux! Le sujet est encore très tabou, on n’en est qu’au début de la prise de conscience.»
- Dans notre pays, 1 personne âgée sur cinq estime être l’objet de maltraitance (*). C’est une donnée statistique plutôt interpellante !
- C’est énorme, en effet. Il en va de la maltraitance des personnes âgées comme d’autres questions de société, je pense par exemple aux violences conjugales ou aux enfants battus : le problème est là, devant nos yeux, depuis longtemps pour ne pas dire depuis toujours, et on ne le voit pas. Plutôt, on ne veut pas le voir. C’est trop dérangeant. C’est tabou…
- En matière de violence conjugale ou d’enfance maltraitée, il y a tout de même eu une prise de conscience au cours de ces dernières décennies…
- On en parle de plus en plus, c’est vrai. Des campagnes d’informations sont organisées, des structures d’aides existent. Et c’est fort bien. Par contre, en ce qui concerne les violences dont les personnes âgées sont victimes, beaucoup de chemin reste encore à faire. Je dirais qu’on est au tout début de la prise de conscience. Pour information, le Capam (Centre d’aide aux personnes âgées maltraitées) n’existe que depuis 1998. A l’époque, des professionnels actifs dans le domaine social et médical avaient constaté qu’il n’y avait aucune possibilité de recours spécifique pour les seniors victimes de maltraitance. Toute une souffrance, des tas de vécus difficiles n’étaient même pas pris en compte. Dans un tel contexte, il faudra donc encore du temps pour que l’ampleur du phénomène soit correctement appréhendée. Nous y travaillons. On fait des conférences, on édite des brochures, on conscientise les professionnels du secteur social et médical. Mais le plus gros chantier qui reste ouvert est celui de la sensibilisation des victimes elles-mêmes et de leurs proches. Il faut briser une certaine loi du silence et ce n’est pas chose aisée.
- Est-ce à dire qu’il y aurait beaucoup de victimes « consentantes » ?
- D’abord, il y a beaucoup de personnes âgées qui sous-estiment la gravité des maltraitances dont elles sont l’objet, voire même des personnes qui ne s’en rendent pas compte du tout parce qu’elles n’ont plus les capacités de jugement nécessaires ou parce qu’elles ont toujours évolué dans un milieu familial violent. Il y aussi nombre de victimes qui ont bien conscience d’être maltraitées mais qui hésitent à témoigner. Parfois parce qu’elles ont peur de représailles mais souvent aussi parce qu’elles décident de se résigner à leur triste sort en se disant qu’elles ont plus à perdre qu’à gagner…
- Comment cela ?
- Prenons l’exemple d’une personne âgée isolée qui est dépendante d’un de ses enfants pour faire ses courses et son ménage. Elle aura parfois tendance à fermer les yeux sur des comportements agressifs ou sur certaines dépenses non justifiées au motif qu’elle pense n’avoir, de toute manière, pas le choix. Qui s’occupera d’elle si elle met les pieds dans les plats ? En manifestant son refus de se faire insulter et escroquer, ne perdra-t-elle pas cette relation qui reste malgré tout très importante pour elle sur le plan affectif ? Ce sont des questions de ce genre qui paralysent. C’est pour cela que nous offrons d’une part un service d’écoute aux personnes âgées tout en leur garantissant l’anonymat si elles le demandent (lire aussi l’encadré). Parler avec des spécialistes, cela permet déjà de déblayer le terrain, de mieux se positionner. De trouver des pistes pour réagir, pour nouer un dialogue constructif avec la personne maltraitante. Avec l’appui de psychologues, d’assistants sociaux, nous leur offrons aussi des solutions concrètes. Par exemple, l’accès à divers services sociaux, comme l’aide à domicile, dont elles ignorent souvent jusqu’à l’existence.
- A entendre l’exemple que vous exposez, maltraitance n’est donc nécessairement synonyme de violence physique ?
