Il y a 70 ans la bataille des Ardennes. Les civils belges dans la guerre (4)
Un reportage publié dans Paris Match (Belgique), le 4 décembre 2014.
« Un jour, en fin de journée, alors que le soleil luisait encore, nous avons senti la terre trembler », nous raconte Jean-Pierre Offergeld. « Nous sommes sortis de la cave, le ciel grondait du ronflement des forteresses volantes, lui aussi régulièrement traversé par la déchirure hurlante d’un avion en piqué qui mitraillait. Cela a duré le temps d’un cauchemar, suivi par le calme glaçant de la mort. Puis, nous avons vu au loin, vers l’est, le ciel s’obscurcir et s’élever un nuage de poussières duquel se sont détachés, pour arriver jusqu’à nous, des morceaux de papier noirci, brûlés et amenés par le vent sec. Saint-Vith était rasé de la carte du monde. Papa, qui y est retourné peu de temps après l’offensive, alors qu’il connaissait bien cette localité, nous a raconté qu’il n’y reconnaissait plus rien, même pas les rues. »
Les bombardements de l’hiver 44-45, dont on s’est parfois interrogé quant à leur utilité sur le plan stratégique, ont fait terriblement souffrir les populations civiles, détruisant des villes entières. Rochefort, Houffalize, La Roche, Malmedy, Trois-Ponts, Saint-Vith, et Stavelot se souviennent particulièrement de ces déluges de fer et de feu. Et bien sûr, de leurs morts, ces victimes collatérales qui se comptèrent par centaines, à une époque où l’on se préoccupait moins que les frappes aériennes fussent « chirurgicales » …
Pendant ces jours terribles de la bataille des Ardennes, certaines villes souffrirent bien plus que d’autres. Non seulement elles eurent à subir le retour des nazis, de leurs tueurs-pilleurs SS, mais ces localités connurent aussi de terribles bombardements et tirs d’artillerie visant à chasser la bête qui était revenue. Ce fut le cas à Houffalize, qui eut la malchance de se trouver sur un nœud de communication important et d’abriter beaucoup de munitions et de matériel allemands. Les bombardements commencèrent le 25 décembre 1944 pour culminer le 6 janvier 1945. A la mi-janvier 1945, la ville reprise par les alliés n’était plus que ruines et désolation : sur les 346 immeubles qu’elle comptait avant la contre-offensive allemande, 258 étaient totalement détruits et 78 étaient partiellement endommagés. Surtout, quelque 200 civils avaient été tués.
En 1993, l’historien d’Houffalize Alfred Dubru (« L’Offensive von Rundstedt à Houffalize », Editions Haut-Pays, Houffalize, 1993) racontait le jour le plus horrible en ces termes : « Le 6 janvier, de 3 h 25 à 4 heures, ce fut le grand bombardement, d’une violence inouïe, qui détruisit la ville entière. La veille, le 5 janvier au soir, deux familles étaient arrivées à la cave du presbytère d’Houffalize, fuyant les bois où elles habitaient dans des huttes en branches de sapin, souffrant du froid, de la faim, en danger constant à cause des obus que l’artillerie alliée envoyait constamment dans toutes les directions ; bref, fuyant de tous côtés comme des bêtes aux abois, dans la neige et en plein froid, avec des vieillards et des petits enfants.
Le 5 janvier à 11 heures du soir survint une famille de huit personnes de la ferme de Randoux, que les Allemands avaient livrée aux flammes. On était entassés les uns sur les autres. On se compta : 98 personnes et la plupart des enfants et des vieillards.
Le samedi 6, de grand matin, s’annonce un raid aérien, on commence le chapelet ; tout d’un coup, un fracas épouvantable qui perdure comme un roulement de tonnerre formidable ; la porte en haut de la cave est arrachée, de même que celle qui communique avec la cave non voûtée ; les soupiraux sont débouchés et laissent apparaître une lueur vive et lugubre ; on a l’impression d’un immense tremblement de terre ; tout s’écroule ; le bruit des toitures de l’église et du presbytère, enlevées par le déplacement d’air, est étouffé par celui des explosions, qui font penser à l’assaut d’une immense forteresse. Véritable vision de fin du monde ! Et pourtant, sauf les enfants qui crient “Jésus miséricorde !”, tout le monde reste calme ; la récitation du chapelet a cessé, mais l’on entend murmurer à part de nombreuses invocations ; on allait mourir… La plupart y pensèrent. C’est une demi-heure qui parut longue comme un siècle ; sans cesse des vagues d’avions déversaient des tonnes d’acier ; sans cesse, de formidables explosions ébranlaient tout.
