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Publié par Michel Bouffioux

Un article publié dans Paris Match (Belgique), le 4 juin 2015.

N’oubliez pas ! » : tel était le slogan qui s’affichait naguère au-dessus du pont de l’E42 à Grâce-Hollogne, à côté des regards innocents de Julie et Melissa, ces enfants qui auront définitivement 8 ans. Pourtant, j’ai le sentiment qu’on a tout oublié, à tout le moins qu’on ignore désormais l’essentiel de ce que fut cette affaire d’Etat, lui donnant parfois l’allure d’un fait divers. Un énorme fait divers, certes, mais un fait divers tout de même. Aujourd’hui, certains réduisent l’histoire de cet enlèvement et de ceux qui suivirent – An, Eefje, Sabine, Laetitia – aux actes d’un d’un monstre qui kidnappait, séquestrait et violait des gosses avec la complicité de sa « femme soumise » et de deux ou trois barjots. Une version réconfortante car, comme dans les fables de grands méchants loups, le mangeur d’enfants a finalement été mis hors d’état de nuire. Non par le chasseur, bien sûr. Mais par de bons policiers qui lui ont fait avouer ses crimes. Rideau.

En simplifiant de la sorte le récit de ce que fut « l’affaire Dutroux », il est tout à fait impossible d’encore comprendre le tsunami qu’elle provoqua dans la société belge. Comme si les 300 000 marcheurs d’octobre 1996 étaient descendus dans la rue pour se contenter de dire : « Non aux monstres ! »… J’imagine que les raisons de la Marche blanche doivent sembler bien indéchiffrables pour les moins de 25 ans. Mais pourquoi donc un pays tout entier s’est-il senti concerné, pourquoi plus par cette affaire que par une autre ? Tant il est vrai que dans les années 1990 – et cela n’a pas changé –, ce monde ne manquait déjà pas de drames horribles, de faits criminels sordides, de misère et de malheurs, enfin de toutes ces matières que nous, les journalistes, nous malaxons au nom du droit de savoir. Pourquoi donc ce dossier Dutroux interpella-t-il plus que tout autre ? On peut évoquer le caractère horrible des crimes commis par un psychopathe et le fait que ses victimes étaient des enfants sans que cela soit suffisant à expliquer ce que fut cet inédit émoi des Belges.

Ce sentiment d’empathie exceptionnel pour le combat mené par les parents des enfants disparus s’est construit dans l’inconscient collectif avant même que l’on interpelle une ordure et ses complices; il s’est nourri de ces mois qui ont précédé les arrestations d’août 1996, de ce temps affreux où les visages de Julie et Melissa trouvaient plus facilement place sur de petites cartes distribuées par des bénévoles que dans les pages de la presse nationale. Pour comprendre ce qui a conduit les marcheurs blancs dans les rues de Bruxelles, il faut aussi n’avoir pas oublié les dysfonctionnements policiers et judiciaires, cette époque où les disparitions d’enfants étaient traitées avec une certaine inhumanité institutionnelle, comme des faits divers d’une importance relative.

Se souvenir, certes. Mais tout passe, tout casse, tout lasse. Le temps efface les traces. Et les témoins disparaissent. Le 24 juin 1995, Julie et Melissa ont été enlevées près d’un pont qui ne ressemble plus à ce qu’il était à l’époque. Elles avaient emprunté une rue qui, bientôt, sera supprimée pour cause de réaménagement urbain ; ce chemin de Fexhe où elles avaient été aperçues, rentrant dans la voiture d’un inconnu, par une vieille dame qui n’est plus, tandis que la maison où elle habitait a été abattue. L’enlèvement s’est passé non de loin d’une stèle qui nous rappelle le souvenir de Julie et Melissa. Mais là encore… Ce monument risque, lui aussi, un jour, de devenir inaccessible parce qu’il se situe en zone de développement de l’activité aéroportuaire de Bierset.

Il reste la mémoire de ceux qui étaient là. Et moi je me souviens très bien. De tout. Des horreurs et de l’injustice. Comment oublierais-je l’été 1995 et les mois qui suivirent ? Comment pourrais- je rester silencieux, même vingt ans plus tard, alors que les années écoulées n’ont rien effacé de l’effroi que je ressentis en écoutant les appels désespérés des parents de Julie et Melissa ? Déjà, c’était le temps du déni… D’emblée, à vrai dire, ce fut le temps du déni. Et au fond, c’est tellement logique qu’on y soit revenu en 2015.

