Musée royal de l’Afrique centrale : une statuette Kuba collectée au temps du caoutchouc rouge
Ce "ndop", une statue royale Kuba, est l’un des « objets merveilleux » mis à l’honneur dans le cadre de l’exposition temporaire, baptisée « Art sans pareil », qui, fin 2018, a été mise sur pied en marge de la réouverture du Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC). Le catalogue lié à cette exposition mentionne que cette œuvre (numérotée EO.0.0.15256) a été enregistrée dans les collections en 1913 et qu’il s’agit d’un « don de la Compagnie du Kasaï ». Le MRAC ne trouve cependant pas utile de donner le moindre complément d’information à ses visiteurs sur le donateur de l’objet - MRAC et Doc.
Cet article est un prolongement de l'enquête intitulée : Musée royal de l'Afrique centrale : Les non-dits de la collection Rom et publiée le 21 décembre 2019 sur le site Paris Match.be
Dans le cadre de l’exposition « Art sans pareil », le MRAC présente fièrement un « ndop » représentant un roi Kuba. Le catalogue claironne qu’il s’agit d’une des « grandes œuvres maîtresses de l’art africain » mais il n’évoque nullement la conquête coloniale violente du royaume Kuba. Il élude également l’histoire controversée du collecteur de l’objet, la Compagnie du Kasaï, une grande donatrice du musée - quelque 1 400 pièces de collection - qui s’illustra tristement par la brutalité de ses méthodes, au temps du « caoutchouc rouge ».
C’est une œuvre fascinante. Majestueuse. Elle représente le roi Kuba Kot-A-Ntshey. Les experts pensent qu’elle a été sculptée dans le courant du XVIIIe siècle. Ce monarque assis dégage une grande puissance et, en même temps, il semble écrasé ; comme s’il souffrait de devoir porter tout le poids du monde sur ses épaules. Médite-t-il sur la cruauté et la cupidité des hommes ? Cette statue est l’un des « objets merveilleux » mis à l’honneur dans le cadre de l’exposition temporaire, baptisée « Art sans pareil », qui, fin 2018, a été mise sur pied en marge de la réouverture du Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC). Le catalogue lié à cette exposition mentionne que cette œuvre (numérotée EO.0.0.15256) a été enregistrée dans les collections en 1913 et qu’il s’agit d’un « don de la Compagnie du Kasaï ». Le MRAC ne trouve cependant pas utile de donner le moindre complément d’information à ses visiteurs sur le donateur de l’objet. Le sujet n’est pourtant pas neutre. Il s’agit d’une société qui au début du XXe siècle a été l’objet de vives polémiques en Belgique comme à l’international en raison des méthodes brutales qu’utilisaient ses agents pour forcer les populations à récolter le caoutchouc. Des travaux d’historiens ont ensuite confirmé la pertinence des accusations dont la « Compagnie » fut l’objet. Cependant, le sujet est délicat pour l’institution muséale : la Compagnie du Kasaï (C.K.) figurant parmi ses plus grands fournisseurs d’objets de collection, plus de 1 400 items !
« Pas un colon à l’horizon. Aucune trace de conflit »
Rien sur la C.K., rien non plus sur l’histoire violente de la conquête du royaume Kuba par les colons belges : le catalogue du musée qui présente la statue du roi Kot-A-Ntshey parmi d’autres « objets merveilleux » est plus lisse qu’un conte pour enfants. Il n’y a même pas de méchant loup, pas la moindre trace de conflit. En quelques lignes, la publication éditée par le musée couvre l’Histoire d’un voile pudique : « A partir du XVIIe siècle, le royaume Kuba s’est imposé en puissance régionale dans le Kasaï oriental de la République démocratique du Congo. Ce royaume était une confédération d’à peu près dix-huit groupes ethniques distincts, chacun ayant migré dans la région selon sa propre histoire. Alors que les divers groupes étaient dispersés géographiquement, ils payaient tous un tribut annuel aux Bushoong qui dominaient tant sur le plan politique que numérique et dont le chef suprême (nyim) résidait dans son village-capitale situé au centre de son territoire. » Fin de l’histoire du Royaume Kuba, selon le MRAC. Pas un colon à l’horizon. Pas un mot du contexte dans lequel l‘« objet merveilleux » fut acquis. Est-ce seulement pour épargner des scrupules aux visiteurs de l’exposition qu’on les maintient dans l’ignorance ?
Le musée de Tervuren, c’est une constante, est moins avare en considérations strictement ethnographiques. Le catalogue explique que la statue du roi Kot-A-Ntshey est ce qu’on appelle un « ndop » ; qu’à la cour royale Kuba, ce type d’objet « était confectionné pour représenter le chef défunt durant les rites d’investiture de son successeur. Il était placé près du monarque mourant de manière à capter sa ‘force vitale’, puis auprès de son successeur au cours d’une période d’isolement et d’instruction, afin de lui insuffler la force vitale de son prédécesseur. Après quoi, il était conservé avec les autres objets royaux et montré en même temps que les tambours royaux lors de grandes occasions cérémonielles. » Même avec si peu d’informations, on comprend la très haute valeur symbolique et culturelle des « ndop » qui furent conservés pendant très longtemps, roi après roi, dans un très ancien royaume du Kasaï. En d’autres termes, il ne faut pas s’appeler Sherlock pour se poser cette question évidente : peut-on raisonnablement envisager que les Kuba aient « donné » de tels objets sacrés à des colons blancs qui avaient massacré une partie de leur peuple et affamé leurs villageois et qui les avaient contraints à participer à la récolte du caoutchouc ? Autrement dit, les « dons » se sont-ils inscrits dans le cadre de transactions éthiques et équitables ? Ont-elles été influencées par un rapport de force ? Ce questionnement, on l’a compris, n’est pas abordé dans le catalogue du musée. Il devrait pourtant s’imposer telle une évidence pour une institution qui prétend en avoir fini avec l’idéologie colonialiste qui a présidé à sa création.
« Un appauvrissement incompréhensible de la tradition culturelle Kuba »
Durant l’été 2003, Joseph Aurélien Cornet, un grand expert de l’art classique africain, fut invité à collaborer à la rédaction du catalogue d’une vente « d’art tribal » organisée par la maison « Artcurial ». Une « statue royale Kuba » ayant appartenu au Prince Sadruddin Aga Khan se trouvait parmi les objets qui étaient alors présentés dans le prestigieux « Hôtel Dassault », sur le rond-point des Champs-Elysées. Cornet écrivit ceci : « Cette histoire de statues officielles que l'on peut qualifier de « sacrées », prit brutalement fin sous le règne du roi Kot-A-Pey, qui régna de 1902 à 1916, à l'époque d'une intrusion très marquée d'étrangers, de marchands explorateurs, fournisseurs de grands musées, agents de l'Etat indépendant, dans un contexte politique très troublé par des épidémies, des révoltes impuissantes, des contraintes morales regrettables. C'est pendant cette période néfaste que les statues royales commencèrent à être dispersées. (…) Pour les notables, cette perte reste encore aujourd'hui un appauvrissement incompréhensible de la tradition culturelle Kuba. »
Un « contexte politique très troublé », des « contraintes morales regrettables », une « intrusion très marquée », des « révoltes impuissantes » et enfin une « période néfaste ». D’emblée, ces mots utilisés par Cornet nous éloignent de l’histoire lisse du catalogue du musée. Ils appartiennent à un scientifique qui se rendit souvent sur le terrain, au contact des populations concernées. On peut d’ailleurs consulter les carnets de notes de Joseph-Aurélien Cornet sur le site internet de l’Université Loyola de la Nouvelle-Orléans, notamment celui qui relate sa « Mission Bushong » qu’il mena au milieu des années ’70 et durant laquelle il passa beaucoup de temps avec le prince Kuba Kwete Mwana.
Pour en savoir plus sur cette histoire tragique que ne raconte pas le musée des « objets merveilleux », il s’agit aussi de consulter les gigantesques travaux de l’historien belge Jan Vansina. Ses premières études sur le royaume Kuba remontent aux années 1950. Il se rendit lui aussi sur le terrain. De plus, il consulta d’innombrables archives sur l’histoire des violences coloniales infligées à ces populations ; des documents rédigés par les agents de l’Etat indépendant du Congo (EIC) et par des collaborateurs de la Compagnie du Kasaï (C.K), la grande donatrice du musée de Tervuren. Son livre, « Being Colonized, The Kuba experience in rural Congo, 1880-1960 », édité en 2010 est le récit documenté d’une conquête coloniale impitoyable, avec son inévitable lot de crimes motivés par l’appât du gain et par des certitudes, des croyances ou tout simplement par la bêtise et le racisme de gens peu éduqués. Cette enquête nous a conduit aussi à dévorer une thèse universitaire canadienne dont Vansina fut l’un des lecteurs en 1980 ; rédigée par le Dr Daisy S. Martens, elle raconte en détail « l’histoire de la pénétration européenne dans le Kasaï et les réactions africaines entre 1880 et 1908 ». Malheureusement, tout comme le livre-réquisitoire de Vansina, ces recherches n’ont jamais été traduites dans l’une des langues nationales utilisées en Belgique ou au Congo. Il existe cependant une source intéressante en langue française, une thèse du Dr Flavien Nkay Malu (Université de Lyon) qui raconte l’implication des missionnaires de Scheut dans la conquête coloniale du Kasaï.
