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En quête d’origines

Cette enquête publiée dans Paris Match Belgique le 18 octobre 2018 est désormais en accès libre sur ce blog.

Pour lire l'article en format PDF, cliquez ici.

Depuis l’après-guerre, des milliers de femmes belges ont accouché sous X dans le nord de la France. Des mères de naissance et des enfants se recherchent.

Photo : Ronald Dersin.

Photo : Ronald Dersin.

Valérie vit en Belgique. Elle a 35 ans… Depuis vingt ans, une idée l’obsède : qui est cette femme de 15 ans qui lui a donné la vie « sous X » dans une maternité de Dunkerque ? Pourquoi l’a-t-elle abandonnée ? A-t-elle été contrainte ? Était-ce un rejet ? Une erreur de jeunesse ou un viol ? Les scenarios se font et se défont dans sa tête. Pas aisé d’être une « sans origines ». Ils sont très nombreux, ces adoptés nés d’une mère belge dans le nord de la France. En amont de leur difficultés existentielles, il y a des drames sociaux, des secrets de famille, l’implication militante et pas toujours désintéressée d’organismes d’adoption, de congrégations religieuses, comme dans le très interpellant film de Stephen Frears, « Philomena ».  Il y encore des récits de femmes sous influence, de filles « déchues » que l’on « cacha », que l’on encouragea à l’abandon et qui ne parvinrent jamais à oublier l’enfant qu’elles portèrent. Parfois des retrouvailles ont lieu. Parfois seulement…

Le 23 avril 1983, à moins que ce fut le jour précédent, le moteur de la Renault 4L se mit à ronronner. Au volant, se trouvait sans doute sœur Marie-Johanna, à moins que ce jour-là, il se soit agi de sœur Mieke ? Ce trajet-là, ces religieuses de la Congrégation « Kindsheid Jesu » le faisaient toujours à deux. Plusieurs centaines de fois leur véhicule emprunta ces routes. Les plus petites, autant que possible. Celles qui étaient naguère fréquentées par les contrebandiers. Départ de Lommel dans le Limbourg, direction Bruges. Ensuite cap vers le Nord de la France. Pour aboutir à Lille, dans les appartements d’une sage-femme, ceux de Jeanne R., boulevard Victor Hugo. Ou pour se rendre dans une maternité privée des environs de Dunkerke, par exemple à Malo-les-Bains.

 

Que pensait cette jeune fille de 15 ans assise sur le siège arrière de la 4L ? Était-elle paniquée alors que ses contractions avaient déjà commencé. C’était toujours comme cela lorsque les sœurs du foyer « Tamar » prenaient la route. De nombreuses femmes qui eurent à s’asseoir sur ce même siège d’angoisse en ont témoigné : le départ se faisait au dernier moment. Goût du risque ? Recherche d’adrénaline ? Inconscience de femmes déconnectées de la réalité de la chair ? Certaines voies sont impénétrables. L’inconnue de 15 ans comprenait-elle seulement tout ce qui allait bientôt se passer ? Mesurait-elle l’importance du papier qu’elle allait bientôt signer, ce document qui signifiait l’abandon de son enfant ? Était-elle consciente des conséquences juridiques d’un accouchement sous X ? On peut en douter car, là encore, beaucoup de femmes qui vécurent la même expérience témoignent d’un « conditionnement », de « mise sous influence », de « pressions des religieuses » mais aussi de « pressions familiales ». Ces histoires d’abandons témoignent d’une époque, de ses « non-dits », de ses conventions, d’un certain conformisme social.