Je me vois dans la maison de Grâce-Hollogne face à Carine et Gino, Louisa et Jean-Denis. Ensemble, ils crient leurs inquiétudes, s’adressant à la conscience de ceux qui ont encore le pouvoir de changer le cours des choses : « On ne fait pas tout ce qu’il faudrait pour retrouver nos enfants, on les recherche comme si le temps ne comptait pas, comme s’ils étaient déjà morts. » Début décembre 1995, je reviens encore dans cette maison où les Russo me disent : « C’est évident que nous conservons l’espoir de retrouver un jour Julie et Melissa ! Comment pourrait-on encore vivre autrement ? Tant qu’il n’y a pas de mauvaises nouvelles, nous voulons croire que les petites sont encore en vie... »

Et à ce moment, elles sont encore en vie ! Mais personne, ou si peu de personnes et certainement pas dans le milieu de l’enquête, ne veut l’envisager. A ce moment même, les petites filles de Grâce-Hollogne se trouvent à deux pas du centre-ville de Charleroi, enfermées dans une sinistre cache sous la « responsabilité » de Michelle Martin, la fidèle épouse et complice de Dutroux, lequel est emprisonné depuis le 6 décembre 1995 pour une affaire de vol. Mais elle ne les nourrit pas. Elle ne vient que pour ses chiens. Et ces paroles des Lejeune rejaillissent aussi : « On peut tout imaginer. Et si elles étaient quelque part en Belgique ? » me disent-ils quelques semaines plus tard. Quelques semaines trop tard, ils ne le savent pas encore. Nous sommes en juin 1996. Le 20 mars 1996, Dutroux est sorti de prison et, pendant sa captivité, Martin n’a rien fait, d’aucune manière, pour aider les enfants séquestrés dans la cave de Marcinelle. Le couple de pervers, ils en témoigneront tous deux, retrouve Julie et Melissa mourantes. Elles vont bientôt être enterrées à l’aide d’une pelleteuse à Sars-la-Buissière. Dans le même trou, Dutroux a jeté en novembre 1995 l’un de ses complices, sans doute le type qui, à la même époque, l’avait aidé à ensevelir An et Eefje, enlevées à la Côte belge en août 1995.

Je revis les heures passées à écouter les parents de Julie et Melissa. Cela se situe avant l’arrestation de Dutroux et quand je publie leurs paroles d’espoir, certains collègues me suspectent d’entretenir un égarement causé par la douleur. Ils raillent cet accompagnement sur une « voie sans issue » qui, comme aujourd’hui le chemin de Fexhe, disparaîtra certainement un jour dans la zone grise des affaires non élucidées. A ce moment, beaucoup de personnes dans les milieux judiciaire, policier et médiatique, mais aussi d’une manière plus générale dans l’opinion, ont déjà enterré les petites. Et ils l’ont fait bien avant qu’elles soient mortes.

Jusqu’aux arrestations d’août 1996, il est vrai que tous ceux qui laissent les parents crier dans le désert ont des circonstances atténuantes. La communication du Parquet général de Liège se veut tellement rassurante. Avec son air bonhomme, feu le procureur Léon Giet dément systématiquement les critiques des parents éplorés, sous-entendez « un peu à côté de leurs pompes ». Il ne faut surtout pas que la population pense un seul instant que, dans un tel dossier, tout n’est pas tenté, qu’elle puisse s’imaginer qu’une telle enquête serait potentiellement hypothéquée par un manque de rigueur.

Le bras de fer des parents de Julie et Melissa avec la justice dure quatorze mois. A cette époque, je croise parfois ces enquêteurs qui jouent au chat et à la souris avec les familles. Ne répondant pas aux nombreuses questions qu’elles leur posent. Ou alors de manière elliptique, énigmatique, voire contradictoire. Il y a de la morgue chez ces gens-là. De la suffisance dans leur attitude. Le nécessaire secret de l’instruction offre à certains flics un pouvoir dont ils abusent. Certes, deux ou trois gendarmes parlent plus aux parents, ils semblent plus humains. Il apparaîtra plus tard que ce sont ceux-là qui leur ont le plus menti. Insondable nature de l’homme, surtout de celui qui agit sous le couvert de l’uniforme.

