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Publié par Michel Bouffioux

Un article publié dans l'hebdomadaire Paris Match Belgique, le 12 décembre 2019

Le magicien des mots vit dans une commune du sud de Bruxelles, tout près de la forêt de Soignes. Photo : Ronald Dersin

Le magicien des mots vit dans une commune du sud de Bruxelles, tout près de la forêt de Soignes. Photo : Ronald Dersin

Dans « Andropause », un texte qu’il a écrit avec Myriam Leroy, Bruno Coppens dévoile ses questionnements d’homme de « presque 60 ans » qui en est à sa cinquième coloscopie, un divorce, trois enfants, deux petits enfants qui doivent l’appeler « Happy » plutôt que « papy », qui croit que la Belgique lui survivra, qui utilise encore une ligne de téléphone fixe et qui ne prend plus les transports en commun, craignant qu’un jeune lui fasse l’affront de lui céder sa place. Alors que l’âge avance, reviennent, inexorables, les vagues du passé et cette amusante introspection (tous les soirs au Théâtre Le Public à Bruxelles, jusqu’à fin décembre et au Wolubilis en juin prochain) lève le voile sur les pages d’une enfance vécue dans une famille bourgeoise, où il apprit l’amour et les blagues, mais aussi l’art de s’accommoder de ce petit poison jésuitique dont le symptôme est un sentiment permanent de culpabilité.

Pour lire l'article tel que publié dans Paris Match, suivre ce lien (format PDF)

Avant de nous rendre chez Bruno Coppens, nous voici sur un moteur de recherche, demandant à cette omniprésente et omnisciente intelligence artificielle de nous donner quelques tuyaux sur « l’homme de 60 ans ». Le tragique de la question n’apparaît pas tout de suite. Quoique. Un lien conduit vers un site de vente par correspondance, lequel conseille divers objets qui sont supposés correspondre à la cible. Par exemple, des t-shirts vintage,marqués « 59 », portés par des types trop minces et encore dopés, les salauds, par un trop-plein hormonal. Ces gars-là ne doivent pas avoir plus de 30 ans ! On suggère des tabliers de cuisine labellisés « soixantenaire », puis l’inévitable mug que personne ne voudrait jamais recevoir. Il porte la mention : « Il a fallu 60 ans pour  evenir aussi génial et presque parfait. » Vite, fuyons… Mais vers où ?

D’autres sites proposent d’offrir à l’homme de 60 ans un « box méditation et sophrologie ». Et si cela ne suffit pas, ces commerçants en ligne mettent à disposition une solution plus radicale : le coffret de verres à whisky. Bien sûr, il y a aussi des articles de réflexion sur la « crise de la soixantaine ». Des psychothérapeutes expliquent qu’elle aurait remplacé celle de « la quarantaine » dans une société où l’on vit – ou survit, cela dépend des moyens – plus longtemps. En évidence aussi, un article du Monde qui n’améliore pas l’image des hommes en cette époque où, légitimement, on « balance les porcs ». Son titre ? « A 60 ans, l’homme fout le camp. » Comprenez que beaucoup de mâles de cet âge-là, en quête d’une dernière danse, ne sauraient résister à envoyer balader leur partenaire. Ensuite, l’IA nous mène vers diverses zones d’inconfort médical : la presque inévitable arthrose, la prévention du cancer colorectal, la prostate en délicatesse, les pertes de poils et de muscle, la fatigue liée à l’andropause qui, parfois, aurait des conséquences sur l’humeur… Rien que du réjouissant !

« Faut-il être attentif à ne pas vous poser certaines questions, monsieur Coppens ? »

Pour certains hommes, l’andropause est cause d’irritabilité. C’est donc avec prudence que nous abordons l’artiste, craignant de tomber sur un ours alors qu’il nous ouvre la porte de sa tanière, quelque part au sud de Bruxelles, dans l’un de ces quartiers où les bobos se ruinent pour vivre, en gros pull, près de la forêt de Soignes. « Faut-il être attentif à ne pas vous poser certaines questions, monsieur Coppens ? » Son éclat de rire est déjà une réponse convaincante. Il ajoute : « Vous pouvez y aller franchement ! Je vis très bien mon âge et les symptômes que l’on décrit sur les sites en ligne, je ne les ressens pas. J’avais déjà fait un spectacle pour revendiquer mes 50 ans. Pour mes 60 bougies, qui, je le précise, ne devront être soufflées que dans quelques mois (NDLR : il le fera sur scène, les 4 et 5 juin 2020 à Wolubilis), je récidive. Je dis sus à la morosité, aux petites stratégies pour mentir sur l’âge pour des questions d’image. Affrontons cet état de choses, disons-le ! Je suis convaincu que cela donne de la force. Et peut-être aussi de l’envie et de la joie, car je ne réponds pas qu’à mes petites angoisses, je m’adresse aussi à mes “confrères d’âge” en étant résolument positif. »

