14 Septembre 2006
Questions à la Une (RTBF) pointe le retour de la «mafia des hormones»
Depuis juillet 1985, une loi spécifique interdit aux éleveurs et engraisseurs de bétail actifs en Belgique l’utilisation d’hormones de croissance (1). Une prohibition qui, quatre ans plus tard, a été étendue à tous les Etats membres de l’Union européenne. « Ce fut là une sage application du principe de précaution. Si l’on s’interroge encore sur la nocivité pour la santé humaine de certaines hormones, d’autres sont déjà réputées cancérigènes. La recherche scientifique à cet égard continue », explique le professeur Guy Maghuin-Rogister. Mais, comme vient de nous le rappeler le reportage de «Question à la une», cette prohibition a tout de suite causé un trafic de ces produits devenus frauduleux. Le plus inquiétant, à en croire notre consoeur Marie-Pierre Deghaye, c’est qu’après le reflux qui a suivi l’assassinat du vétérinaire Karl Van Noppen par la mafia des hormones au milieu des années ’90 (ndlr : lire encadré) il y aurait depuis peu une recrudescence de cette forme de criminalité. «Chiffres à l’appui, le nombre d’échantillons positifs aux hormones, saisis par la police fédérale au cours d’opérations de contrôle dans l’élevage et l’engraissement des taureaux a doublé en an», révélait notamment le magazine d’investigation de la RTBF.
«Même s’il font plus rarement la une de l’actualité, les trafiquants d’hormones sont toujours bien actifs», confirment en chœur Jan Van den Boeynandts et Philippe Robaer, respectivement commissaire et inspecteur principal à la «Cellule Nationale Hormones» de la Police fédérale. «Rien qu’en 2005, 127 contrôles fait chez des engraisseurs et autres marchands d’aliments se sont révélés positifs. Cela double en effet le score de l’année précédente». Inquiétant ? « Il ne faut certainement pas minimiser la portée de ces chiffres. Ils démontrent que les contrôles de l’AFSCA (Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire) et nos enquêtes policières sont plus que nécessaires. Mais, dans le même temps, il faut replacer ces données dans leur contexte» expliquent ces flics spécialisés. «2005 a été une année faste : en ayant abouti dans deux gros dossiers, notamment celui d’un grand marchand d’aliments pour bétail qui vendait des épices pour animaux provenant d’Espagne. Ce complément alimentaire avait été «amélioré» la dexaméthasone. Grâce à cette découverte, on a pu cibler plus précisément nombres de contrôles dans les exploitations où l’on avait recours – parfois de bonne foi - à ce complément alimentaire. Rien que dans cette affaire, une quarantaine de personnes ont été prises. Ce sont ces investigations fructueuses qui expliquent pour une grande partie le gonflement spectaculaire des statistiques.»
Le professeur Maghuin-Rogister se veut encore plus rassurant : « Lorsque l’on évoque un doublement des contrôles positifs, c’est un peu paniquant pour la population. Mais il faut voir de quels chiffres on parle. On est donc passé de 0,5 à 1% de contrôle positifs ? Fort bien, mais cela reste donc très marginal. Il faut comparer ces données avec la situation que l’on connaissait encore au milieu des années ’90, avant l’assassinat du Dr Van Noppen (Ndlr : lire encadré). A l’époque, on était à 60 ou 70% d’utilisation frauduleuse d’hormones dans les fermes ! Et il avait environ 30% de positifs à l’abattoir. C’était des données catastrophiques qui n’ont rien à voir avec celles que les contrôles actuels révèlent...»
Tout va-t-il donc pour le mieux dans le monde de la viande ? «Loin s’en faut ! Ne me faites pas dire cela», rétorque le professeur Maghuin. «Il y a toujours des dealers d’hormones de croissance et il y a toujours des clients.» Dans quelles proportions ? Il y a quelques semaines, Johan Sabbe, le magistrat gantois qui coordonne la lutte contre la mafia des hormones au niveau national, lançait une estimation dans un quotidien du nord du pays : 10% des bovins pourraient être actuellement traités aux hormones! Le conditionnel est cependant de rigueur car, de fait, personne n’est en mesure d’évaluer exactement l’ampleur du trafic.
En cause? L’ingéniosité sans limite de la mafia des hormones qui dispose de laboratoires assez performants pour mettre régulièrement au point des produits indétectables. « Il y a une partie des molécules qui échappent aux contrôles tels qu’ils sont organisés actuellement », confirme le professeur Maghuin. « Cela se passe exactement comme dans le domaine du dopage sportif. Certains athlètes dopés passent parfois à travers les contrôles simplement parce qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de les confondre. Dans le cadre de l’engraissement animal aussi, il nous faut compter sur le savoir-faire scientifique et technique très poussé de nos laboratoires pour démasquer les permanentes innovations des trafiquants. C’est une course-poursuite sans fin », précise le commissaire Van den Boeynants.
Les tendances du moment ? En termes de produits, il y a un peu de tout. L’année dernière, les contrôles positifs dans les exploitations ont mis en évidence l’utilisation d’environ 25 substances hormonales. Pas moins ! Et rien que leur nom fait déjà peur : fluoximestérone, algestone acétophénide, acétate de chlortestostérone… Il y a aussi les prohormones, soit des produits de synthèse qui ont pour vocation de favoriser le développement d’hormones naturelles chez l’animal. A charge ensuite pour les contrôleurs de démontrer à l’aide de test de laboratoire complexes que l’animal a été bel et bien été «poussé». Le mode d’administration évolue lui aussi : pratiquement fini la seringue. Aujourd’hui les fraudeurs utilisent notamment des implants qui proviennent essentiellement des Etats-Unis (Ndlr : pays où l’usage des hormones dans l’engraissement est toléré). « Ceux-ci sont introduits dans l’oreille et n’y laissent qu’une petite cicatrice quasiment indétectable. Les hormones synthétiques qu’ils contiennent se transforment ensuite en hormones naturelles », détaille par exemple le dernier rapport de la Cellule nationale Hormones. Une affaire déjà évoquée plus haut, celle des « épices espagnoles » traduit aussi la vogue actuelle pour les compléments alimentaires « améliorés ».