Je partage encore l’indignation profonde des parents de Julie et Melissa me racontant leurs rares et traumatisantes rencontres avec la juge d’instruction. «Une femme qui fonctionne sous Windows», me dit Gino Russo. J’entends encore l’émotion teintée de colère qui traverse la voix d’une maman m’évoquant sa rencontre avec une substitute du procureur du Roi qui, à quelques jours de Noël 1995, vient de lui présenter de « sincères condoléances ».

Le temps passe dans la douleur. Les bévues et les mensonges de certains policiers s’accumulent. Après An et Eefje, et malgré la grande estime que porte l’état-major de la gendarmerie à son Bureau central de renseignement, malgré son envie de promouvoir sa « cellule disparition » récemment créée, les rapprochements pourtant évidents entre toutes ces affaires d’enlèvements ne sont pas faits ; en tous cas, ils ne débouchent pas sur l’arrestation de Marc Dutroux et consorts. Il faudra que le « monstre » soit livré sur un plateau au travers des témoignages d’une bonne sœur et d’un jeune homme ayant relevé partiellement le numéro de plaque de sa camionnette à Bertrix, le 9 août 1996, jour de l’enlèvement de Laetitia Delhez.

Août 1996, je suis en vacances au bord de l’Atlantique, près de La Rochelle. A peine arrivé, je reviens en Belgique, laissant mes enfants avec leur mère. Les larmes et les sourires mêlés des petites Sabine et Laetitia viennent de faire le tour du monde. Je me dis que l’homme arrêté, ce Dutroux, n’a pas la tête d’un monstre. D’autres noms tombent. Martin, Lelièvre, Nihoul. Je sursaute, j’ai déjà enquêté sur ce Nihoul en 1989. Je ressors le dossier, je réanime des contacts, je découvre les partouzes qu’il organisait, notamment au château de Faulx-les-Tombes. Mais ce que je retiens plus de ces jours-là, c’est mon arrivée chez les Russo, peu après la découverte des corps de Julie et Melissa. Il n’y avait pas de mots à dire, je n’en ai toujours pas à écrire. Etat de choc.

Mortes d’avoir été maltraitées, mortes d’avoir été violées, mortes d’avoir été affamées, mortes des crimes commis par une association de malfaiteurs, tout cela c’est vrai. Mais « l’affaire Dutroux », c’est encore autre chose. Julie, Melissa, An et Eefje sont aussi mortes d’avoir été oubliées. Non pas par leurs parents, mais par des institutions policières et judiciaires qui n’ont jamais géré les recherches comme il aurait fallu.

Aujourd’hui encore, il m’est impossible de penser à la découverte des corps des victimes sans me sentir mal. Les images m’insupportent, celles que j’ai vues notamment dans des fardes que je n’aurais pas dû ouvrir. Ce n’est qu’après ces découvertes macabres que l’on se rendit compte de l’ampleur du mal… institutionnel. Les parents qui avaient exprimé des craintes sur la bonne marche des enquêtes ne se doutaient pas qu’ils avaient pu avoir raison à ce point ! Comment auraient-ils pu envisager que, deux semaines seulement après l’enlèvement de Julie et Melissa, la gendarmerie disposait déjà du nom de Dutroux, de ses antécédents en matière de délinquance sexuelle et, en prime, de ses projets d’enlèvements, en ce compris sa volonté d’aménager des caches dans ses caves pour y loger ses victimes ? En réalité, d’assez d’éléments pour forcer immédiatement la porte de ce suspect avec un mandat de perquisition, ce qui, immanquablement, aurait débouché sur la découverte des petites !

