Bataille des Ardennes. Les civils belges dans la guerre (1)
Un reportage publié dans Paris Match (Belgique), le 4 décembre 2014
2500 morts collatérales
Quarante-cinq jours de terreur. Un déluge de feu dans le froid polaire d’un hiver maudit. Du sang, des larmes. Des crimes de guerre. Des morts qu’il faut compter par dizaines de milliers dans les rangs des combattants. Les chiffres ne sont guère précis, ils varient d’une publication à l’autre… Et des livres sur la bataille des Ardennes, dont on commémore actuellement le 70e anniversaire, il y en a des centaines. L’historien belge Luc De Vos avance que la contre-offensive von Rundstedt « coûte aux Allemands plus de 100 000 hommes (20 000 morts en plus des blessés et des disparus). Les Alliés, dont les Américains principalement, perdirent 85 000 hommes, ce qui représente quasiment la moitié des pertes américaines sur le front occidental pendant la guerre. En plus des blessés et des disparus, 19 000 Américains et 1 000 Britanniques sont morts.» (1).
Insistons, il ne s’agit là que d’estimations. Quand la guerre tue, elle ne calcule pas. Et après la guerre, souvent, les historiens militaires calculent mal. Que veut dire le vocable de « disparus » ? Or, des milliers de soldats, alliés et Allemands confondus, ont été classifiés dans cette catégorie lors du bilan de l’affrontement de l’hiver 44-45. Une cohorte d’hommes au sort ignoré qui, bien évidemment, doit gonfler massivement la colonne des morts dans les imprécises statistiques.
Mais encore, contrairement à ce qu’ont parfois laissé entendre des récits ou des films de fiction, cette terrible bataille ne s’est pas limitée à d’héroïques affrontements de militaires dans des forêts recouvertes d’un tapis de neige et des villes et villages en ruine, vidés préalablement de leurs habitants. Pas moins de 2500 civils ardennais, peut-être même 3 000, ont été tués et des milliers d’habitations ont été détruites. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas eu le temps de fuir. D’autres ne l’avaient pas cru nécessaire. C’est qu’à l’aube du 16 décembre 1944, quand la bête nazie fit son dernier sursaut, les civils furent encore plus surpris que leurs libérateurs américains.
Agé de 14 ans au moment de la contre-offensive von Rundstedt, Jean Lambert vivait à Horritine (Bastogne). Il nous dit : « Personne n’aurait imaginé cela ! Le retour des Allemands, c’était tout bonnement IMPENSABLE ! On était encore dans l’atmosphère de la libération intervenue en septembre. Pour nous, on en avait fini après quatre ans d’occupation. Et voilà que commençaient seulement les heures les plus dures de la guerre ! Tout est allé si vite. A peine prenions-nous conscience de cette volte-face qu’ils étaient là ! »
Comme la plupart des témoins que nous avons rencontrés, Jean Lambert se considère tel un chanceux, un privilégié, peut-être même un miraculé : « Des obus sont tombés à trois mètres de notre maison. Pour le même prix, toute la famille y passait. » D’autres étaient encore plus mal placés, tant il est vrai que durant ces horribles jours de l’hiver 44-45, dans certaines villes ardennaises, il était devenu quasi impossible de se protéger des pluies incessantes d’obus ! La Roche, Houffalize, Saint-Vith ou Malmedy ont particulièrement souffert de ces bombardements intensifs. Certains vécurent une éternité dans les caves. D’autres l’y rencontrèrent. Il y a aussi ceux qui n’eurent d’autre choix que d’errer au milieu des lignes, qui survécurent dans les bois, réduits à s’abriter dans d’inhospitalières huttes de fortune.
La faim. Le froid et l’humidité. La peur d’être à tout moment emporté par des balles ou un obus. Et la terreur ! Celle éprouvée par ces malheureux qui croisèrent la route de ces SS et collaborateurs, parangons de lâcheté, venus venger leurs échecs militaires sur des civils désarmés. Sans scrupules aucun, comme à Stavelot le 19 décembre 1944. Mettez-vous un instant à la place de Régine Grégoire-Heuzer. Cette femme s’est réfugiée avec plusieurs autres femmes et enfants (dont les deux siens) dans les caves de la maison Legaye. Des tueurs de la "1re division SS Panzer-Division Leibstandarte Adolf Hitler" délogent les civils, les rassemblent devant une haie et les abattent méthodiquement : 22 morts. Parce qu’elle parle un peu l’allemand, Régine et ses deux enfants échappent au carnage. Capturée pendant plusieurs jours, elle entend les tueurs qui se vantent des atrocités qu’ils ont commises.
En mai 1945, la Commission des crimes de guerre, mise en place par le prince régent de Belgique, relate l’un des horribles souvenirs de cette victime : « Un SS, qui s’était rendu dans le jardin de la maison Legaye, au lieu d’exécution, revint, en disant à ses camarades, devant Mme Grégoire, “qu’il y avait là un beau tas (de victimes) et qu’il serait encore plus beau demain”. Il ajouta que les corps remuaient encore, mais que ce n’était rien, que lorsqu’ils auraient saigné suffisamment, ils crèveraient. »
Dans l’Ardenne où se déroula la dernière grande offensive des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, les civils belges furent littéralement plongés dans l’enfer. C’est à leur histoire qu’est consacré ce supplément.
(1) Luc De Vos, « La Belgique et la Seconde Guerre mondiale », Racine, Bruxelles, 2004.
1 La terrible surprise
Cette terrible histoire commence par des scènes de liesse. Cette photo le rappelle. Elle a été prise le 10 septembre 1944 à Bastogne. Ce jour-là et les suivants, les femmes du Luxembourg belge auraient bien offert tous les baisers du monde à ces soldats qui avaient traversé l’Atlantique pour sauver le pays du joug de l’envahisseur nazi. Les enfants regardaient ces GI’s avec émerveillement, goûtant avec délice à leur chocolat et à leurs chewing-gums. Les résistants belges – et ils étaient nombreux dans les forêts d’Ardenne – pouvaient sortir de l’ombre. Les vieux, les jeunes, les femmes, les hommes, tout le monde participait à la fête, sortant des drapeaux aux couleurs des Alliés et de la Belgique, confectionnés dans le plus grand secret du temps de l’occupation. Civils comme militaires étaient convaincus que les Allemands ne feraient plus que reculer jusqu’à Berlin. Mais trois mois plus tard, le 16 décembre à 5 h 30, un déluge de feu s’abattait à nouveau sur l’Ardenne, annonçant une contre-offensive allemande que personne n’avait vu venir. La ligne de front allait s’étirer sur 120 kilomètres entre Echternach et Montjoie, et les combats allaient durer un peu plus d’un mois, laissant des cicatrices profondes dans la population civile.
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Les trois autres volets de ce dossier se trouvent ici :
Contrairement à ce qu’ont parfois laissé entendre des récits ou des films de fiction, cette terrible bataille ne s’est pas limitée à d’héroïques affrontements de militaires dans des forêts recouvertes d’un tapis de neige et des villes et villages en ruine, vidés préalablement de leurs habitants. Pas moins de 2 500 civils ardennais, peut-être même 3 000, ont été tués et des milliers d’habitations ont été détruites. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas eu le temps de fuir. D’autres ne l’avaient pas cru nécessaire. C’est qu’à l’aube du 16 décembre 1944, quand la bête nazie fit son dernier sursaut, les civils furent encore plus surpris que leurs libérateurs américains.
Pour en savoir plus, lire aussi cet entretien avec l'historien belge Francis Balace.