Une vraie mafia donc. Avec qui à la tête de la pyramide ? Sur le territoire belge, les enquêteurs de la cellule «Hormones» nous disent recenser dans leurs dossiers une bonne dizaine de «gros dealers» d’hormones. Il s’agit le plus souvent de récidivistes dont l’activité s’insère dans des réseaux internationaux. Et d’évoquer à titre d’exemple un dossier français qui a récemment impliqué certains de nos compatriotes. Il visait une exploitation d’engraissement qui comportait plusieurs établissements. Dans cette affaire, les bêtes étaient françaises mais leurs hormones de croissance provenaient de Suisse et de Belgique. Les gains illégaux de cette activité ont été estimés à 1.000.000 d’euros par an ! Et bien sûr, c’est là que se situe le mobile du crime : un bovin traité pouvant rapporter jusqu’à cinq cent euro de plus…
Alors, combien d’engraisseurs cèdent-ils à la tentation ? «Certainement pas une majorité ! Beaucoup d’entre eux ont pris conscience que s’ils jouaient à ce jeu-là, cela décrédibiliserait leur secteur d’activité. Les consommateurs ne veulent pas d’hormones dans leur viande. Si ces derniers devaient constater qu’une fraude de grande ampleur était mise en œuvre, les engraisseurs auraient beaucoup à perdre. En plus, les sanctions sont vraiment dissuasives. Il y a par exemple le statut H : soit l’interdiction de vendre du bétail pendant un an et le risque de destruction d’une partie du cheptel à l’engraissement. A cela s’ajoute aussi les amendes et les éventuelles sanctions pénales. On est donc plutôt confronté à un petit noyau dur de fraudeurs», veux-t-on croire tant dans le chef des enquêteurs de la police fédérale que du côté du professeur Maghuin. Lequel conclut sur une considération qui devrait nous inviter à consommer notre blanc-bleu-belge sans trop de scrupules : « Je vous assure donc que la viande que l’on mange actuellement est incomparablement plus saine que celle d’il y a dix ou vingt ans ! A l’époque, certains engraisseurs y allaient très franchement avec les hormones. La législation, les contrôles et les attentes des consommateurs n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Honnêtement, à l’heure actuelle, les gens devraient bien plus s’inquiéter de veiller à leur équilibre alimentaire pour préserver leur santé que de se préoccuper des éventuels résidus d’hormones qu’il y aurait dans leur viande ». Pas trop de frites donc avec votre steack. Et un peu de salade s’il vous plait !
(1) : Auparavant, l’utilisation d’hormones constituait déjà une infraction à la loi de 1921 sur l’usage de drogues mais une réelle politique de contrôle et répression dans le secteur de l’engraissement n’était pas mise en œuvre.
Trois balles à bout portant…
Le 20 février 1995, il est aux environ de 20 heures 15 lorsque l’inspecteur vétérinaire Karel Van Noppen est froidement abattu à deux pas de son domicile de Wechelderzande, en Campine anversoise. Trois balles dans le corps. Tirées à bout portant. Depuis 1988, Van Noppen faisait partie de la «Cellule Hormones» créée spécialement par la défunte Inspection vétérinaire (IEV) et il était déterminé à mener ses enquêtes jusqu’au bout. Devenu l’ennemi n°1 de la «mafia des hormones», il avait reçu plusieurs menaces et il les prenait très au sérieux : quelques jours avant son assassinat, il avait fait augmenter son assurance-vie. Au bout d’une instruction longue de plusieurs années, quatre hommes ont été condamnés à de lourdes peines de prison par la Cour d’assise d’Anvers : 25 ans pour Albert Barrez (l’exécutant), Carl De Schutter (l’organisateur) et Germain Daenen (l’intermédiaire) et la perpétuité pour l’éleveur de bétail Alex Vercauteren (le commanditaire). L’inspecteur dérangeant avait fait l’objet d’un «contrat» pour 15.000 euros. Si la mort de ce père de deux enfants a été le détonateur d’un renforcement drastique de la lutte contre l’utilisation d’hormones dans l’élevage bovin, onze ans plus tard, le combat contre les trafiquants est loin d’être définitivement gagné… Et il reste toujours périlleux pour les contrôleurs de l’AFSCA et les policiers qui se rendent sur le terrain. Dans son rapport d’activité 2005 qui sera prochainement rendu public, la «Cellule nationale Hormone» relate ainsi que «l’année dernière, une menace très concrète et grave a été proférée contre deux fonctionnaires de police à la suite d’une enquête judiciaire. Ceux-ci ont du bénéficier de mesures de protection particulières pendant une période assez longue». «C’est vrai qu’il y a des menaces mais on n’est pas non plus à Chicago du temps de la prohibition», explique l’inspecteur principal Robaer. «Les personnes impliquées dans ces trafics ont visiblement compris qu’il était contraire à leurs intérêts de se lancer dans des aventures sanglantes comme celle qui a conduit à l’assassinat du Dr Van Noppen. Aujourd’hui, les contrôleurs sont essentiellement confrontés à de la violence verbale, voire à des formes légères de violence physique et de vandalisme (rayures sur les véhicules, pneus crevés). Entre 1996 et 2005, la police fédérale a tout de même répertorié quelques 180 menaces faites à des contrôleurs et à des policiers…
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