Prenez le cas d’Anita. Pour cette femme qui habite dans les environs de Saint-Trond, cela s’est passé il y a 45 ans. Elle séjourna dans le foyer « Tamar » en 1973 : « Mes parents n’acceptaient pas mon état. Cela ne pouvait pas se savoir. Un prêtre leur a conseillé Tamar. Au sein de ce foyer, Sœur Mieke parlait beaucoup avec les jeunes filles. Dans un premier temps, je ne voulais pas abandonner mon enfant mais, au bout de quelques semaines, j’étais vraiment persuadée que c’était la meilleure solution. C’était du bourrage de crâne, de l’endoctrinement : ‘c’est mieux pour toi, c’est mieux pour l’enfant, c’est mieux pour tes parents. Des bonnes personnes sont intéressées par l’enfant. Son père sera un docteur !’ Un matin de juillet, les contractions ont commencé. On m’a fait une piqure. On m’a mise dans la voiture, direction Malo-les-Bains. La route m’a semblé interminable. 3 heures au moins. A mi-chemin, les deux sœurs se sont arrêtées pour prendre un café. Moi, je suis restée dans la 4L. Les contractions devenaient trop fortes».

 

A 23 heures 55, le 23 avril 1983, l’inconnue de 15 ans donna naissance « sous X » à une petite fille. Comme le veut ce genre de circonstances, cet enfant fut trois fois prénommé : « Claire, Sophie, Odile », le troisième prénom faisant office de nom. Cette jeune fille était tombée enceinte à 14 ans, ce qui veut dire qu’elle avait été victime d’un viol. Avait-elle bénéficié d’un soutien psychologique ou l’avait-on montrée du doigt ? S’était-on seulement contenté de la mettre à l’abri des regards indiscrets dans une congrégation religieuse ? Qui était ce « on » ? La famille ? Seulement la famille ? Le curé de la paroisse ? A moins qu’elle n’ait abouti dans cette machine à produire des enfants sans identité parce qu’un ecclésiastique pervers avait abusé d’elle ? Tous ces scénarios sont envisageables car ils ont tous existé.

Cheville ouvrière du « Groupe de travail sur les droits humains dans l’Église », le prêtre Rick Devillé nous parle d’une femme qui vint se confier à lui. Son parcours ressemble à celui de l’inconnue de 15 ans, à celui d’Anita : séjour à Tamar, accouchement à Dunkerke. C’est ce qui précède qui accroit le sentiment d’indignation. Devillé témoigne : « E.V. m’a raconté comment elle avait été violée par un prêtre du diocèse de Malines-Bruxelles. Cela s’est passé dans les années ’70. La victime avait 24 ans. Des années plus tard, les faits ont été reconnus par l’Eglise qui a indemnisé la victime ». Pas de poursuites judiciaires. Pour les fraudeurs du fisc, il y a les paradis fiscaux. Pour blanchir les crimes de certains délinquants en soutane, il y eut des foyers d’accueils pour jeunes filles « souillées ». L’enfer est pavé de bonnes intentions.

 

Comment s’est passé l’accouchement de l’inconnue de 15 ans ? Sans doute pas très bien. Comment aurait-il pu en être autrement ? Anita qui séjourna dans la même maternité qu’elle, la clinique Villette à Malo-les-Bains, n’en garde pas un bon souvenir : « Lorsque nous sommes arrivées, sœur Mieke m’a confiée aux bons soins d’une dame en me disant : « Voilà, c’est la sage-femme qui va s’occuper de ton accouchement. Cette femme parlait le flamand mais je ne me souviens pas d’une prise en charge réconfortante. Dans ma tête, j’étais encore une petite fille. Je dirais l’âge mental d’une fille de 12 ans d’aujourd’hui. Je me vois très seule dans un lieu inconnu ; En état de détresse, abandonnée comme l’enfant que j’allais abandonner. Avec des gens qui parlaient une langue que je ne comprenais pas ».