Pour préparer cet article, nous avons encore lu bien d’autres livres et documents. Et quand on relie toutes ces informations, cela nourrit un profond sentiment d’indignation doublé d’une grande stupéfaction : en 2019, comment est-il possible qu’un musée fédéral puisse encore montrer cette statue royale Kuba sans expliquer à ses visiteurs que, si cet « objet merveilleux » est là, ce n’est pas la résultante d’une « histoire merveilleuse » mais celle d’une histoire de violences, de prédations diverses, de massacres, de travail forcé. Faire fi de cette démarche, ne pas dire le contexte historique pour ne se contenter que de considérations ethnographiques et esthétiques, ce n’est pas seulement une attitude rétrograde, cela confine à l’indécence.
« Une civilisation antique, probablement d’origine pharaonique »
Pour les Kuba, tout commença par une rencontre porteuse d’espoir. Durant l’été 1885, le Dr Ludwig Wolf, second de l’expédition Wissmann financée par le Roi Léopold II, fut le premier Européen à pénétrer au cœur du royaume pour parlementer avec un représentant du roi. Après un accueil pacifique, la poursuite de l’exploration du fleuve Kasaï fut facilitée par les Kuba qui manifestèrent le désir de forger des échanges commerciaux avec les européens. Ces premiers visiteurs, comme ceux qui les suivront, furent émerveillés par la société qu’ils découvrirent. « Ils sont frappés par le faste de la cour », explique Vansina. « Inconsciemment, ils y voient la preuve d’une puissance militaire en fait bien supérieure à la réalité. Ainsi Caxavalla, l’interprète luso-africain chevronné de l’explorateur Wolf, s’exclame que seule la splendeur de l’empire Lunda est comparable celle-ci. La technologie et les arts kuba, surtout la sculpture décorative d’objets usuels et les velours ouvragés dit "du Kasaï", font un effet tout aussi sensationnel. » Le même auteur explique que le Hongrois Emile Torday, l’un des premiers ethnologues qui étudia cette société très structurée sur le plan politique et social « compara le royaume kuba à l’empire romain d’Auguste et son roi au Mikado ». Son confrère allemand Léo Frobenius qui se rendit au Kasaï en 1904, eut cette phase restée célèbre pour les gens de sa profession : « Ils sont civilisés jusqu’à la moelle ». Ce dernier voyait dans la société Kuba une réplique de la Chine ancienne. Vansina ajoute que « Frobenius les donnait en paradigme de ce que fut l’antique civilisation de l’Afrique au sud du Sahara avant les irruptions étrangères. »
Un autre découvreur du Royaume Kuba, le missionnaire William Sheppard, qui visita leur capitale en 1892, témoigna dans le même sens. « Cette capitale est une véritable petite ville, construite sur un vrai plan urbain, d’une architecture savante, comportant de belles avenues, des perspectives majestueuses et des grandes places publiques qui forment un cadre superbe pour l’ordonnance splendide des spectacles publics organisés par la cour. Le tout fait un tel effet sur Sheppard que comme Wolf avant lui, il y voit la manifestation d’une civilisation antique, probablement d’origine pharaonique », explique Vansina. Après avoir séjourné quelques mois chez les Kuba, Torday souligna leur « organisation gouvernementale très perfectionnée », mais encore leur « moralité basée sur des idées assez élevées », ainsi que leur sens de l'hospitalité bien plus développé que celui de certains partis politiques belges au XXIe siècle : « la nourriture ou l'asile, est due à tous les étrangers sans distinction de tribus ». Cet ethnologue mit en évidence des valeurs universelles partagées par les Kuba, des valeurs tellement difficiles à faire respecter, aujourd’hui encore, dans toutes les sociétés, : « La fraude, le mensonge et le manque de parole sont considérés comme étant de mauvaises actions en elles-mêmes. La lâcheté n'est pas punie autrement que par la réprobation générale ». En outre, la culture des Kuba, le faste de leurs danses, l’abondance de leur production d’objets d’art leur conférèrent très rapidement une grande réputation chez les négociants en art et dans les musées occidentaux. Torday considéra que « les Bushongo (ndlr : le groupe dominant dans le royaume Kuba) sont peut-être les meilleurs artisans de toute l'Afrique. Comme tisserands et sculpteurs sur bois, ils sont supérieurs à toute autre tribu du continent. »
Cependant, le même Torday ne fit pas que complimenter les Kuba : nous verrons plus loin qu’il fut un acteur central de la « période néfaste » qu’évoquait l’expert Cornet, ce temps où les statues royales commencèrent à être « dispersées », à être exportées, à être vendues, à être exposées. Quant à Frobenius, il fut mis en cause pour des vols et crimes commis lors de sa quête effrénée d’objets à ramener à Berlin. On se rapportera notamment à cet égard aux recherches de l’historienne belge Charlotte Braillon. Enfin, les éloges de l’ancienne société Kuba ne doivent pas déboucher sur une forme d’angélisme : à l’instar de bien d’autres sociétés, d’hier et d’aujourd’hui, le royaume Kuba entretenait certaines injustices structurelles au premier rang desquelles, se trouvait l’esclavage dont les victimes étaient des personnes achetées à d’autres tribus (surtout des Luba), des esclaves pour dettes, des otages. Mais ce n’est pas cette circonstance qui allait leur valoir des ennuis avec les premiers colons « civilisateurs » qui eux-mêmes, malgré de beaux discours de façade, entretenaient des rapports très ambigus avec l’esclavagisme : alliances avec des chefs esclavagistes suivies de guerres ou l’inverse, recrutements et travail forcé… Ce n’est donc pas une question morale qui valut au royaume Kuba d’être l’objet d’une conquête armée, précédée de raids meurtriers. C’est simplement une question de profit lié au boom du caoutchouc sur le marché des matières premières.
La course au caoutchouc et la course aux âmes
La ruée européenne sur le Kasaï commence véritablement en 1886 et elle implique trois groupes aux intérêts t tantôt convergents, tantôt contradictoires. Premier groupe : les agents de l’Etat Indépendant du Congo (E.I.C.) qui créèrent une station à Luebo. Toutefois, la trop petite administration de l’immense Congo dût l’abandonner rapidement pour en laisser la gestion à une société privée de droit belge qui venait d’être créée à Bruxelles, la Sanford Exploring Expedition, remplacée bientôt par une structure privée plus puissante, la Société Anonyme Belge (SAB), fondée par Albert Thys, un grand financier très proche de Léopold II. Des Hollandais de la Nieuwe Afrikaaanse Handelsvennootschap (NAHV) sont aussi présents dans ces premières années de présence européenne dans le bassin du Kasaï.
Ces commerçants en quête d’ivoire et de caoutchouc créent des implantations le long des rivières Kasaï et Sankuru. Comme l’écrit Daisy S Martens, « les kuba se retrouvent alors encerclés par des étrangers, perdant ainsi leur position d'intermédiaire commercial entre les peuples riverains du Sankuru et ceux de Kabao et de Lubeo. » Toutefois, l’impact reste encore limité pour les Kuba. Les sociétés privées, ainsi que l’un ou l’autre commerçant portugais, résident à la périphérie du royaume. Vansina précise d’ailleurs qu’en ce temps-là « chacun de ces négociants cherche à établir des relations commerciales profitables avec les maîtres du commerce de l’ivoire, les rois kuba successifs, sans toutefois y parvenir. »
Le troisième groupe de primo-arrivants européens est constitué de missionnaires. D’une part, les catholiques : les pères de Scheut qui seront des alliés fidèles de l’E.I.C. et, plus tard, de la Compagnie du Kasaï, dans la région. D’autre part, les protestants : la British Baptist Missionnary Society et l’American Presbyterian Christian Mission (ACPM) qui vont bientôt dénoncer de nombreux crimes commis à l’endroit des populations locales. Si les accusations des missionnaires protestants furent le plus souvent fondées, leur agenda fut parfois suspect. Par exemple, le professeur Vansina a mis en évidence que certaines dénonciations importantes qui furent faites en 1903 succédèrent à l’échec d’une négociation à Bruxelles entre le roi Léopold II et un représentant de l’ACPM qui revendiquait le soutien de l’Etat pour créer plus de missions dans le Kasaï… Tout l’enjeu pour ces missionnaires, quelque fût leur église, était de conquérir les âmes. Entre ces prosélytes catholiques et protestants, la concurrence fut parfois plus féroce que celle qui opposera les nombreuses sociétés privées qui viendront bientôt, en quête de fortune, s’installer dans le Kasaï.