Vers 4 heures, le vacarme prit fin. Après dix minutes d’accalmie, passées dans un silence impressionnant, une voix se fit entendre au-dessus de l’escalier : c’était Camille Jacqmin qui appelait à l’aide. Réfugié dans la cave du boucher Raveau, vers 3 h 20, Camille était sorti dans la ruelle lorsque, tout à coup, une lumière éblouissante environna la ville : des fusées lumineuses annonçaient le bombardement. Il rentra à grand-peine ; déjà, le souffle des premières bombes pesait sur la porte. Puis vint le fracas des explosions. Camille et ses compagnons priaient en silence et un soldat allemand fit cette réflexion : “En Allemagne, quand on bombarde, tout le monde hurle ; on ferme violemment les portes, on fait le plus de bruit possible ; mais vous, Belges, vous priez et restez calmes.”
Dès que le bombardement prend fin, Camille sort comme poussé par une force invisible et se rend à la tannerie Poncin. Un rescapé se jette dans ses bras en lui criant : “J’ai perdu toute ma famille ; il ne reste pas un vivant dans cet abri !” Arrivé à l’entrée, il trouve un homme coincé par la porte, le bras fracassé ; il n’y voit que des morts. Il court à l’écurie d’Henri Maréchal pour demander du secours : il n’y voit que des morts. A l’écurie Cawet, même massacre, on ne répond que par des plaintes. C’est alors qu’il vint à la cave du presbytère. A l’aube de ce jour funèbre, on se rendit compte du désastre qui avait frappé la ville d’Houffalize.»
Des années plus tard, dans les papiers du général George Patton, décédé prématurément en décembre 1945, on trouva un poème étonnant (2). Il témoignait du fait que ce militaire qui avait pourtant connu beaucoup de choses avait été impressionné par l’ampleur du désastre. Le libérateur de Bastogne écrivait en janvier 1945 : « Je n’ai jamais rien vu de comparable au cours de cette guerre. A mon avis c’est pire qu’à Saint-Vith », avant de poursuivre, inspiré : « Oh petite ville d’Houffalize / Nous t’avons vue gisant silencieuse / Au-dessus de tes rues escarpées et meurtries / Des avions volaient. / Dans la rue sombre ne brillait / Aucune damnée lumière / Les espoirs et les craintes de tout ton passé / Furent chassés en enfer la nuit dernière. » (Cité par Martin Blumenson, « The Patton Papers », Houghton Mifflin (T), Boston, 1974.)
En 1944, Suzanne Raveau n’avait que 12 ans mais elle n’a pas oublié les bombes, les premières en tous cas, celles qui tombèrent le 26 décembre sur Houffalize. « Nous nous étions réfugiés dans la cave de notre maison. Un nombre considérable de voisins nous y avaient rejoints. Mais rapidement, une connaissance est venue nous chercher : “Il faut partir tout de suite, ils lancent des bombes incendiaires, tout le quartier brûle.” On est partis dans la précipitation. Certains n’avaient pas de manteau, d’autres étaient en pantoufles. Sauve qui peut ! A un certain moment, nous nous sommes retrouvés devant un convoi de camions arrêtés que des chasseurs mitraillaient. On était un groupe d’une trentaine de personnes. Finalement, on a trouvé refuge, après des heures d’une marche périlleuse, à Bonnerue. »
Agée de 18 ans en 1944, Renée Dubru se souvient d’avoir vu disparaître sa maison et l’hôtel « La Vieille Auberge » que tenaient ses parents : « Nous avions évacué le 16 décembre. Revenant une première fois le 18, nous n’avions pu réintégrer notre domicile car un voisin nous avait prévenus de la présence de Degrelle dans les environs. Or, ces hommes cherchaient mon père pour le faire fusiller. Ma mère et moi, nous sommes retournées à la fin du mois. Et là, ce fut une vision terrible. Une bombe au phosphore était tombée sur notre maison et tout brûlait. En face, dans la rue, la plupart des maisons étaient en feu aussi. Je n’oublierai jamais cela, c’était impressionnant. Mais nous avons eu la chance de ne pas nous trouver sur place au mauvais moment… »
Après la guerre, Houffalize a été surnommée « la ville en bois » car, pendant le temps de la reconstruction, la plupart des gens de la petite ville vécurent provisoirement dans des baraquements. Malgré ces épreuves, Suzanne et Renée n’entretiennent aucun rancune. « Ces bombardements américains ont été terribles pour les civils mais, dans le même temps, il fallait bien faire déguerpir les Allemands. On en veut à la guerre, c’est tout ! »
Des villes comme Saint-Vith, La Roche, Rochefort ont également fait l’objet de bombardements intensifs pendant la bataille des Ardennes. Avec des conséquences similaires, Malmedy fut certainement encore plus malheureuse, elle qui fut soumise à une pluie de bombes par erreur à trois reprises, alors que des GI’s s’y trouvaient et qu’aucun Allemand ne devait en être délogé.
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