L’accouchement d’Anita fut douloureux : « Quand le bébé est venu au monde, une infirmière l’a déposé sur mon ventre. J’ai juste eu le temps de lui dire : ‘Ne sois pas inquiet, tout ira bien’. Et puis la sage-femme qui parlait flamand est entrée dans la pièce comme une furie. Elle a crié : « Non, c’est une naissance sous X ! ». On m’a aussitôt repris l’enfant, c’était brutal. A ce moment précis j’ai mesuré l’étendue de la tragédie : je ne verrais plus jamais mon bébé ! Je ne le voulais pas mais je n’ai pas su m’opposer à ma famille, à cet entourage, à ces sœurs si convaincantes. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à me défaire d’une certaine tendance à la soumission… Ma mère est encore en vie et je ne sais toujours pas lui dire ‘non’. Mais j’ai aussi ma part, mon sentiment de culpabilité. A l’effroi s’est parfois mêlé, malgré moi une sorte de soulagement. On m’avait tellement dit que l’abandon était ‘la’ solution… Mais cela n’a pas duré longtemps : c’était un mauvais ‘choix’ qui a détruit ma vie affective. Je ne pouvais vivre heureuse sans savoir où se trouvait mon enfant. »

 

Pendant longtemps Anita a cherché son fils né sous X et ce dernier, adopté par une famille française, la cherchait aussi. Cela a mis 32 ans mais ils se sont retrouvés (lire encadré)

C’est le genre d’histoire qui fait rêver « Claire, Sophie, Odile » : la fille de l’inconnue de 15 ans est aujourd’hui une mère d’une petite fille âgée de 5 ans. Nous l’appellerons Valérie. Cette femme nous reçoit « avec beaucoup d’espoir » dans sa maison du Brabant wallon. Bien sûr, elle a vu Philomena, le film de Stephen Frears. L’histoire vraie d’une fille-mère qui, avec l’aide d’un journaliste, parvient à retrouver la trace du fils qu’elle avait abandonné après avoir séjourné et accouché dans un couvent irlandais tenu par des religieuses qui donnaient les « enfants du pêché » en adoption à de riches familles américaines.

 

Valérie a été adoptée deux mois et de demi après sa naissance par un couple de la bourgeoisie francophone de Gand. Elle a eu une enfance « normale » si ce n’est la permanence de ce vide existentiel, ces trop nombreuses questions sans réponse : « J’aime mes parents adoptifs mais il faut que je sache d’où je viens. Connaître l’identité de ma mère biologique devient un enjeu crucial. Cela fait déjà 20 ans que la question me travaille. Je veux savoir ce qui s’est passé pour cette jeune fille de 15 ans. Il y a toutes sortes d’histoires possibles et c’est bien cela le problème : quand on ne sait rien, on imagine trop de choses. Savoir me consoliderait dans mon existence car je n’arrive pas à me départir d’un sentiment de rejet qui me fragilise dans toutes mes relations. Bon dieu, pourquoi n’a-t-elle voulu me garder ? Pourquoi n’a-t-elle pas pu me garder » ?

 

Sa mère adoptive l’accompagne dans sa recherche : « Quand elle avait 15 ans, Valérie souffrait d’anorexie. Il pouvait y avoir un lien avec la quête de ses origines qui avait commencé pendant son adolescence. Alors nous avons pris rendez-vous avec la religieuse qui avait organisé son adoption ; Sœur Geert vit à Gand, près de la cathédrale Saint Bavon. Je croyais qu’elle nous aiderait mais nous nous sommes heurtées à un mur. Elle a dit que la sœur de Lommel qui aurait pu identifier la mère biologique s’était engagée à la confidentialité et que, de toute manière, elle était trop vieille pour se souvenir. » Valérie garde un souvenir un peu différent de ce moment crucial : « Cette sœur savait très bien qui était ma maman biologique mais elle s’était ‘engagée’ à ne rien dire. Je suis partie de là en colère »!

 