Une relative prospérité
Au début des années 1890, les caisses de l’EIC sont vides. Pour les remplir, Léopold II instaure le régime domanial (décret du 28 septembre 1891) : toutes les terres vacantes et toutes les richesses qu’elles recèlent (caoutchouc, ivoire…) sont réputées appartenir à l’Etat, c’est-à-dire à son roi-souverain qui dispose du monopole de leur exploitation. Cela suscite des réactions courroucées de certains opérateurs privés déjà présents au Congo, au rang desquels se trouve la SAB. Dès lors, en octobre 1892, le régime domanial est assoupli et cela n’est pas sans conséquences pour le bassin du Kasaï qui devient une « zone de commerce libre ». En d’autres termes, les sociétés et les particuliers sont autorisés à s’y installer et à y commercer sans entrave. De même que les populations locales sont censées pouvoir commercer avec qui bon leur semble.
Cette zone de libre-échange existe jusqu’en 1901. Elle conduit -surtout à partir de 1898, année de la création de la ligne de chemin de fer Léopoldville-Matadi facilitant les exportations des produits de Kasaï- à l’installation de nombreuses sociétés privées mises en appétit par la qualité exceptionnelle du caoutchouc du Kasaï. A ce moment, la situation diffère fort de celle d’autres régions dans lesquelles des monopoles d’exploitation ont immédiatement conduit aux pires abus, à une exploitation à outrance des ressources naturelles en imposant un violent régime de contrainte aux populations colonisées : dans le « domaine privé », ce sont les agents de l’Etat qui organisent la récolte du caoutchouc, en étant intéressés aux résultats; par ailleurs, cette tâche est confiée aux agents de société concessionnaires régnant sur de larges parts de territoire concédée à l’exploitation par le roi qui touche d’importantes taxes sur les produits exportés. Pendant quelques années, en raison de la « zone commerce libre », le royaume Kuba échappe aux violences inhérentes au « système Léopoldien ».
Vansina parle même d’une « décennie de prospérité » pour les populations autochtones, favorisée par la situation de concurrence existant entre les opérateurs privés : « En raison de la concurrence accrue, les prix payés aux fournisseurs locaux pour le caoutchouc ont augmenté d'année en année et ont procuré une prospérité modeste aux villageois de tout le royaume Kuba. (…) La vive rivalité commerciale garantissait non seulement de bons prix aux Kuba, mais également de bonnes relations avec les Européens : tout simplement parce que les fournisseurs africains choisissaient à qui ils allaient vendre leur caoutchouc » Auteur de plusieurs ouvrages passionnants sur l’EIC, l’ancien diplomate Jules Marchal va dans le même sens, mais en nuançant quelque peu : « En raison de la concurrence, les factoreries payaient le caoutchouc au Kasaï un prix plus convenable qu’ailleurs au Congo (…) Cette fourniture se faisait généralement sans contrainte ». Il ajoute cependant : « Quoiqu’il y eût à l’occasion de graves incidents (…) Il arriva que des factoreries s’allièrent pour conduire avec leur personnel noir des actions punitives. » Le concept de la « zone de libre échange » vertueuse a en effet ses limites : dans le Kasaï, à ce moment, l’administration de l’EIC est totalement défaillante, limitant sa présence à quelques tournées d’inspection périodiques du commissaire de district. Dès lors, sur ce territoire de 36 millions d’hectares où s’affrontent ces sociétés privées, il n’y a donc pas d’arbitre, pas de gendarme. Cela est évidemment la source de dérives mais celles-ci sont limitées par la nécessité des opérateurs mis en concurrence de ne pas se mettre à dos la population, autrement dit son réservoir de main d’œuvre. Encore que ce propos doive aussi être nuancé : des populations déplacées (notamment des Luba) seront parfois employées par les opérateurs privés, provoquant par là des tensions interethniques dans la région.
Mais sous un autre angle, les Kuba bénéficient de la faiblesse des forces militaires de l’E.I.C. qui n’ont pas le temps de s’occuper d’eux : entre 1892 et 1894, elles sont embarquées dans la « campagne arabe », livrée contre d’anciens alliés/concurrents ; une guerre menée au nom de l’antiesclavagisme, pour conquérir des territoires et s’emparer d’importants stocks d’ivoire. Ensuite, les effectifs qui auraient pu être affectés à la pénétration du royaume Kuba passent beaucoup de temps à poursuivre les soldats mutins de la garnison de Luluabourg. Brillant par leur absence dans le Royaume Kuba, les agents de l’EIC sont cependant précédés par leur réputation de personnes violentes, dangereuses et surarmées. En 1894, cela conduit le roi Kuba Kwet aMbweky à prendre une décision dont il confie la teneur à un missionnaire : ces « bula matadi » ne seront pas les bienvenus sur son territoire.
« 81 mains coupées, séchant à l’étouffée »
Comme l’explique Flavien Nkay Malu, l’existence de la zone de libre-échange dans le Kasaï irrite le roi-souverain de l’EIC et, progressivement, il tente de reprendre le contrôle de ce territoire qui lui a échappé en 1892 : « Léopold II ne supporte pas cette ouverture faite aux sociétés privées. (…) Il cherche à y rester présent, d’abord en incitant ses propres agents à collecter l’ivoire et le caoutchouc pour le compte de l’État. C’est précisément dans ce but que, Paul Le Marinel crée, en 1894 (…) un poste d’État à Lubwe. » L’arrivée de l’Etat sur ce territoire ne correspond pas à une volonté de garantir un certain ordre administratif et judiciaire. Il s’agit seulement de l’apparition d’un opérateur commercial supplémentaire. Jules Marchal étaye ce point de vue : « Le commissaire de district Paul Le Marinel avait fondé sur le Kasaï et sur le Sankuru des postes pour le rassemblage (sic) du caoutchouc (…) Pour tromper le public, le roi présenta ces postes comme des entreprises du sénateur de Brouchoven de Bergeyck. »
C’est dans le droit fil de cette politique motivée par l’avidité au détriment du droit que les Kuba sont bientôt la cible d'exactions commanditées par des agents de l’EIC. Vansina raconte la première d’une série d’opérations illégales : « En décembre 1894, le commissaire de district envoya un jeune lieutenant accompagné de quelques soldats de l'État (…) dans le village d'Iyenga, situé sur la rive sud du Sankuru, à la périphérie du royaume de Kuba. Ses instructions étaient d’y fonder un poste pour collecter des "taxes", c’est-à-dire autant d’ivoire ou de caoutchouc que l’on pourrait en extraire. Cet officier, comme tout autre agent de l’État gagnait une belle commission sur les taxes qu’il récoltait et il était donc impatient d’obéir. À son arrivée, il menaça les villageois de représailles s’ils n’apportaient pas immédiatement du caoutchouc, de l’ivoire et des denrées alimentaires. Ils ne réagirent pas. Alors, le 9 janvier 1895, il réquisitionna le premier canot naviguant près de son camp. La nuit suivante, il fut blessé par une flèche empoisonnée et mourut. Le commissaire de district jura de se venger et envoya un autre lieutenant pour ce faire. Cet homme incendia plusieurs villages le long de la rivière mais il fut rapidement rappelé dans l'est du Kasaï. Trois semaines plus tard, il fut tué lors d'une bataille avec des mutins de la garnison de l'armée coloniale à Luluabourg. »
D’autres attaques suivent. En avril 1899, Edouard Schaerlaeken, commandant du poste d’Isaka et vingt-sept soldats de sa garnison mènent un raid dans le royaume Kuba qui les conduit jusqu’à Nsheng, la capitale du royaume. Bilan : quelque 400 morts. Vansina a consulté le rapport de cette opération. Il justifie cette agression « par la nécessité de rassembler du caoutchouc » : « Schaerlaeken a affirmé s'être rendu dans un certain village, car le paiement prévu d'une tonne de caoutchouc par mois avait pris du retard (…).» Un motif purement et simplement illégal au regard du décret d’octobre 1892 qui avait créé la zone de commerce libre. Vansina explique en outre qu’ « à l'époque, le sac de Nsheng fut un événement d'une grande importance pour les Kuba, car, de mémoire vivante, personne n'avait jamais envahi leur capitale. »
En juillet 1899, c’est Edmond Dufour, commandant du poste de Luluabourg, qui commandite une attaque contre les Kuba. Il délègue le sale boulot à des mercenaires alliés de l’Etat, les Zappo Zap. 500 hommes armés de fusils se livrent à un véritable carnage à Pyang dans la région. Vansina écrit que les tueurs étaient chargés « de collecter des "taxes". Autrement dit de piller autant qu’ils le pourraient : caoutchouc, denrées alimentaires, ivoire et peut-être, selon ce qu’en retint la mémoire locale trente bonnes années plus tard, des esclaves, qu’il se soit agi de recrues pour l'armée congolaise (…) ou de véritables esclaves, étant donné que les Zappo Zap étaient encore des marchands d'esclaves dans le Kasaï. » En prologue de ce raid criminel, quelques dizaines de notables de Pyang furent conviés à parlementer avec les menaçants Zappo Zap pour se voir réclamer un tribut exorbitant… Donc ils refusèrent et ils furent immédiatement exécutés. Ce n’était là qu’un début.