Qui aurait pu imaginer que des officiers avaient préféré la « stratégie » d’observer les maisons de leur « cible » sans jamais y pénétrer, poussant l’imbécilité ou la perversité au point de se retrouver statiques, en août 1995, devant un immeuble où se trouvaient rassemblées Julie et Melissa, An et Eefje ? Ces jours-ci, on reparlera sans doute beaucoup de « la diabolique et introuvable cache » qu’avait aménagée Dutroux, ce chapitre incontournable de la fable du monstre de Marcinelle. On vous bassinera avec le gendarme Michaux qui passa à côté de ce lieu de détention inhumain par deux fois sans le mettre au jour, on vous rappellera ces « murmures » d’enfants qu’il entendit sans les attribuer à Julie et Melissa. Jeunes de moins de 25 ans, mais vous aussi les autres qui avez oublié, sachez surtout que les perquisitions bâclées de la gendarmerie furent très tardives. Que pendant des semaines tout à fait cruciales, il aurait suffi de rentrer avec des mandats dans la maison de Marcinelle. Que si les gendarmes l’avaient fait pendant l’été 1995, comme cela s’imposait, les activités criminelles de Dutroux auraient été interrompues dès ce moment et ses victimes seraient encore vivantes !

Vingt ans plus tard, comme à l’époque, c’est difficile à admettre, mais le terrible constat fondateur de « l’affaire Dutroux » n’est nul autre que celui-là : si la magistrature et les services de police avaient fonctionné correctement, Sabine et Laetitia n’auraient jamais été enlevées tandis que Julie, Melissa, An et Eefje vivraient encore. Aujourd’hui, elles seraient devenues femmes et oui, dans ce cas, elles auraient pu remercier l’Etat et les gentils chasseurs-fonctionnaires venus les libérer du loup.

Mauvais choix stratégiques, insuffisance de recoupements, occasions manquées, perquisitions mal exécutées… Le somme des erreurs est telle dans la première phase de « l’affaire Dutroux » qu’elle en demeure largement inexplicable. Les commissaires du Parlement fédéral qui ont travaillé pendant plusieurs mois sur ces dysfonctionnements, allant même jusqu’à se demander s’ils ne s’expliquaient pas par des « protections », ont certes formulé des hypothèses. On a fini par considérer que la juge d’instruction chargée du dossier « Julie et Melissa » avait manqué à la fois d’énergie et d’humanité, que le Parquet de Charleroi n’avait guère brillé par sa compétence et que la gendarmerie avait berné tout le monde en taisant des informations capitales pour s’octroyer la possibilité de mener une enquête parallèle.

Le mobile de la « gloriole » recherchée par la gendarmerie a ainsi été avancé : les pandores auraient voulu recueillir tous les mérites de l’arrestation de Dutroux dans le cadre d’un bras de fer avec la police judiciaire et la magistrature pour obtenir plus d’autonomie dans les enquêtes. On a aussi supposé qu’il s’était agi, dans le chef de ces « gendarmes fous », de planquer assez longtemps pour découvrir des clients, un éventuel réseau… Ayant révélé un bonne partie des dysfonctionnements de cette époque de « l’enquête », je dois vous avouer que je reste dubitatif. Quand on veut mener une action d’éclat, ne mise-t-on pas alors tous les moyens dont on dispose pour réussir ? Rien à voir avec cette pantalonnade, ce manque d’investissement et de sérieux.

Après plusieurs semaines d’observation des allées et venues devant les maisons de Dutroux, les gendarmes se sont donc retrouvés avec une piste inaboutie, exploitée dans le dos de la magistrate qui instruisait le dossier. En d’autres termes, avec un dossier pourri qui ne devait plus jamais sortir de la clandestinité et du mensonge. Lamentablement, la gendarmerie tenta de sauver l’affaire. Souvenez-vous des paroles des parents de Julie et Melissa en décembre 1995 : « Nous voulons croire que les petites sont encore en vie... » Au même moment, apprenant que Dutroux a été arrêté pour une affaire de vol par la police judiciaire, la gendarmerie de Charleroi fait des pieds et des mains pour rentrer dans ce nouveau dossier à sa charge aux fins d’obtenir du magistrat instructeur des mandats de perquisition dans la maison de Marcinelle. Elle y arrive, mais encore une fois, les indices sont mal exploités, des informations importantes ne sont pas échangées avec la police communale et judiciaire de Charleroi…

Ces erreurs et mensonges expliquent tout ce qui s’est passé ensuite. Le premier réflexe a été de cacher l’enquête parallèle de la gendarmerie, mais aussi les manquements de plusieurs magistrats carolos et liégeois. Un « chacun pour soi » parfaitement résumé par l’affrontement en direct du gendarme Lesage et de la juge d’instruction Doutrèwe devant la commission parlementaire télévisée. « Il y en a un de vous deux qui ment ! » : la réplique du président Verwilghen restera dans les annales, même si elle résume mal ce qui s’est passé à cette époque où tous les acteurs des dysfonctionnements ont un peu ou beaucoup menti.