Une expérience qui ressemble à d’autres. A Deinze, près de Gand, nous rencontrons Gerda, une autre « née sous X » d’une mère belge en France. Elle raconte : « Ma mère biologique est tombée enceinte à la suite d’un viol. En 1967, elle a séjourné Tamar et les sœurs l’ont conduite à Lille où son accouchement eut lieu au domicile d’une sage-femme, une certaine Jeanne R. A l’époque, c’était sœur Geert qui avait organisé mon adoption via une organisation dénommée « De Visserij ». Le lendemain de ma naissance, je me trouvais déjà dans les bras de ma mère adoptive en Belgique (ndlr : ce qui est illégal, le délai de réflexion accordé à la mère de naissance était de 3 mois à l’époque). Vers mes 21 ans, je me suis mise en quête de mes origines. Une assistante sociale de « De Visserij s’est renseignée auprès de sœur Geert qui lui a prétendu qu’il n’y avait aucune information concernant ma mère dans ses dossiers ». Quelques années plus tard, alors que ‘De Visserij’ avait fermé ses portes et que ses archives étaient devenues en partie accessibles, Gerda est recontactée… Son dossier comportait bel et bien des éléments d’identification permettant de retrouver sa mère.

Renvoyée elle aussi à ses angoisses par la peu empathique religieuse de Gand, Valérie a frappé à la porte des autorités françaises qui, depuis 2002, ont créé le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop). Les renseignements reçus septembre 2016 sont décevants. Elle n’obtient pas le nom de sa mère biologique. Catherine Lenoir, une chargée de mission lui écrit (Voir image ci-dessus) : « Il ne nous est pas possible d’accéder à votre demande. (…) Les recherches que j’ai entreprises auprès des responsables de la clinique Villette où vous êtes née, se sont révélées infructueuses. Il est juste indiqué que votre mère de naissance était âgée de 15 ans. (…) Le Conseil départemental du nord ne dispose d’aucun dossier vous concernant. (…) La lecture de votre jugement d’adoption par le Tribunal de la Jeunesse de Gand ne nous donne aucun renseignement permettant d’identifier vos parents de naissance, aucune information sur les circonstances et causes de votre abandon. Vous avez fait l’objet comme cela se pratiquait parfois à l’époque d’une ‘adoption directe’. Les intermédiaires mentionnés dans le jugement d’adoption indiquent que c’est la responsable de l’œuvre d’adoption Tamar située à Lommel en Belgique qui s’est chargée de votre placement. Cette œuvre est dissoute depuis longtemps et la Cnaop n’a pas été rendue dépositaire de ses archives ».

En quête d’origines

Faut-il comprendre que les sœurs sont immédiatement reparties avec le nouveau-né après l’accouchement ? « A priori, c’est comme cela que cela fonctionnait. La sœur d’une congrégation religieuse pouvait servir de relais entre la mère biologique et des parents adoptifs sans passer par les services officiels (assistance publique) ou par une organisation privée habilitée pour faire les adoptions» nous dit Catherine Lenoir. Était-ce une manière de procéder qui était encore « légale » en 1983 ? Réponse : « Normalement non mais il y a des cas à la marge. »
 

Il y a pourtant des documents officiels français concernant Valérie, tel ce jugement de décembre 1983 prononcé par un tribunal de Dunkerke qui désigne Marie P., une sœur domiciliée à l’adresse du foyer Tamar de Lommel. Le juge précise que sa décision a été prise à la suite d’un « conseil de famille ». Qui en faisait partie ? Mystère. Myriam Ganty de l’association « Retrouvons-nous » tempère l’espoir de trouver une piste de ce côté-là : « Ces conseils de famille, c’était souvent de la vaste blague. On y retrouvait parfois des membres des œuvres d’adoption privées ». Les dates du dossier administratif de Valérie interpellent : une tutrice désignée en décembre 1983 alors qu’elle vivait déjà chez ses parents adoptifs depuis juillet 1983 et ne sera officiellement adoptée qu’en juin 1984 (jugement du tribunal de la jeunesse de Gand).

 

Le Cnaop n’a pas été aussi utile qu’il aurait pu l’être à Valérie. C’est nous qui trouvons le fil suivant à tirer : il s’avère que les dossiers du foyer « Tamar » se trouvent archivés à Anvers dans les locaux d’une association dénommée « Adoptie Huis » ! Valérie se met en contact avec la directrice de l’association, Iris Vandenborre. L’espoir renaît. Elle trouve en effet quelques informations sur Valérie. Il y a bien un dossier ! Mais il ne contient rien qu’elle ne connaisse déjà. Montagne russe. Mme Vandenborre dit alors qu’il y a encore une carte à jouer. Contrairement à ce que croyait Valérie, sœur Geert n’est pas morte. Il paraît même qu’elle serait devenue plus avenante.