En septembre 1899, le missionnaire américain William Sheppard se rendit dans la région de Pyang et découvrit plusieurs villages jonchés de cadavres ainsi que des indices démontrant que les troupes mandatées par le commandant Dufour s’étaient rendues coupables de cannibalisme. Le missionnaire prit des photos de corps mutilés. Il découvrit 81 mains coupées, séchant à l’étouffée. Ces restes humains comprit-il, étaient des « justificatifs » de l’utilisation de munitions par les tueurs. Sheppard vit aussi des dizaines de femmes captives dans une sorte d’enclos, terrorisées, destinées à subir les pires abominations. H. R. Fox Bourne dénonça le massacre de Pyang dans son livre « Civilisation in Congoland » qui fut l’un des premiers coups de semonce de la campagne médiatique contre les atrocités commises dans le Congo de Léopold II. Quand ces faits furent rendus publics, l’EIC mena une enquête : elle déboucha sur l’emprisonnement pendant six mois du lieutenant des Zappo-Zap qui avait commandé sur le terrain mais Edmond Dufour échappa à toute poursuite.
En juillet 1900, la capitale des Kuba fut encore l’objet d’une attaque éclair menée cette fois par le lieutenant Georges Henrion. Cet homme était surnommé « Ndoom », ce qui veut dire « la balle ». De fusil, bien évidemment… Ce raid fut présenté par l’officier belge sous un jour humanitaire : il se serait agi d’empêcher des sacrifices humains dont l’officier avait entendu parler. L’argument sera repris par la propagande d’Etat. Après avoir constaté que les souvenirs de cette invasion étaient encore présents chez les Kuba au milieu du XXe siècle, Vansina en donne une autre lecture. Une fois encore, le mobile avait été la constitution d’un butin : de l’ivoire, des objets divers, des perles, des tissus. Les hommes d’Henrion emportèrent une cargaison estimée à 100 tonnes. Ils ne prirent pas que des biens matériels, ils capturèrent aussi des gens, des prisonniers, parmi lesquels des otages féminins issus de la cour royale… Il s’agissait d’un moyen de pression supplémentaire pour imposer la docilité au peuple conquis. Le professeur Vansina mentionne encore une autre motivation concernant cette succession d’attaques contre le royaume Kuba au temps de la « zone de commerce libre » : le racisme pur et simple de certains officiers de l’EIC.
L’opération menée par « Ndoom » fit plusieurs centaines de morts et la capitale fut détruite. Les survivants se réfugièrent dans les bois et les marais. La famille royale était décimée. Et elle le fut plus encore dans les deux années qui suivirent. Plusieurs héritiers de la couronne moururent inopinément, sans doute touchés par une épidémie de variole. Vansina estime qu’à ce moment, « la dynastie royale était sur le point de disparaître. » Mais, malgré ce chaos, malgré la perte de leur capitale, les Kuba réussirent à préserver leurs statues royales. Cela témoigne d’une évidence : ces objets qui participaient à la transmission du pouvoir d’un roi au suivant étaient d’une importance cruciale à leurs yeux. Il s’agissait aussi d’objets patrimoniaux témoignant de la longue histoire de leur royaume. In fine, un nouveau roi, Kot aPey, fut tout de même installé en juillet 1902. A ce moment-là, la situation de son peuple s’était encore aggravée : la Compagnie du Kasaï avait été créée et les villageois s’épuisaient sous la contrainte à produire du caoutchouc.
Une « Compagnie » sur mesure pour Léopold II
C’est le cadeau que Léopold II s’offre au soir du réveillon de Noël. Le 24 décembre 1901, il publie le décret qui met fin à la zone de commerce libre. Par le fait du prince, les quatorze sociétés privées opérant dans le bassin du Kasaï regroupent leurs actifs dans une seule structure : la Compagnie du Kasaï (CK). Le 31 décembre 1901, la convention qu’elle signe avec l’EIC lui octroie le monopole de la « récolte de tous produits végétaux (ndlr : donc du caoutchouc), ainsi que l’ivoire dans toute la partie du bassin du Kasaï limitée au nord par la ligne de faîte qui sépare ce bassin de celui du lac Léopold II, à l’est par les territoires confiés à la gestion du C.S.K (Comité spécial du Katanga), à l’ouest par la rivière Inzia, au sud par la frontière méridionale de l’Etat ». Cette SPRL de droit congolais échappe à la législation belge sur les sociétés. Il s’agit d’une fiction juridique : tout se décide à Bruxelles, à deux pas du Palais royal, où siège le conseil d’administration. Celui-ci est composé de manière à préserver les intérêts de l’EIC, donc de son roi-souverain, car il s’agit d’une structure mixte : Etat-privé. La moitié des 4 020 actions de la société reviennent à l’EIC, les 14 sociétés privées se répartissent le reste des parts « proportionnellement à l’importance des quantités de caoutchouc qu’elles avaient respectivement achetées en 1901. »
Dans une brochure qui raconte son histoire, la C.K. note elle-même que « les droits de l’assemblée générale des actionnaires étaient singulièrement limités par certaines dispositions des statuts : la moitié au moins des administrateurs devaient être agréée par le gouvernement. De plus le conseil d’administration devait déléguer l’essentiel de son pouvoir à un « comité permanent formé de 4 personnes ». Deux de ces personnes étaient nommées directement par le gouvernement et les deux autres, sur désignation de l’A.G. mais avec l’assentiment du gouvernement. En résumé, la C.K., était aux mains de Léopold II qui, d’ailleurs, s’était réservé le droit de nommer le président et le directeur général…
Le premier de ces D.G. sera le docteur Gustave Dryepondt qui, en 1890, avait été le médecin de l’expédition Van Kerkhoven vers le Nil. Officiellement, il s’était agi d’une expédition menée dans la partie nord-est de la colonie contre les trafiquants d’esclaves arabes… En réalité, les soldats de l’EIC tuèrent énormément, dévastèrent des régions entières, se comportant comme la pire des armées d’occupation. Le but réel de l’opération était de confisquer les énormes stocks d’ivoire que possédait l’adversaire (ndlr : il serait plus juste de parler de « concurrent »), voire d’agrandir le territoire de la colonie en direction du Bahr el Gazal (sud-Soudan). Monsieur le directeur était donc du sérail. Il connaissait la musique. D’ailleurs, il aima à se faire photographier dans son costume colonial d’un blanc immaculé, jouant du piano à Dima, là où fut installé le siège d’exploitation de la C.K.
Après le départ de Dryepondt en 1907, c’est un autre ancien combattant de l’EIC qui pris la direction de la C.K., à savoir le colonel Louis Napoléon Chaltin, dit le « vainqueur des Mahdistes » car il avait participé à la « campagne arabe » au début des années 1890. Dans une brochure éditée par la C.K., Chaltin fut résumé en six mots : « homme de guerre, tenant du conquistador ». Parmi les administrateurs de la société, on trouvait notamment le sieur Alexandre Delcomunne : nous avons déjà conté l’histoire de ce voleur assumé, amateur de petites filles et fournisseur de l’un des « objets merveilleux » présentés actuellement par le MRAC dans son exposition « Art sans pareil »
Pour son travail de terrain, la C.K. recruta énormément d’anciens agents de l’E.I.C. qui se voyaient ainsi offrir de beaux et rémunérateurs prolongements de leurs carrières africaines. Trois cas parmi d’autres. Premièrement, le sulfureux Léon Rom qui, selon le journaliste américain Adam Hochschild, pourrait avoir été la source d’inspiration de l’écrivain Joseph Conrad lorsqu’il créa le cynique et cruel personnage appelé « Kurtz », héros de son roman intitulé « Au cœur des Ténèbres ». Nous consacrerons un article à Léon Rom, lui aussi fournisseur d’objets ethnographiques pour le musée. On peut aussi évoquer le cas d’un certain Odon Hallet qui, après une première carrière de sergent de la Force publique, œuvra pour la C.K entre 1902 et 1907, année où il perdit la vie. En 1954, sa veuve fit don au Musée du Congo belge de plusieurs objets qu’il avait « collectés ». On signalera aussi le cas d’Emile Torday, ethnologue tardif, car il fut d’abord un agent de l’EIC et un collaborateur zélé de la C.K., ce qui n’est pas insignifiant dans les aventures de cet important « collecteur » d’objets, comme nous le verrons plus loin.
« Conditions de vie abjectes, atrocités occasionnelles, résistance passive »
De nombreux auteurs ont établi que la mise sur pied de la C.K. fut très profitable pour les actionnaires de ladite société et catastrophique pour les Kuba contraints de produire du caoutchouc pour un seul et unique client bénéficiant du soutien des agents de l’Etat en cas de révoltes des opprimés. Jules Marchal a écrit que « cette situation de monopole eut comme corollaire le régime de terreur en vigueur dans le reste du Congo ». Dans sa thèse présentée à l’Université de Lyon, Flavien Nkay Malu confirme ce point de vue : « A partir de 1902, la C.K. jouit d’un véritable monopole dans toute la région (…). Elle réalisa d’énormes bénéfices sur la vente du caoutchouc et de l’ivoire. Tous ses bénéfices, la C.K. ne les engrange pas, comme le prétendent ses propagandistes, en faisant du commerce avec les indigènes. De nombreux témoignages locaux et les protestations de presbytériens de Luebo nous apprennent que c’est sous la contrainte et par des excès de brutalité que le caoutchouc était produit et vendu à des prix concurrentiels au marché d’Anvers. (…) »
Jan Vansina est du même avis : « La passation au monopole commercial, à une entreprise impitoyable dans sa quête de profit, a eu des conséquences immédiates pour le royaume (Kuba), cela a débouché sur le genre de violence et de misère qui avaient accompagné des entreprises similaires dans d’autres régions. (…) Le système inhérent à la Compagnie a inévitablement conduit à l'horreur : conditions de vie abjectes, atrocités occasionnelles, résistance passive, quelques tentatives désespérées de contre-attaquer. » Dans sa thèse universitaire, Daisy S. Martens écrit que « La Compagnie du Kasaï forçait la production de caoutchouc, en traitant la population comme s'il s'agissait d'esclaves même si celle-ci recevait une certaine rémunération. ».