Bruno Coppens : « On dit qu’il faut rire de tout, un peu tous les jours, et c’est parfaitement exact. » Photo : Ronald Dersin.

Quelques jeux de mots fort peu « proctocolaires »

Même pas la rate qui se dilate, l’épigastre qui s’encastre, voire un thorax qui se désaxe ? En première analyse, Coppens nous stresse. On croirait rencontrer un homme comme ceux qu’on raconte dans les magazines. Mais finalement, non ! C’est un mec comme tous les autres : « Oui, bon, c’est vrai. Je prends plus de médicaments qu’auparavant. Des anti-inflammatoires parce qu’à force d’écrire, d’être des heures devant un écran à mixer les mots, l’arthrose s’installe dans les mains, dans un coude. Mais il n’y a pas de quoi s’en faire. » Tous les soirs au Théâtre Le Public, virevoltant, sautant dans tous les sens, dansant et parlant de lui avec autodérision, l’artiste admet aussi quelques tours de reins et cinq coloscopies. Lesquelles le conduisent d’ailleurs à formuler quelques jeux de mots fort peu « proctocolaires », lorsqu’il raconte ses rencontres improbables en situation fort inconfortable avec une personnalité de premier plan, née elle aussi en 1960.

60 ans, ce n’est donc plus un gros mot. « En tous cas, plus maintenant », nous dit-il « Quand j’étais petit, un homme de 60 ans me semblait appartenir à la catégorie des dinosaures. Maintenant, c’est 70 ou 80 ans qui me paraissent être l’étape redoutable. Dans la société d’aujourd’hui, cela ne me semble plus être un tournant de l’existence que d’arriver à cet âge-là. Bien sûr, cela dépend de la vie qu’on a eue. Cela dépend du travail qu’on a fait. En ce qui me concerne, j’ai l’immense bonheur d’avoir été à peu près épargné par les innombrables cruautés que l’existence peut proposer : j’ai eu peu de coups très durs à supporter. Je suis dopé à l’optimisme. Quand je monte sur scène, je ne me sens pas différent d’hier. Pas encore. J’ai de l’énergie à revendre. Vieux ? Je ne le suis certainement pas encore. »

Une recette ? « On dit qu’il faut rire de tout, un peu tous les jours, et c’est parfaitement exact. » Parole de privilégié insouciant ? Il ne faut pas comprendre que « Monsieur Virgule » n’aurait plus de regard sur le monde. Il le souligne sans qu’on lui demande : « Bien sûr que j’ai de la chance. Je ne suis pas né au Soudan ou dans n’importe quel autre pays en guerre, je n’ai pas été obligé de chercher asile sur une autre terre, simplement pour avoir la possibilité de construire une vie. » Son point de vue est plutôt d’ordre philosophique. Parfois, « mieux vaut en rire » de cette vie, de cette société, c’est tout. Et puis, quand l’adrénaline que lui procure la scène redescend, tout sourire qu’il est, il l’avoue, « il y a des creux, des moments de blues ». Il parle de « ces mois de janvier où il n’y a pas de spectacle », de « ce jour où l’on vous dit qu’il n’y aura plus de billet radio dans une matinale ».

Bruno Coppens dans "Andropause", tous les soirs de décembre 2019 au Théâtre "Le Public". Photo : Grégory Navarra

Ces creux qui invitent à être plus créatif.