 

La directrice va donc interroger la religieuse… Oui, désormais elle veut aider mais, mais, mais… Elle dit ne plus se souvenir. Les espoirs de Valérie se résument aujourd’hui à peu de choses. Une prochaine rencontre qu’elle souhaiterait avoir elle-même avec sœur Geert, des test adn proposés par des associations comme « My ancestery » ou « My heritage » dans l’espoir de raccrocher sa vie à un arbre généalogique existant.

 

Et puis il y a cet article qui comporte sa date et son lieu de naissance. Et si sa maman biologique venait à le lire ?

Anita et Christophe se sont retrouvés après trente-deux ans

Photo : Ronald Dersin.

Photo : Ronald Dersin.

L’émotion est palpable. Ils ont besoin de se toucher, de se sentir proches l’un de l’autre. Ils ont besoin de cela encore plus que de mots. Anita, la maman biologique. Christophe, son fils. Trente-deux ans de séparation après une naissance sous X dans un clinique de Malo-les-Bains, la même clinique où naquit Valérie, toujours en recherche de ses origines. « Ma vie a été minée par le manque de mon fils », dit Anita. « On s’est retrouvés mais la douleur subsiste, car nous restons éloignés. Christophe vit dans le nord de la France, je vis à Saint-Trond en Belgique. Il faut expliquer aux jeunes femmes toutes les conséquences d’une naissance sous X, cette décision qui ne permet pas de retour, qui vous hante pendant toute une existence. J’avais 18 ans, je suis tombée enceinte d’un garçon de Bruxelles que je connaissais à peine. Mes parents ne l’ont pas accepté. Je n’ai pas su résister à la pression familiale, à celle de ces religieuses qui m’ont “cachée” pendant des mois. C’était en 1973, il y a une éternité sur le plan des idées, du “qu’en dira-t-on”. J’ai séjourné au foyer Tamar de Lommel pendant plusieurs mois. L’hébergement était payé par mes parents et par mon travail. Des petits boulots que les soeurs nous donnaient et qui étaient payés 250 francs (environ 6,25 euros, ndlr) par mois. »

Christophe est né un 4 juillet et il a été confié aux bons soins d’une famille adoptive dans les environs de Lille. C’est aujourd’hui un grand gaillard de 45 ans avec plein de larmes dans les yeux quand il parle de son histoire. Quand il se souvient du gosse de 10 ans qui apprend qu’il n’est pas le « vrai » fils de cette femme et de cet homme qu’il aime, quand il pense à cet ado en recherche, à ce jeune adulte de plus en plus curieux de ses origines qui posta des annonces sur internet comme autant de bouteilles à la mer. Un jour, Myriam de l’association « Retrouvons-nous » constata que son appel correspondait à celui lancé en parallèle par une maman de naissance en Flandre. Elle mit Anita et Christophe en relation : ils se cherchaient mais pas sur le même site, pas dans la même langue. De leurs retrouvailles, en 2005, ils gardent le souvenir du regard, d’un silence, de s’être longuement serrés dans les bras. Les paroles se sont envolées. « Cette histoire n’a rien changé à l’amour que je porte à mes parents adoptifs », témoigne Christophe. Il appelle sa mère de naissance « Manita ». D’elle, il dit avoir hérité d’un certain optimisme, d’une envie de sourire à la vie. Mais son statut d’adopté l’a fragilisé : « Je vis dans la peur d’être abandonné par les gens que j’aime. J’ai besoin d’en faire plus que les autres pour être aimé. »

« Si, par bonheur, tu me lis… »

Photo : Ronald Dersin.

Photo : Ronald Dersin.