Difficile de d’énumérer tous les reproches qui ont pu être fait à la C.K. Ses pratiques furent dénoncées publiquement dès 1905, par une commission d’enquête présidée par Edouard Janssens, avocat général à la Cour de cassation. La Commission revenait alors du Congo où elle avait enquêté sur « les actes de mauvais traitements commis à l’égard des indigènes ». Elle faisait elle-même suite au scandale international provoqué par la publication en février 1904 du rapport du consul britannique Roger Casement sur les atrocités commise au sein de l’EIC, qualifié par ce diplomate d’« antre de démons ». Ce document qui bouleversa le monde dénonçait, en lien avec la fièvre du caoutchouc, la terreur semée dans le pays par les agents de l’EIC et par les sociétés concessionnaires.
Le rapport Janssens reprocha à la C.K. de contraindre les villageois à la récolte du caoutchouc. Il dénonça notamment le système des « croisettes », une monnaie locale avec laquelle les villageois devaient payer leur impôt à l’EIC et que, pour la plupart d’entre eux, ils ne pouvaient obtenir… qu’en travaillant pour la C.K. Cette dernière était encore accusée de sous-rémunérer ces prestations obligatoires, de faire varier les rétributions de manière arbitraire. Pour les mêmes raisons, la C.K. fut encore mise au pilori par le professeur de droit de l’Université Libre de Bruxelles, Félicien Cattier, fin analyste de ce que fut le « système léopoldien », lorsqu’en 1906, il publia sa magistrale « Etude sur la situation de l’Etat indépendant du Congo ».
Très communicante, disposant de nombreux relais dans la presse de l’époque, la C.K. a toujours veillé à soigner son image. En temps réel, elle contredisait toutes les accusations portées contre elle. Par exemple, le 25 février 1906, le directeur de la C.K, Victorien Lacourt obtint plusieurs colonnes en « une » du Soir pour publier le communiqué qu’il avait rédigé afin de s’en prendre au professeur Cattier. Aussi, dans une brochure éditée, cette même année, à l’attention de ses actionnaires, la C.K. avance être la victime d’une campagne de dénigrement, « d’attaques systématiques » et elle s’inscrit en faux contre toutes les accusations dont elle est l’objet. Pas de spoliations des populations locales, aucune violence. Lors de ses opérations de communication, la C.K revendiquait pratiquement un statut d’œuvre de bienfaisance : « Nous avons la conscience d’avoir rempli notre devoir, d’avoir fait pour l’œuvre congolaise tout ce qu’il était en notre pouvoir de faire. (…) Les œuvres de civilisation sont lentes. Ce n’est pas en quelques années que l’on fait d’un peuple sauvage, un peuple policé (…) Nous avons travaillé avec humanité et justice, usant de moyens légaux et charitables. »
Les recherches historiques menées depuis le troisième tiers du 20ème siècle, nous en avons déjà cité quelques-unes, démontrent que cette communication de la Compagnie était mensongère et que les constats de la commission Janssens et du professeur Cattier étaient fondés. Les historiens ont documenté d’autres pratiques contestables comme celle des « capitas ». Autrement dit ces acheteurs (ou sentinelles) de la C.K. qui se rendaient dans les villages, qui parfois s’y installaient et dont le seul but était de forcer une production maximum. Les excès de ces hommes armés furent nombreux. Fusillades, coups, menaces, prises d’otages. Dans le royaume Kuba, les villageois devaient travailler au caoutchouc avec une telle intensité qu’ils n’avaient plus le temps de s’occuper des cultures vivrières et que le pays finit par être affamé. Il y eut des tensions sociales, des villages qui entrèrent en conflit à cause du manque de nourriture. La pression constante pour produire du caoutchouc rendait les gens fous. Il y eut des révoltes. Des tentatives de résistance désespérées. Fortement réprimées. Vansina écrit qu’« au cours de l'automne 1903, dans le sud du royaume, les dirigeants de la société à Ngel iKook, Luebo et Bena Makima se sont regroupés pour détruire deux grands villages de Lele de l'autre côté du Kasaï. Il s’agissait de représailles car les habitants locaux fatigués des mauvais traitements répétés dont ils étaient l’objet, avaient détruit un poste de la compagnie. »
La révolte « Tonga-Tonga »
Le roi Kot-A-Pey resta sans réaction face à cette répression de son peuple car il avait pris le parti d’être extrêmement collaboratif avec les européens. Toutefois, en avril 1904, cela n’empêcha pas qu’il fût arrêté et mis en prison par un officier de l’EIC qui exigeait de lui qu’il payât des arriérés de taxes en « croisettes ». Vansina raconte que « la détention royale ne dura que quelques jours car la mission presbytérienne avança les fonds nécessaires, mais le mal était fait. Le roi, la cour et la plupart des villageois du royaume étaient scandalisés par cette insulte sans précédent. » Ce n’était qu’un prologue. En septembre 1904, Paul Hubin, un autre agent de l’EIC fraîchement nommé au poste de Luebo indiqua au roi que les paiements de ses taxes en « croisettes » ne suffisaient plus. Maintenant, on exigeait du roi qu’il livrât 50 hommes, des recrues destinées à servir sept ans durant dans la force publique. « Comme tous les Africains du Kasaï considéraient ce type de recrutement comme de l’esclavage ne disant pas son nom, cette demande était tout simplement inacceptable », explique Vansina.
A la même époque, un nouveau culte était en train de se répandre dans le bassin du Kasaï, une croyance qui convainquit une grande partie de la population Kuba qu’elle n’aurait plus à subir la domination des Européens ; inventé par le guérisseur Ekpili kpili, le charme Tonga Tonga était censé transformer les balles de fusil de la force publique et des capitas de la CK en eau, jamais plus elles n’atteindraient leurs cibles… Cette magie avait déjà conduit aux premières tentatives de révoltes en juin 1904, des postes de la C.K. avaient été attaqués, des capitas avaient été tués, des cadres de la Compagnie avaient dû fuir. Dans un premier temps, Kot-A-Pey avait tenté de dissuader ceux qui voulaient utiliser le charme pour entrer en résistance. Mais après ses démêlés avec Paul Hubin, il changea d’avis. La révolte générale débuta le 15 novembre 1904. Plusieurs stations furent envahies mais pas celle de Bena Makima où les pères de Scheut usèrent de leurs fusils contre les insurgés. Tandis qu’à Luebo, les missionnaires protestants armaient des fidèles Luba pour lutter contre les Kuba. Les agents de la C.K. et de la force publique ne furent pas en reste… Et la révolte de ces opprimés sans fusils, armés d’une magie inopérante, fut facilement matée, village après village, jusqu’à ce que la capitale soit une nouvelle fois occupée. Comme l’écrit Vansina, « la réaction coloniale à l'insurrection « Tongatonga » démontra de manière dramatique à tout Kuba qui aurait pu en douter que tous les étrangers d'outre-mer étaient finalement des colonialistes qui étaient ligués, quels que soient leurs étiquettes de commerçants, de missionnaires, d'agents de l'État ou d'officiers de l’armée. »
Début février 1905, la révolte était terminée et le pays des Kuba était totalement détruit. Kot-A-Pey fut arrêté à son tour et 20.000 Kuba marchèrent jusqu’à Luebo pour réclamer sa remise en liberté. Face à cette mobilisation, fin juin 1905, le gouverneur général Wahis préféra suivre le conseil qui avait été donné par la C.K. : rétablir Kot-A-Pey dans son autorité au motif inventé mais commode que de « mauvais conseillers de la cour » l’avaient « entrainé contre sa volonté » dans la révolte. A partir de ce moment, le roi se montra encore plus collaboratif qu’auparavant, tandis que son peuple sombra dans la plus grande précarité. Les villages avaient été pillés et incendiés. L’Etat leur réclama des amendes qu'il fallait payer avec les « croisettes » qu’ils ne pouvaient obtenir que de la C.K., en produisant du caoutchouc. Les mises sous pression exercée par les agents de la compagnie redoublèrent d’intensité, les empêchant de travailler à autre chose qu’au caoutchouc. La guerre ayant en plus compromis l’ensemencement des plantations, cela priva les villageois de récolte dans l’année qui suivit la guerre. Vansina ajoute que « de nombreux villages reçurent aussi l’ordre de fournir du matériel ou des ouvriers pour la reconstruction des factoreries et des missions, alors qu’ils avaient du mal à trouver le temps de reconstruire leurs propres maisons. En juillet 1905, à Bena Makima, Frobenius vit que le redoutable père Polet (ndlr : un missionnaire Scheutiste), amenait plusieurs chefs de village enchaînés à la mission afin de les y incarcérer jusqu'à l'arrivée des ouvriers qu'il avait réquisitionnés pour finir de reconstruire la mission. »
A la même époque, explique Flavien Nkay Malu, les missionnaires protestants Morrison et Sheppard dénoncèrent les massacres perpétrés par les « capitas » de la C.K contre les ‘insurgés’ Kuba. Pour se défendre, la C.K. prit les Scheutistes du Kasaï pour témoins de moralité. Des missionnaires pour en démentir d’autres ? Ce n’est pas que les voies du Seigneur soient impénétrables, c’est que la mission catholique était en affaires avec la C.K. Elle lui fournissait des porteurs Luba contre rétribution. Aussi, leur station de Bena-Makima avait été créée juste avant la révolte, dans un endroit qui avait été choisi par la C.K. Le personnel religieux blanc et la main d’œuvre luba, des ex-esclaves, étaient payés par la C.K. Le but de l’opération n’étant pas seulement de réciter des prières : il s’agissait d’établir et de gérer une plantation de 50 ha de caoutchouc pour le compte de la C.K. Comme le résuma l’historien Jean-Luc Vellut dans un texte brossant le portrait d’Emeri Cambier, le père fondateur de la Mission catholique du Haut Kasaï : « L'avance coloniale dans cette région se fit donc suivant un double modèle binaire : État-C.K. et Scheut-C.K. »… Le monde est petit : au même titre que la Compagnie, Emeri Cambier fut un grand donateur du musée du Congo : plus de 1000 pièces qu’il collecta, plutôt des objets du quotidien, se trouvent toujours dans les immenses réserves du musée de Tervuren
« Leurs enfants crient pour avoir du pain ».