- Loin de là. La violence physique existe bien entendu mais c’est une forme de maltraitance finalement assez marginale. A vrai dire, quand on examine les plaintes que nous recevons, c’est la violence psychologique qui domine largement le classement des mauvais traitements dont sont victimes les personnes âgées. Elle se manifeste sous la forme de dénigrements, d’injures, d’intimidations, d’infantilisations, de chantages. Dans certaines familles, on menace par exemple la personne âgée d’être placée dans un home où elle ne recevra aucune visite… Ce type de comportement place la vieille personne en situation d’angoisse et d’incertitude. Elle peut déboucher sur une profonde tristesse, un sentiment d’inutilité et d’isolement. Voire sur le suicide. La violence financière est aussi trop fréquente. Il s’agit de cas de personnes qui sont privées d’une partie ou de la totalité de leurs ressources (spoliation de biens, détournements de pension, ventes ou achats forcés, «anticipation» sur un héritage…). Ce triste hit-parade se poursuit par des omissions coupables, des négligences qui se matérialisent par des privations de nourriture, de soins corporels de base, de médicaments indispensables, de contacts sociaux… Certaines personnes se voient aussi dépossédées de leurs droits élémentaires de citoyen : elles n’ont plus leurs papiers, on contrôle leur vie sociale, on gère leurs biens sans leur accord, on ne tient plus compte de leur consentement aux soins…
- L’idée reçue voudrait que le plupart de ces abus se passent dans les maisons de repos ?
- En fait rien n’est plus faux. C’est clair qu’il y a parfois de la maltraitance dans les homes – un seul membre du personnel qui dysfonctionne peut-être à l’origine de beaucoup de souffrance- mais près de 70% des faits de maltraitance dont nous avons connaissance au Capam ont lieu en milieu familial et les auteurs sont le plus souvent des apparentés des victimes (enfants, frères, sœurs…).
- C’est assez effrayant !
- Ce l’est d’autant plus pour les victimes qui doivent non seulement supporter la maltraitance en tant que telle, mais aussi l’aspect moral de la situation : ce sont des personnes qu’elles ont aimées, qu’elles aiment encore, qui les font souffrir. C’est très déstabilisant. Dans le même temps, il faut aussi préciser que la plupart des «maltraitants» ne sont pas des bourreaux sadiques! Beaucoup d’entre eux sous-estiment la souffrance des personnes âgées. Souvent aussi, ils ont à gérer des situations de vie complexe. Il n’est pas toujours aisé pour une famille où l’homme et la femme travaillent à temps plein de s’occuper correctement d’une personne âgée dépendante. Il y a aussi d’autres facteurs de risque que l’on rencontre souvent : des cohabitations non désirées mais imposées par des facteurs d’ordre financier, des lieux de vie trop réduits où personne ne trouve sa place, des antécédents de violence intrafamiliale qui banalisent la maltraitance… C’est pourquoi nous offrons aussi des consultations gratuites aux personnes qui se sentent maltraitantes. Lorsque nous parlons avec elles, nous ne cherchons pas à les culpabiliser mais à les rendre plus responsables, en cherchant aussi des solutions à des problèmes pratiques qui pourrissent leur existence ou qui leur donnent une surcharge de travail intenable (recours à des aides à domicile et à diverses aides sociales). Encore une fois, nous garantissons l’anonymat.
- On a l’impression qu’autrefois les personnes âgées étaient plus respectées ?
- Peut-être que jadis les structures familiales étaient mieux adaptées dans la mesure où il était plus rare que l’homme et la femme travaillent à l’extérieur. Le discours sur la sagesse des anciens, leur expérience, leur compréhension des choses de la vie était aussi plus présent. Mais pour le reste, il faut se méfier des images d’Epinal. L’intérêt pour la maltraitance des personnes âgées est relativement récent et on constate que le milieu familial est le principal terreau des maltraitances. Autrement dit, dans le passé, on sous-estimait certainement le phénomène…
- Que diriez-vous à une victime qui se reconnaîtrait dans cet article ?
- Rappelez-vous que vous êtes une personne humaine, unique et que vous avez droit au respect de tous. Surtout n’acceptez pas l’isolement. Parlez de votre situation à un membre de votre entourage dans lequel vous avez confiance, à votre médecin traitant. Et surtout n’hésitez pas à nous appeler, nous sommes là pour vous aider. Il faut du courage mais cela en vaut la peine.
(*) : Selon la dernière étude statistique disponible. Elle a été réalisée en 1998 par le Ministère de l’Emploi et du Travail et de la Politique de l’Egalité des Chances. En 2004, il y avait 1.780.120 personnes de plus de 65 ans en Belgique. Ce serait donc plus de 350.000 personnes qui se sentirait concernées par des problèmes de maltraitance !