Il nous parle, c’est plus important, d’un moment de sa vie qui le laissa sans mots, lui, le magicien du verbe. Ce jour où il apprit le décès de son frère Christian, musicien parfois, festif toujours, alors qu’il se trouvait à des milliers de kilomètres de la Belgique. Nonobstant, il y tient, à son credo, et le mot n’est évidemment pas innocent pour cet ancien collégien : les blessures de l’existence, les contretemps et les petits bobos permettent de se dépasser. « Autant que possible, il faut chercher des opportunités dans les moments où la vague reflue. Ces creux invitent à être plus créatif. Dans le texte que je joue en ce moment, il y a un passage sur un homme qui part se réfugier en “Andropausie”. Justement, je l’ai écrit quand j’avais le blues. Je suis satisfait d’avoir ainsi transformé un passage difficile en quelque chose de positif. »

C’est bien dans cet esprit qu’il publie aussi un « guide de développement personnel » sous un titre on ne peut plus résilient : « Pour s’élever, il faut d’abord se planter. » C’est qu’il y a, chez ce boulimique de boulot, un côté « ma petite entreprise ne connaît pas la crise ». Les bouquins et les chroniques se succèdent. Il le reconnaît, « il s’agit peut-être une forme de frénésie liée à l’âge ». L’envie de tout faire, tant qu’on peut le faire, « et d’autant plus que “tout cela” (il veut dire “qui il est, ce qu’il fait”), ce n’était pas gagné d’avance ».

D’abord, il osa quitter la route principale pour des chemins incertains : « Après mes études de philo romane, un destin apparemment évident se présentait : je devais devenir professeur de français. J’ai enseigné, mais cela n’a duré que deux ou trois ans. Indépendant dans l’âme, j’ai vite compris que j’étoufferais dans ce milieu, non pas à cause des élèves, mais des règlements et des directions. » Cependant, il ne suffit pas de prétendre, il fallut s’accrocher, accepter de trébucher sur les marches glissantes de la renommée, faire des petits boulots. Et aussi s’entendre dire par l’un ou l’autre ami bienveillant, vers les 30 ans : « Tes jeux de mots, ça vise peut-être un public trop élitiste. » « J’ai continué à y croire. De toute façon, je ne savais que faire cela », poursuit-il. « J’ai creusé mon trou. Et ça me réjouit : je suis encore là ! »

La statue du commandeur

Il nous dit cela comme le reste.  Sans vantardise. Car il le relève lui-même, sa carrière ressemble plus à un vol régulier de Brussels Airlines qu’à la conquête de la Lune. « Je connais des gens qui sont allés très haut et qui ont dû ensuite tout recommencer. En ce qui me concerne, je suis toujours resté dans une zone “entre les deux”, mais très stable. Je n’ai pas eu de coups de poing dans la gueule, genre trois semaines à l’Olympia puis plus rien pendant six mois. » Beaucoup de personnes dans son métier aimeraient ce genre de stabilité : pendant tout le mois de décembre, au Public, il jouera devant une salle pleine (90 % des places étaient déjà réservées au premier jour de représentation d’« Andropause »).

Devant une tasse de café, il nous parle de sa famille. De sa soeur, isolée au milieu de sept frères qui occupaient tout l’espace à table, qui se racontaient des blagues. Et on s’étonne qu’elle soit devenue infirmière et lui saltimbanque ! Il nous parle de ses petits-enfants qui doivent l’appeler « Happy » plutôt que « papy ». Encore que ce n’est peut-être que transitoire ; il s’habitue avec bonheur à ce statut de grand-père qui le déstabilisa un peu. Un homme comme les autres, encore. Et encore plus… Quand il nous évoque la statue du Commandeur, le père, feu le pharmacien du village de Blandain, dans le Tournaisis. Il l’appelle « Jean Moulin ». Pas parce qu’il ne parla jamais sous la torture, plutôt parce qu’il avait du mal à dire son affection, à trouver les mots. Et on s’étonne que le fils passe sa vie à jouer de ceux-ci ? Il nous confie un moment capital : « Très peu de temps avant la mort de père, j’ai pu avoir un bel échange avec lui. Il m’a soufflé : “Ce n’est pas parce qu’on ne dit pas un sentiment qu’on ne l’éprouve pas”. »

Il y a aussi sa mère. Volubile, presque excentrique et en tous cas « imprévisible » (mot choisi par son fils). Un exemple ? « A 93 ans, quand elle part en excursion en “octocar”, il lui arrive de prendre le micro du chauffeur pour raconter des blagues de cul. » Est-ce seulement une mère, ou une artiste concurrente ? Comment a-t-il fait pour exister au milieu de tous ces personnages ? Il le raconte dans son « seul en scène », où l’on découvre qu’à cet univers familial s’ajouta l’éducation jésuitique prodiguée dans un collège. Une (dé)formation qui lui instilla bien évidemment ce petit poison inconfortable de la culpabilité qui se manifeste à propos de tout et de rien. Et le pire, c’est qu’il n’y a pas d’antidote connu qui soit réellement efficace. In fine, derrière l’armure des mots et une apparente insouciance, apparaît un homme aussi complexe qu’une négociation gouvernementale belge.