Les affaires reprirent. Rien ne comptait plus que la production de caoutchouc. L’Etat, outre son petit poste de Luebo, laissant la gestion du territoire à la toute puissante C.K. et à ses « capitas ». Ayant bien perçu que le roi, même collaborant, gardait une grande influence sur ses sujets, la Compagnie veilla toujours plus à s’en faire un serviteur zélé. Elle le couvrit de cadeaux. Dans le même temps, Kot A-Pey recevait le tribut « coutumier » de ses sujets. Il s’enrichit énormément, ce qui lui permit notamment d’acheter des armes avec l'assentiment des agents de la C.K. Ainsi, le roi se constitua une milice constituée de plusieurs dizaines d’anciens soldats de l’armée coloniale. « C'était une force suffisante pour maîtriser tout village récalcitrant et, de fait, il serait bientôt accusé d'avoir utilisé ses soldats pour forcer des extractions de caoutchouc au titre de "taxe", chaque fois que des agents de la société le lui avaient demandé », explique Vansina. L’historien poursuit : « L'exploitation devint de plus en plus efficace et impitoyable. (…) De toute évidence, les Kuba ont été exploités plus intensément en 1906 qu'auparavant, malgré les ravages encore non réparés de la guerre (…) L'année suivante, les cadres de la Compagnie et leurs capitas s'efforcèrent d'augmenter le volume de caoutchouc produit dans un effort frénétique visant à compenser la chute des prix sur le marché mondial. En conséquence, une série d'incidents violents éclatèrent dans tout le royaume. »
En avril 1907, le père Polet, missionnaire et salarié de la C.K. fut tué par un villageois de Baamboy alors qu’il collaborait avec le capita local à la récupération d’une « dette » à l’égard de la Compagnie, laquelle devait être payée par… une livraison de caoutchouc. L’homme qui donna le coup de couteau mortel fut arrêté par la milice du roi. Durant l’automne 1907, les villageois de Mwek refusèrent de continuer à collecter du caoutchouc sous la pression d’un capita armé, un certain Mokendjii, qui les empêchait de cultiver leurs champs, de chasser et de reconstruire leurs maisons en mauvais état depuis la répression de la révolte de 1904… Par contre, ils étaient obligés de participer à la construction d’une grande maison pour le capita et de lui livrer des chèvres et des poulets. En de telles circonstances, la Compagnie pouvait compter sur la collaboration du roi et de sa milice pour remettre de « l’ordre ». Kot-A-Pey se rendit dans le village et après avoir constaté qu’il était déserté par ses habitants, il fut accueilli par une pluie de flèches. Il entendit aussi des gens lui crier qu’ils ne le reconnaissaient plus comme roi. Alors sa milice pilla le village…
Dans le royaume des Kuba, la figure du roi demeurait sacrée. Malgré son manque de sollicitude à l’endroit du peuple, Kot-A-Pey conservait un certain prestige. Ainsi Vansina raconte que les révoltés de Mwek eurent des regrets, sans doute renforcés par l’odeur de la poudre : « Quelque temps plus tard, les notables de Mwek, désireux de faire amende honorable, offrirent un tribut au roi. Il refusa de l'accepter jusqu'à ce que l'un de ceux qui avaient tiré des flèches lui fût livré. Cette exigence n’avait rien d’exceptionnel. Comme Sheppard en témoignera plus tard, bon nombre des prisonniers du roi étaient des personnes qui avaient refusé de travailler et qui avaient été dénoncées par les directeurs de la Compagnie ou par leurs capitas. »
Le précité William Sheppard contribua à faire vaciller ce système d’exploitation. En janvier 1908, dans le « Kasaï Herald », il publie un texte qui connut un grand retentissement. Le missionnaire dénonçait les souffrances endurées par le peuple Kuba à cause de « sociétés commerciales » exploitant le caoutchouc. Sans doute ne nommait-il pas explicitement la C.K. mais il n’y avait pourtant pas le moindre doute que c’était d’elle qu’il s’agissait dans cet article, étant donné la position monopolistique de cette société dans le bassin du Kasaï.
Sous le titre du « Du pays des Kuba », Scheppard écrivait alors : « Ces hommes et ces femmes, grands, forts, qui de temps immémorial étaient libres, cultivaient librement de larges quantités de maïs, de tabac, de patates, chassant les éléphants pour l'ivoire et les léopards pour leurs peaux, qui avaient toujours eu leur propre roi et un gouvernement respecté, des fonctionnaires veillant sur les lois, établis dans tous les villages du royaume, peuple magnifique de 400.000 âmes environ, sont entrés dans un nouveau chapitre de leur histoire. Il y a peu d'années seulement, les voyageurs qui traversaient cette contrée les ont trouvés, occupant des habitations spacieuses, de 1 à 4 chambres, vivant heureux avec leurs femmes et leurs enfants, une des tribus les plus prospères et les plus intelligentes de l'Afrique, quoique vivant dans un des endroits les plus reculés de la planète. En les voyant si heureux, si occupés, si prospères, on ne pouvait s'empêcher de trouver que ce peuple avait reçu en partage un sort merveilleux. Mais au cours des trois dernières années comme ils ont changé ! Leurs champs sont couverts de mauvaises herbes et de brousse, leur roi est devenu un esclave, leurs maisons, pour la plupart ne consistant qu'en une seule pièce à moitié achevée, totalement négligées. Les rues de leurs villages ne sont plus propres et bien balayées comme autrefois. Et leurs enfants crient pour avoir du pain. Pourquoi ce changement ? Voici en peu de mots. Des sentinelles armées de compagnies concessionnaires forcent hommes et femmes à passer le plus clair de leur temps, jours comme nuits, dans les bois, pour faire du caoutchouc, et le prix qu'ils reçoivent est si maigre qu'ils ne peuvent pas en vivre. (…) »
A la suite de cet article, un rapport fut rédigé en 1908 par le vice-consul de Grande-Bretagne au Congo, Wilfried Thesiger : au bout d’une visite de trois mois dans le bassin du Kasaï qu’il mena en compagnie de Sheppard, il dénonça lui aussi des exactions et la ruine du peuple Kuba, en tant que conséquences du système d’exploitation mis en place pour récolter le caoutchouc. Mais la C.K. rétorqua que le séjour du diplomate avait été trop court et qu’on lui avait montré « les pires endroits du pays ». Aussi elle attaqua en justice les missionnaires Sheppard et Morisson (l’éditeur du journal du Kasa¨Herald), réclamant une énorme somme d’argent en dommages et intérêts. Le procès se tint à Léopoldville en 1909. Des Kuba s’y déplacèrent, même si c’était très loin de chez eux. Ils voulaient absolument témoigner en faveur de celui qui avait eu le courage de dénoncer les violences dont ils étaient les victimes. Aussi, des missionnaires vinrent du monde entier pour soutenir leurs collègues poursuivis. Le grand avocat et homme politique Emile Vandervelde se déplaça au Congo pour assurer la défense des révérends poursuivis. Les Etats-Unis pesèrent enfin de tout leur poids sur le gouvernement belge qui venait à cette époque d’annexer le Congo de Léopold II et attendait encore une reconnaissance de ce fait par les Américains. In fine, la justice du Congo belge produisit un jugement plein d’hypocrisie, permettant d’éviter un incident diplomatique. Afin de ne condamner personne, le juge décida que « le prévenu Sheppard n’avait pas eu l’intention de s’attaquer à la compagnie du Kasaï. L’article ne référait pas, et ne pouvait pas se référer, à la Compagnie du Kasaï. » Salomon n’aurait pas fait mieux.