Anne-Chantal garde un souvenir prégnant de sa petite enfance. Chaque année, avec ses parents et son frère, elle se rendait dans une grande bâtisse en région anversoise pour aller dire bonjour à une dame. « C’était la femme qui avait organisé notre adoption. Je garde en mémoire une image qui m’a traumatisée : celle d’enfants parqués dans des lits à barreaux, tendant les bras pour qu’on les prenne. » Ce n’est évidemment pas par hasard si Anne-Chantal a transformé sa propriété, dans les environs de Spa, en une véritable arche de Noé. Elle y abrite des animaux qui ont vécu des moments difficiles, ses « rescapés » : 7 chevaux, 9 poneys, 4 chats, 3 chiens, des canards, des poules, 2 ânes, une chèvre et un cochon vietnamien. Et dans son refuge, des enfants en souffrance, des enfants qui ont été abusés, des enfants handicapés, des enfants autistes viennent chercher un contact apaisant avec la nature. Comme d’autres parmi nos témoins, elle est née à Malo-les-Bains, à la clinique Villette. Cela s’est passé le 29 mai 1963. « C’est tout ce que je sais de mes origines. Mes démarches en France n’ont rien donné. L’organisme d’adoption privé qui est intervenu dans mon dossier me dit qu’il ne sait pas m’aider, que ses archives ont été détruites dans un incendie

Anne-Chantal va écrire au Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop), un organisme créé en France à la suite de la souffrance exprimée par de nombreuses personnes nées sous X après la guerre. Spécialisée dans les affaires de personnes disparues, la journaliste Patricia Fagué est peu optimiste quant à l’aide que l’on peut attendre de cet organisme officiel : « le Cnaop, dirigé par des partisans de l’accouchement sous X, est souvent de peu d’utilité. J’en fais la démonstration dans mon livre au travers de cas concrets. » Mais Catherine Lenoir, chargée de mission au Cnaop la contredit : « Si une demande d’un adopté et d’une mère de naissance se croisent, on fait le lien. Si une demande est introduite seulement par un enfant et que l’on peut localiser la maman, on demandera à cette dernière un accord préalable pour organiser des retrouvailles. » Anne-Chantal jugera sur pièce l’aide qu’elle recevra ou pas. En attendant, elle a écrit ces mots destinés à de sa maman, qu’elle ne connaît pas : « Je te remercie de m’avoir portée et faite telle que tu m’as faite. Mais au fond de mon coeur, en vérité, la question qui me ronge de plus en plus est : “Pourquoi m’as-tu abandonnée ?” N’étais-je pas bien assez pour que je mérite que tu me gardes ? A qui est-ce que je ressemble ? Pourquoi ai-je été attirée par une vieille guitare au fond du grenier ? De qui ai-je hérité de cet amour de la nature et des animaux ? Avec les années, je suis obligée d’admettre que cette blessure a mis en péril mes relations amoureuses en me faisant constamment douter de moi et des sentiments de l’autre à mon égard, en nécessitant une dose d’amour surdimensionnée que seuls les abandonnés peuvent ressentir. Ces échecs sentimentaux m’ont poussé à refuser les sentiments et à m’isoler dans un monde que je me suis créé dans la nature, entourée d’animaux et d’enfants. Si par bonheur, tu me lis, s’il te plaît, explique-moi ! »

Anne-Chantal a 55 ans. Sa maman adoptive est petite. Elle est grande. Sa fille est blonde aux yeux bleus, elle et le père de l’enfant sont châtains avec des yeux foncés. Ce qui lui fait penser que sa maman aurait pu être originaire d’un pays nordique…

« J’espérais que tout deviendrait normal »
 