Justement, qu’en pense-t-il, de ce royaume qui se cherche un avenir ? Lui survivra-t-il ? « Mais oui ! » s’exclamet- il. « Je suis persuadé que De Wever a raté le coche. Il y a eu un temps où j’ai cru qu’il arriverait à ses fins séparatistes, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Lorsque les Belges ne mettent pas de drapeau à leur fenêtre en pleine crise, ce n’est pas parce qu’ils n’aiment plus ce pays. C’est plutôt qu’ils ne sont pas friands du feuilleton politique qu’on leur propose de suivre. » Comment disait-il encore ? « Je me dope à l’optimisme. »

Photos de famille 

Deux photos de famille prises à quelques années d'intervalle. Photo : Ronald Dersin.

Tout de même, ils se ressemblent vachement ces frères rassemblés autour de Jenny, leur mère âgée de 93 ans, et de Françoise, leur soeur. Sept frères (il ne sont pas tous sur ces photos) ! Quelle pénibilité pour cette dernière, qui est devenue infirmière. De gauche à droite, il y a David, Frédéric, Stephen et Bruno. Comme le démontre une photo ancienne, il manque Philippe et Patrick. Et plus encore Christian, parti sans prévenir il y a quelques années déjà, vers un ailleurs inconnu. La voici donc en images, cette famille nombreuse qui a inspiré une partie du dernier spectacle de Bruno Coppens.

Dans « Andropause », le texte qu’il interprétera jusqu’au 30 décembre au Théâtre Le Public à Bruxelles, les tableaux se succèdent avec bonheur. Il y a, par exemple, la scène du bain : « Petit, dans ma famille, on faisait déjà plein de gestes pour la planète ! Le samedi, jour du bain, un seul bain pour tous. On était huit, quand même ! Oui ! Huit ! Mes parents ? Un plan Marshall à eux tout seuls ! Une fille, sept garçons. Blanche-Neige, les sept nains. Mes parents s’aimaient beaucoup et souvent. Pour la reproduction et aussi par envie. Du coup, ils prenaient leurs précautions, mais pas les bonnes. Quand c’était hors période de fécondité, mon père cachait le crucifix dans un tiroir de la commode. Comme ça, il ne savait plus où son God nichait. Il découpait un champ stérile, le posait sur le pubis de ma mère, il pensait fort à Soeur Emmanuelle, l’affaire était pliée. Mes parents ont fait des enfants à tire-l’haricot. Donc samedi, un seul bain, la même eau pour tous, j’étais le septième, c’était froid. Et sale. Mais mes frères, ils se lavaient pour être propres, moi pour être sale comme eux, je me sentais plus grand, plus fort ! »

Il y aussi le crucial moment du repas car « trouver sa place en famille, ça se passe à table. Alors, les repas... Comment vous dire ? Vous voyez les Ricains larguant des sacs de riz au-dessus du désert au Soudan ? Les avions en rase-mottes, les gens qui tendent les bras... Ma mère faisant atterrir sur la table la marmite de stoemp-purée, les assiettes qui se tendent, c’était pareil ! »

Et c’est ainsi que naquit une vocation : « Comme on a du mal à se livrer, qu’est-ce qu’on fait nous, les mecs ? On raconte des blagues ! Donc, à table, entre frères, on blaguait avec papa catho, maman gâteau et moi comme un rond de flanc sauf qu’à 6 ans, repas mais grand repas de famille avec parrrrrain, marrrraine, la Tati, la Tata et patati et patata... On me demande de chanter… Un de mes frères avait pris un pot de fleur, mis un tuteur en bambou, une balle de tennis, de l’alu autour ! Jamais vu un micro si beau... Un, deux, un, deux. J’étais pétrifffffigé. J’ai chanté “Twist à St-Tropez” des Chats sauvages ! Ils m’ont tous regardé, écouté, applaudi, puis ils se sont retournés pour manger. C’était “The Voice”, mais à l’envers. »

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