Après le sauve-qui-peut des acteurs d’institutions discréditées devait venir le temps de la reconstruction. Las, après avoir bien débuté l’enquête, le juge d’instruction Connerotte s’est pris misérablement les pieds dans un plat de spaghettis et les Belges ont découvert le mot « dessaisissement », hésitant entre des manifestations de colère et d’indignation. Il y eut des ouvriers en grève, des pompiers arroseurs de palais de justice et in fine la Marche blanche… Très bien « gérée » par Jean-Luc Dehaene, le Premier ministre qui a reçu les parents au soir du 20 octobre 1996, alors qu’au mois d’août il n’était pas revenu de vacances après la découverte des corps enterrés par Dutroux.

On a promis une réforme de la justice, de la police et, de fait, des avancées essentielles ont eu lieu en matière de droit des victimes, tandis que la gendarmerie s’est fondue dans la nouvelle police fédérale. Mais sur le plan de la recherche de la vérité, on n’a plus avancé du tout. A vrai dire, tout ce que l’on sait de « l’affaire Dutroux » a été découvert dans les vingt-cinq premiers jours de l’enquête, du temps du juge Connerotte.

Et ce « savoir » est maigre, car il repose essentiellement sur les déclarations des personnes qui ont été arrêtées. Les circonstances de l’enlèvement de Julie et Melissa, celles de leur vécu à Marcinelle et celles de leur mort restent très mystérieuses. Exemple parmi les exemples, la question de la survie des deux petites dans la cache entre le 6 décembre 1995 et le 20 mars 1996. Malgré tous les efforts mis en œuvre par le juge Langlois pour la contourner, elle reste entière : impossible que les petites aient pu y survivre aussi longtemps sans sorties et sans ravitaillement. La détentrice principale des clés de cette énigme qui colle mal avec la thèse du pervers isolé est aujourd’hui en liberté : c’est Michelle Martin.

Des incohérences, des questions sans réponse, il y en a autant dans le volet An et Eefje. Là encore, l’instruction ayant tenté d’écrire un récit plus ou moins cohérent sur la base des déclarations souvent contradictoires de Dutroux et de Lelièvre. A vrai dire, le grand tour de magie de l’instruction du « dossier Dutroux » après l’éviction du juge Connerotte aura été d’éviter toutes les questions sans réponse, au travers de diverses techniques qui ont certes indigné les parties civiles à l’époque mais qui, finalement, sont passées comme des lettres à la poste.

Il y a eu le saucissonnage du dossier, l’ouverture d’un dossier bis et, surtout, la création d’un climat, à l’aide de quelques relais choisis dans la presse, pour rendre suspecte toute question sur les éventuelles complicités de Dutroux à encore rechercher ou sur l’implication de Michel Nihoul dans les enlèvements d’enfants. J’ai connu cette époque où l’on était qualifié du terme dénigrant de « croyant » quand on osait poser une question sur les failles de l’instruction menée à Neufchâteau.

Finalement, la grande idée de cette enquête imparfaite aura été de considérer que le vécu de captivité des victimes sauvées en août 1996 suffisait à expliquer celui des victimes mortes. Pas besoin de chercher beaucoup plus loin dans cette manière de faire assez abjecte.

Et pour couronner le tout, c’est Dutroux lui-même et ses avocats qui, plus tard, se serviront des lacunes de ce dossier-gruyère pour prendre à leur compte les questions restées sans réponse, se substituant ainsi de manière honteuse au questionnement entamé par les parties civiles, pour les caricaturer au nom de la recherche d’un réseau pédophile.