Photo : Ronald Dersin

Photo : Ronald Dersin

Rita ne connaissait rien des hommes et elle ne connaissait rien de la vie. Dans l’internat où elle séjournait, des religieuses la préparaient à entrer dans les ordres et ne lui avaient parlé que du sexe des anges. A 18 ans, la jouvencelle sortit pour la première fois. C’était à un bal dans son village, près d’Anvers. Un homme plus âgé dansa avec elle. A minuit, comme dans un conte mais sans carrosse, Rita rentra chez ses parents. Bien informé, son père lui reprocha d’avoir « flirté » avec un homme marié. Il lui interdit de le revoir, ce qui conféra au mâle un statut de prince charmant. Elle le revit. Il lui dit qu’il était en instance de divorce. Elle fut séduite. Arriva ce qui devait arriver, mais Rita ne l’avait pas du tout anticipé : « Ce qu’il m’a fait, la manière dont il me l’a fait, aujourd’hui, on qualifierait cela de viol. Mais à l’époque, je ne savais pas, je ne savais rien, j’étais soumise et ignorante », nous dit-elle devant un cappuccino sur une terrasse à Anvers, presque cinquante ans plus tard.

 

Rita va avoir 18 ans et elle est enceinte. Un drame pour ses parents, mais le courroux est encore plus important dans la famille du géniteur. « Des notables. Ils possédaient la moitié du village. Aux yeux de Rome, leur fils n’était pas encore officiellement divorcé et sa relation extraconjugale ne pouvait être dévoilée. Alors, ils ont pris les choses en main. Ils en avaient les moyens. On m’a installé dans un petit appartement à Malines. J’y ai vécu sous surveillance étroite. Finalement, je ne pouvais plus sortir, sauf pour voir ma mère une fois par semaine. Je n’ai pas trouvé les mots pour m’échapper de là. On m’a fait signer des papiers en français que je ne comprenais pas. J’acceptais d’abandonner mon enfant. Après l’accouchement, totalement sous l’influence de ma belle-mère, j’ai accepté de faire croire à mes parents que le bébé était mort-né. Les papiers du divorce étaient arrivés et j’ai accepté de vivre avec le “père”. J’espérais que tout deviendrait normal. Je l’ai imploré qu’il accepte de reprendre notre bébé, mais il ne voulait rien entendre. Après trois ans de disputes incessantes, je l’ai quitté. J’ai alors vécu avec l’espoir qu’un jour mon fils me retrouve. Lorsqu’il m’a enfin écrit, Eric avait déjà 43 ans. Le temps perdu ne peut être rattrapé, mais nous avons tout de même réussi à construire une belle relation. J’ai une petite-fille. »

 

Que faire d’une telle histoire ? Comme pour compenser une culpabilité, Rita s’est engagée dans diverses associations humanitaires au cours de sa vie. Dans sa commune, elle dirige le Cpas . Elle fait partie de Mater Matuta, une association flamande qui défend la cause des mamans de naissance et des enfants adoptés qui se cherchent. « Nous avons obtenu que le Parlement flamand s’empare de cette question de société qui concerne plusieurs milliers de personnes. L’Eglise catholique a présenté des excuses, car il a été démontré que certains de ses serviteurs avaient exercé de véritables mises sous influence pour conduire des jeunes filles à l’acte d’abandon. »  Mais un tabou reste entier dans ces dossiers d’adoption : combien coûtait un enfant ? Les témoignages sont divers. « Rien » selon certains adoptants, jusqu’à quelques milliers d’euros selon d’autres. « Difficile de savoir », confirme Rita. « Beaucoup de familles n’ont pas payé à la “réception” de l’enfant mais, dans beaucoup de récits, il est question de dons annuels faits à des œuvres. »

« Un mécanisme parfaitement huilé »

Les naissances sous X font aussi débat dans l’Hexagone. Dans un livre qui vient de paraître, « Né sous X, enquête sur un scandale français », la journaliste Patricia Fagué dénonce « le mécanisme parfaitement huilé employé par les oeuvres d’adoption et les maternités catholiques pour satisfaire le lobby adoptif. Un circuit qui consistait à démarcher les futures mères, à les inciter à l’abandon, puis à les faire accoucher sous X dans des lieux tenus secrets, tout en violant leur droit à revenir sur leur “décision” dans le délai imparti, pour ensuite vendre leurs enfants avant de détruire les dossiers les concernant. Le tout avec la complicité de l’Etat, de l’Eglise, du corps législatif et médical. »

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