La « dispersion » des statues royales
Dans l’intervalle, le roi Kot-A-Pey avait décidé de moduler sa stratégie de collaboration. En 1908, lors de l’annexion de l’EIC par la Belgique, il devint un fidèle allié de la nouvelle administration du « Congo belge », ce qui ne l’empêcha pas de garder de bonnes relations avec la C.K. , qui continua à le couvrir de cadeaux. C’est à cette époque qu’il procéda à la « dispersion » des statues royales qui avaient été conservées soigneusement par nombre de ses prédécesseurs sur le trône.
Un homme joua un rôle central à cet égard. L’ex-collaborateur de la C.K. et de l’EIC dont nous évoquions les écrits au début de cet article : Emile Torday. Cet ethnologue séjourna à la cour de Kot-A-Pey entre le 24 septembre et le 21 décembre 1908. A l’époque, Torday portait son costume de scientifique : il cherchait à rassembler des objets ethnographiques pour enrichir les collections du British Museum. Torday était un collecteur « engagé ». Interrogé par un journaliste belge en novembre 1908, il déclara notamment : « Franchement, je ne crois pas que le travail de collecte de caoutchouc ait eu une influence fâcheuse sur la vie sociale des Kuba. »
Vansina a procédé au décodage de ce mensonge flagrant : « Cette déclaration était évidemment fausse. (…) Avant de partir avec son expédition, Torday avait promis à la Compagnie du Kasaï de ne pas faire de commentaires "politiques" défavorables. En échange de cette promesse et de celle de rassembler des objets ethnographiques pour la société, Torday obtint une subvention de 5 000 francs, un accès gratuit aux steamers de la société et un crédit local de 5 000 francs supplémentaires. » Ces affirmations fondées sur des pièces précises que l’historien a pu consulter dans les archives de la Compagnie du Kasaï à Dima (RDC) : lettre de Torday du 7 août 1907 et ordonnance du directeur général à Bruxelles au directeur de Dima du 2 octobre 1908. Un autre collecteur, l’Allemand Frobenius cité plus haut, bénéficia du même type de soutien accordé par la C.K.
En 1908, parmi bien d’autres objets, en échange d’un aigle vivant et de quelques menus cadeaux, Kot-A-Pey « donna » 4 statues royales (ndop) à Torday. 3 d’entre elles font toujours la « fierté » du British Museum, la quatrième aboutit en 1924 au musée du Congo, via un « don des Amis du musée » : elle devint l’objet n°EO.0026.555. Torday rapporta qu’il avait négocié âprement avec le roi et ses conseillers. Il utilisa aussi un argument que l’on entend encore aujourd’hui dans le cadre du débat sur la restitution des œuvres d’art africaines conservées dans des musées occidentaux : le roi Kuba lui-même aurait estimé que ces objets seraient plus en sécurité en Europe ! Dans un de ses rapports, - il est cité par l’historienne de l’art américaine Alisa La Gamma (Metropolitan Museum of Art) - Torday écrivit : « Le Nyimi était tout disposé à me donner la statue de Shamba (ndlr : l’un des ndop) ; il voulait que celle-ci aille en un endroit sûr et soit vue par les peuples de toutes nations (…) Le Roi savait que dans le Mushenge, elle pouvait être détruite n'importe quand, à la suite d’un incendie ou d’une invasion étrangère. »
Cela dit, on n’est pas forcé de prendre pour argent comptant l’histoire racontée par le « collecteur » Emile Torday. On est même plutôt en devoir de la contextualiser. Vansina parle du « harcèlement » de l’envoyé du British Museum pour obtenir les statues à l’égard d’un « roi désorienté ». Il estime en effet que l’ethnologue fut « sans doute aidé par le climat politique troublé du moment ». Il précise que Kot-A-Pey, dont nous avons vu l’évolution des allégeances successives, se déposséda de ces objets sacrés « malgré l'âpre opposition de la majorité de ses conseillers ». Dans son livre, « Being colonized », l’historien avance que « le roi fut amené à céder les statues à contre-cœur parce qu’il avait un besoin concret et urgent de l’appui de Torday auprès de l’Etat, en partie pour contrebalancer la pression exercée sur lui par la compagnie du Kasaï pour produire plus de caoutchouc, mais surtout pour se défendre contre des accusations diverses et presque continuelles de la mission presbytérienne à son encontre. Encore l’année précédente un agent de l’état l’avait brièvement placé en détention à la suite d’une calomnie de la mission et, pendant son séjour, Torday dut démentir une nouvelle accusation des missionnaires presbytériens selon laquelle il préparait un soulèvement imminent. Au même moment, le roi devait aussi se défendre contre l’accusation du consul anglais selon laquelle il avait participé à des atrocités pour augmenter la récolte du caoutchouc, des mises en cause qui provenaient des mêmes missionnaires. (…) Torday qui avait été d’abord un agent de l’Etat et ensuite l’employé de la Compagnie du Kasaï était donc un interlocuteur valable pour le roi. (…) Il put tranquilliser les autorités et faciliter une alliance durable entre le roi et l’administration, souhaitée d’ailleurs par les deux parties. On peut aussi se demander si Kot-A-Pey n’a pas imaginé que ce don à un émissaire du British Museum aurait pu servir de contrepoids en Angleterre aux accusations lancées contre lui. »
En 1905, les premiers dons de la Compagnie au musée du Congo
Ce « roi désorienté » « dispersa » beaucoup. Sept mois après l’épisode Torday, il offrit un autre « ndop » au ministre belge des Colonies fraichement nommé, Jules Renkin (Parti catholique). Ce dernier fit don de cette statue royale au Brooklyn Museum of Art de New-York où elle se trouve toujours. Selon Vansina, ce présent de Kot-A-Pey à cet officiel « renforça son alliance avec l’Etat et lui assura une protection efficace au cœur même de l’administration coloniale ». Les visites se succédèrent alors chez le roi et la politique des cadeaux fait à ces étrangers en situation de force se poursuivit. Certains complétèrent l’importante collection d’objets de la Compagnie du Kasaï qui finit, pour partie, au Musée de Tervuren. D’autres rejoignirent des collections privées, comme cette statue royale évoquée plus haut qui appartint pendant un temps à l’Aga Kan, après avoir transité par une propriétaire danoise, avant d’être revendue à Paris, prenant à chaque fois de la valeur marchande, s’éloignant toujours plus de sa raison d’être initiale.
Dans cette valse mercantile, on peut signaler une vente en 2001, à l’hôtel Drouot de l’une des pièces qui fit partie de la grande « dispersion » autorisée par Kot-A-Pey, le roi éloigné de son peuple et de ses conseillers. Le site de la salle de vente donnait les renseignements suivants : « Abritée depuis plus de 75 ans dans une ancienne collection privée Belge, l'effigie "ndop" du roi Miko mi-Kyeen qui régna sur le peuple Kuba de 1901 à 1902 a été redécouverte. Elle s'est vendue 45 500 Euros le 29 Octobre 2001 sous le marteau de Maître Cornette de Saint Cyr (…). Obtenue vers 1925 d'un ancien administrateur colonial en poste au Kasaï par les beaux-parents de l'actuel propriétaire qui y séjournèrent eux-mêmes jusqu'aux années 1930 (…), cette statue a « probablement dû voir le jour entre le décès de Miko mi-Kyeen en 1902, et le début de la dispersion du trésor royal par son successeur Kot-A-Pey, en 1908. »
Par la suite, Kot-A-Pey et ses successeurs continuèrent à donner leurs trésors. Vansina explique qu’ils étaient persuadés que le fait d’abandonner de la sorte des « ndop de grande valeur pouvait aider à résoudre des questions très importantes de façon satisfaisante ». Et c’est ainsi que jusqu’à l’indépendance, toute personne représentant le haut niveau de l’autorité coloniale reçut l’une ou l’autre pièce de valeur, notamment « pour services rendus ». Vansina expliquant que « les récipiendaires étaient conscients de la valeur monétaire considérable d’un cadeau pareil », ce qui eut souvent pour conséquence « qu’ils gardèrent ces cadeaux pour eux ».
L’historien ajoute ce commentaire : « Comme les cadeaux faits pendant toute l’époque coloniale avaient une valeur commerciale on pourrait donc interpréter ces cadeaux comme des pots-de-vin. Pourtant il faut tenir compte également de la culture du don et contre-don kuba ou le contre-don doit être plus somptueux que le don pour démontrer la supériorité du roi. » On doute cependant que les statues royales eussent quitté le royaume s’il n’y avait pas eu, à une certaine époque, une incroyable succession de faits de violences, de massacres, s’inscrivant dans le cadre d’une politique de conquête coloniale visant à soumettre le très ancien royaume des Kuba.