Que Dutroux lui-même fasse mine de chercher par quel réseau il aurait été employé n’est pas la seule des incongruités de cette affaire. On a parlé des erreurs inexplicables de 1995, du dessaisissement, des saucissonnages, de la création d’un dossier bis, mais il y a eu aussi les pistes fumeuses comme celle du satanisme, les fouilles dans les tunnels de Jumet commentées tous les soirs dans le poste par le major Boudin, l’apparition des témoins X, l’évasion momentanée du « monstre », la condamnation de l’avocat des parents de Julie et Melissa pour consultation de sites pédopornographiques… Le romancier qui aurait pondu une histoire pareille aurait été recalé par tous les éditeurs !

Au bout de tout cela, on ne savait toujours pas ce qui était vraiment arrivé à Julie et Melissa, pas plus qu’à An et Eefje, mais, après sept ans de réflexion, il fallait bien que procès se tienne. L’enterrement définitif de la recherche de la vérité a donc eu lieu au printemps 2004 à Arlon. Tout le décorum y était, c’est vrai. Mais moi qui connaissais ce dossier sur le bout des doigts et qui n’ai raté aucune audience, je suis sorti de là complètement écœuré. Je n’ai que trop constaté que beaucoup d’intervenants, avocats comme magistrats, avantagés par la crédibilité que leur confère leur fonction, ne connaissaient que très mal l’affaire. Oserais-je d’ailleurs confier l’anecdote étonnante que me raconta un confrère bruxellois ? Alors qu’il parlait avec le président de la Cour d’assises, celui-ci lui dit : « La série que vous avez publiée dans votre quotidien m’a beaucoup aidé à préparer ce procès. » Tout est dit.

Au bout de plusieurs semaines de débats n’apportant aucun éclairage nouveau sur les faits, cette reproduction à l’orale d’un dossier écrit qui était lui-même très insuffisant ne pouvait déboucher que sur une vérité judiciaire surréaliste. Et voilà donc que Dutroux était condamné pour avoir été le chef d’une association de malfaiteurs qui enlevait des enfants. Ses membres : Lelièvre et Martin. Quant à Nihoul, il était condamné pour avoir été le chef d’une association de malfaiteurs qui trafiquaient de la drogue, des documents d’identité et des voitures. Ses membres : Dutroux et Lelièvre. Les liens entre ces activités criminelles ? La justice a estimé qu’il n’y en avait aucun. Des questions ? Non, plus maintenant, c’est trop tard.

Le grand cirque d’Arlon pouvait fermer ses portes sur cette vérité judiciaire. Cette parodie de justice à laquelle les Russo ont eu raison de ne pas participer, n’ayant eu, finalement, qu’un rôle de communication, la délivrance d’un message en lettres grasses à la population : la justice a finalement bien travaillé et il faut tourner la page.

Après tant de dysfonctionnements, l’institution judiciaire avait, il est vrai, limité ses objectifs au minimum. A défaut de chercher toute la vérité, elle était si fière que le procès se soit déroulé sans couacs, et ce constat était censé effacer tout ce qui s’est passé auparavant. Comme à tous les enterrements, ceux qui ont assisté à la cérémonie se sont finalement retrouvés autour d’un verre. Après la dernière audience, il y avait du monde sur la terrasse de ce café dont j’ai oublié le nom, en face du palais de justice d’Arlon. Des avocats, des journalistes, surtout. On ressentait chez beaucoup d’entre eux un véritable soulagement. On riait, on buvait. Pour peu, on serait aussi allé danser sur les tombes des petites. Je me vois saluer timidement Sabine Dardenne. Que faisait-elle parmi ces loups ? Dégoûté, je me vois filant vers ma voiture, reprendre la route vers Bruxelles avec l’image de Julie et Melissa en tête. Je me suis dit ce soir-là que je n’écrirais plus jamais une ligne sur cette affaire. Sur ce point, je me suis trompé.

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Julie et Melissa : on ignore désormais l’essentiel de ce que fut cette affaire d’Etat
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M
Pourquoi ne pas imaginer que Julie et Mélissa ont bien été partiellement ravitaillées par Martin ? Et peut-être de nouveau torturées et violées par Dutroux à son retour de prison ?
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