« Tous n’étaient pas des anges, on le sait »
Quant à la C.K., après le vent des critiques retombé, elle continua ses aventures congolaises, perdant finalement sa spécificité caoutchoutière, exploitant l’élaïs pour l’huile et des mines d’or et de diamant via diverses filiales. C’était là la condition de sa survie car, le 22 mars 1910, l’Etat belge dans le droit fil de l’annexion de l’EIC, avait mis fin à sa situation de monopole. Des capitas furent alors licenciés, d’autres furent condamnés par la justice mise en place par la nouvelle administration coloniale (voir plus bas), la milice de Kot-A-Pey fut dissoute. En outre, le Parlement ordonna au gouvernement de ne pas conserver de participations dans la C.K. qui, le 11 février 1911, racheta les 2010 actions de l’EIC pour un montant d’un plus de 11 millions de francs. A cette fin, la C.K. dut faire un emprunt de 7 millions de francs, mais elle rentra largement dans ses frais après la 1ère guerre mondiale lorsqu’elle mit en vente les actions de l’EIC et qu’elle trouva sans peine de nouveaux investisseurs privés.
Il est vrai que dans l’intervalle, les polémiques autour de ses pratiques brutales s’étaient éteintes sans trop de casse. Elles n’avaient en tous cas pas empêché la C.K. d’exposer à Tervuren, mais aussi à Anvers et à Charleroi, des objets qu’elle avait récoltés. Ce qui démontre qu’elle n’avait pas si mauvaise presse. On constate d’ailleurs en lisant les « instructions permanentes » qui étaient données à ses collaborateurs à quel point, comme d’ailleurs d’autres sociétés privées, elle fut un rouage important du système colonial. Ces « instructions permanentes » prescrivaient que « mensuellement et, lors de chaque nouveau voyage, les agents renseignent l’administration (de la Compagnie) non seulement sur les évènements politiques qui peuvent se produire mais sur les ressources des contrées qu’ils visitent, leur topographie, leurs richesses minérales, leurs habitants ». Une brochure de la C.K. explique que « c’est ainsi que Tervuren et le Jardin Botanique de Bruxelles s’enrichirent de collections que la Compagnie leur procura. »
Aussi, la statue de Kot-A-Ntshey actuellement présentée dans l’exposition « Art sans Pareil » ne fut qu’un présent de la C.K., parmi de nombreux autres. Les premiers dons de la Compagnie du Kasaï datent de 1905 : 11 items qui entrèrent dans les collections en pleine « question congolaise », alors que cette année-là, la C.K. était brocardée par une commission d’enquête Janssens. Un deuxième don fut fait en 1910 (40 objets), à l’époque de la grande « dispersion ». En 1913, survint le don le plus important : plus de 1 300 pièces de collection en provenance de ce Kasaï. Bien d’autres objets ont fait le voyage du Royaume Kuba jusqu’à Tervuren. Ils sont si nombreux que tout ne peut être exposé. Alors, ils restent stockés dans les immenses réserves du MRAC. Dans les années 1970, l’historien de l’art Joseph Aurélien Cornet passa d’ailleurs quelques semaines à photographier certaines de ces pièces qu’il référença dans l’un de ses nombreux carnets de notes : ce document-là est aussi accessible en ligne sur le site de l’Université américaine de Loyola (New Orleans). On a déjà mentionné plus haut la collection Emeri Cambier du nom du chef de la mission catholique du Haut-Kasaï. D’autres pièces de choix furent données ou vendues au musée de Tervuren, non pas par la C.K. elle-même, mais par certains des individus (ou leur descendants) qui travaillèrent pour la Compagnie (voir plus haut).
Comme on le voit, le musée de Tervuren doit beaucoup au royaume Kuba et… à la Compagnie du Kasaï. Par un juste retour des choses, pour payer une partie de sa dette morale, avant de restituer, un jour certainement, des objets culturels essentiels, le MRAC ne serait-il pas bien inspiré de faire connaître la vraie histoire de la « colonisation » des Kuba ? Peut-il se contenter de montrer des « objets merveilleux » donnés par la C.K. sans dire la misère et les souffrances des populations qui furent exploitées sous le joug d’une société monopolistique au temps du caoutchouc rouge ? Le catalogue de l’exposition « Art sans pareil » donne une réponse malheureusement négative à ces questions. D’une manière générale, il parle plus de l’esthétique de certains objets que d’humanité. Il parle uniquement d’art en effaçant les traces de sang. Il propose des réflexions ethnographiques sans aborder réellement le contexte historique de la colonisation, ne permettant pas aux visiteurs du musée de comprendre que la présence de ces « objets merveilleux » qu’ils contemplent en ce lieu est un prolongement contemporain de ce que fut la violence coloniale.
Les objets donnés par la C.K. ont-ils été mal acquis ? La question est élémentaire au regard de l’histoire de ce donateur qui ne saurait être écrite sur base de ses professions de foi si souvent répétées. En 1952, célébrant son cinquantenaire, la C.K. publia à nouveau une brochure. A cette époque, les historiens et les universitaires que nous avons cités plus haut n’avaient pas encore mené leurs recherches qui mettent à néant ce que fut la communication de la Compagnie sur la première partie très controversée de son existence. La brochure avançait ceci : « Le nom de la Compagnie du Kasaï est lié à l’histoire du progrès moral, matériel et social des populations parmi lesquelles elle exerce ses activités ». A propos de ses agents qui œuvrèrent au temps des ténèbres, la C.K. estimait qu’il s’était agi de personnes « d’origine très diverses, de mentalité bigarrées, habitué à user de latitudes. En grande majorité, certes, des braves, voués à une rude besogne (…) dont ils s’acquittaient pourtant avec conscience et courage. (…) Il y avait du meilleur, et il y avait, bien sûr, du pire ; les réactions individuelles aux climats tropicaux sont parfois imprévisibles et les âmes médiocres ne résistent pas à l’oppression de la solitude, ou à la crainte de l’inconnu, ou encore au redoutable enivrement que procure l’exercice de l’autorité. (Le directeur général) Dryepont, médecin, soldat explorateur (…) sut tirer parti de tout ce monde qu’il souleva, après avoir sabré quand il fallait. »
Non dépourvue de cynisme, la brochure de la CK disait que la fin (le caoutchouc) avait bien justifié les moyens mis en œuvre pour maximaliser sa récolte : « Assurément, l’accomplissement avait comporté pas mal de mécomptes, pas mal d’échecs et d’erreurs, et même des tragédies, et ce n’est pas sans vicissitudes, parfois cruelles, qu’on atteignait au but. » Elle plaidait la cause des « 1500 agents européens (qui) ont participé à l’œuvre » : « Tous n’étaient pas des anges, on le sait ; on sait aussi les conditions plus qu’ardues auxquelles ils devaient faire face, avec des moyens souvent sommaires ou encore mal adaptés, sous un climat parfois déprimant, parmi des populations tout au moins méfiantes par nature et que les exactions de la traite et les guerres tribales avaient conduites à repousser l’étranger. En dépit des instructions de la Compagnie, de ses recommandations et de ses rappels à l’ordre, des fautes furent commises et des abus dus pour la plupart au manque de sang-froid de ceux qui les commirent. Encore que l’examen objectif des faits montre que ce fut l’exception : au total 60 cas durent être retenus pour être déférés aux tribunaux et donnèrent lieu à 11 condamnations. Quelle autre conquête coloniale peut enregistrer moins de fautes ? (…) »
Dans les années ’50, la C.K., regardant dans un rétroviseur déformant, avançait encore que « la réputation de la Compagnie fut assez généreusement nourrie pendant tout un temps par une opinion friande de scandales, qui lui fit bonne place. Elle devint ainsi la cible de polémistes de talent qui la chargèrent sans ménagement, et sans trop s’éclairer. Elle répondit victorieusement en 1906 dans une brochure de 100 pages qui expose son origine et ses activités et en 1910, à l’occasion de l’Exposition de Tervuren par une seconde brochure fortement documentée. » Cet article démontre que les arguments « victorieux » de la C.K. ont été balayés par les recherches historiques réalisées après l’indépendance congolaise. Le MRAC ne devrait-il pas en tenir compte ?
Ce n’est pas à nous, ici et maintenant, de clôturer le débat sur l’éthique de posséder et d’exposer dans un musée belge des « objets merveilleux » qui sont un héritage direct de l’immonde époque du rush sur le caoutchouc. Il y a des responsables politiques dont c’est normalement le métier d’ouvrir ce type de débat mais, dans les assemblées belges, ils sont peu nombreux. En attendant un réveil de l’humanisme dans cette Belgique où l’on incendie désormais des centres d’accueil pour réfugiés et où des héritiers idéologiques de l’EIC entonnent des chants racistes en marge de festival de musique ou font des cris des singe dans les stades de foot, le musée de Tervuren devrait commander aux scientifiques de talent qu’il emploie, de rédiger des catalogues plus complets. Peut-être que les écoliers qui les découvriraient, qui en parleraient avec des professeurs avisés, seraient définitivement vaccinés contre le racisme.