21 Décembre 2019
En haut à droite, le vrai Léon Rom. A côté de lui, sa version hollywoodienne, un personnage incarnant le mal absolu qui fut interprêté par Christoph Waltz en 2016. En bas à droite, l'un des 208 objets de la collection "Rom" au Musée de Tervuren, lequel ne raconte pas l'histoire de ce "collecteur" très particulier à ses visiteurs. - © Warner Bros, doc et Mrac .
Une enquête publiée sur le site Paris Match.be, le 21 décembre 2019.
Au faîte de sa carrière coloniale, Léon Rom eut l’horrible réputation de collectionner des crânes rassemblés lors d’expéditions punitives. Cet agent belge de l’Etat indépendant du Congo inspira des auteurs de fiction qui virent en lui un personnage emblématique de la violence coloniale. Durant ses séjours en Afrique, l’homme « collecta » de nombreux objets « ethnographiques ». Après sa mort, ils furent achetés par Tervuren : 208 pièces enregistrées en 1925. Lorsqu’il présente des éléments de la collection « Rom » à ses visiteurs, le musée ne dit rien de l’histoire controversée de ce collecteur qui fut aussi un propagateur du racisme en Belgique.
Au Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC), les étiquettes qui présentent les objets ethnographiques sont parfois aussi muettes que ces innombrables plaques de rue qui, dans toute la Belgique, célèbrent les noms de coloniaux aujourd’hui oubliés. Par exemple, dans la vitrine où se trouve l’objet n°EO.00.28550, une plaquette donne cette information très succincte : « Mbwoongitwool en forme d’appui-dos. Collecté par L. Rom (années 1890) ».
A condition d’être consciencieux, le visiteur pourra en savoir un peu plus en consultant un livret édité par le MRAC. Il apprendra alors que les « mbwoongitwool kuba (…) étaient exclusivement confectionnés par des femmes. » Qu’ils « étaient conservés essentiellement pour un usage funéraire : au moment du décès d’un homme ou d’une femme de quelque importance, son plus proche parent faisait présent de mbwoongitwool aux autres membres de la famille. Plusieurs exemplaires accompagnaient le défunt dans sa tombe (…) » Comme l’étiquette, le livret ne dit rien sur Léon Rom. Le visiteur du musée, à moins d’être un africaniste érudit ou… un journaliste curieux, regardera donc l’objet funéraire en restant dans l’ignorance du parcours pour le moins interpellant du collecteur du « mbwoongitwool ». Partant, on ne lui dit rien non plus du contexte historique dans lequel l’objet a été acquis alors que cela est de nature à nourrir la réflexion sur ce que fut la nature réelle de l’entreprise coloniale.
C’est là une occasion manquée – une de plus – pour le MRAC. En mars 2018, son directeur nous annonçait l’avènement d’un musée plus ouvert, jetant un regard sans concession sur l’origine de ses collections, devenant un outil de réflexion sur le temps de la colonie, participant résolument à la décolonisation des mentalités en Belgique. On est encore loin de la coupe aux lèvres… Même si le site de l’institution, récemment remis à jour, mentionne bien que ses collections « ont été constituées en grande partie pendant la période coloniale » et que « ce fait pose inévitablement la question de la manière dont elles ont été acquises, et donc de celle d’une restitution éventuelle à leur pays d’origine. » Même si ce site précise encore que « le musée intensifie l’étude de la provenance des objets susceptibles d’avoir été acquis de manière illégitime.» Et même si, après notre article sur le masque « emblématique » de Luulu (en septembre), la direction du MRAC a fait part (en octobre) de son intention de mettre sur pied une exposition consacrée aux « objets volés »… Pour sûr, un tel évènement qui est annoncé pour 2020 ne sera pas sans poser quelques questions existentielles à ses concepteurs… Quels arguments emploiera l’équipe marketing du musée ? « Venez admirer tout ce qui a été pillé aux Africains ? » Faudra-t-il en plus payer un billet d’entrée ? Avec une réduction pour les membres de la diaspora congolaise, étant entendu que leurs ancêtres ont participé aux frais ?
Dans une salle d’exposition du musée, l’objet E0.00.28550 est perdu parmi d’autres pièces numérotées. Le livret (à gauche) et l’étiquette se trouvant en vitrine donnent un information minimale sur le collecteur : son nom. Fin du débat. -© Mrac/Michel Bouffioux
Dans plusieurs volets de cette longue enquête entamée début 2018, nous avons replacé différents objets exposés à Tervuren dans le contexte historique, fort peu présentable, de leurs acquisitions. Notre précédent article sur le masque de Luulu portait plus particulièrement sur l’époque de terreur coloniale qui s’est étalée entre 1890 et la première décennie du 20ème siècle : le temps du caoutchouc rouge, de la chasse à l’ivoire. Le temps de l’Etat Indépendant du Congo (E.I.C.), des expéditions punitives, des mains coupées, des incendies de villages des exécutions sommaires, des guerres de conquêtes territoriales. Ce temps fut particulièrement favorable aux pillages d’œuvres d’art et d’objets ethnographiques ; il facilita aussi les transactions douteuses, déséquilibrées, viciées par des rapports de force.
Le collecteur du « mbwoongitwool » dont le musée ne dit rien à ses visiteurs fut un acteur de ce temps des ténèbres. Pour en savoir plus sur Léon Rom, il convient de plonger dans les archives d’un certain Théophile Wahis, soit un personnage qui eut son importance mais qui est aujourd’hui l’exemple type de l’« illustre inconnu ». Pour les nombreux automobilistes qui empruntent la grande ceinture de Bruxelles à hauteur de Schaerbeek, Wahis est en effet un nom très familier : celui d’un boulevard fort fréquenté aux heures de pointe. Pour le reste… Qui sait encore que ce Wahis fut un gouverneur général de l’E.I.C ? Qui sait encore que cet homme fut l’un des fidèles serviteurs du système Léopoldien ? Qui pourrait s’imaginer qu’une artère importante de la capitale de l’Europe puisse porter le nom d’un individu qui, au temps des atrocités, cautionna les prises d’otages pour forcer au travail des populations colonisées?
Théophile Wahis était un gouverneur général imprégné de la raison d’Etat… Etant entendu que la raison d’être de l’E.I.C était financière : toujours plus de caoutchouc, toujours plus d’ivoire, toujours plus de travail forcé, toujours plus de profits pour Léopold II et pour les investisseurs privés qui avaient reçu leur part du gâteau, c’est-à-dire des concessions pour exploiter des parties du « domaine ». Cette entreprise de prédation causa énormément de souffrances et de misère. Avec le lucre pour mobile, elle sema la mort. Aussi, elle déclencha des actes de résistance désespérés au sein des populations opprimées. En outre, ces crimes nourris par l’avidité provoquèrent de nombreuses réactions d’indignation à l’international, principalement dans le monde anglo-saxon alerté par les témoignages accablants de voyageurs et de missionnaires protestants. Dès juillet 1890, dans une lettre adressée à Léopold II, le pasteur noir américain George Washington Williams dénonçait les atrocités commises dans ce « Congo Free State » qui n’avait alors que cinq ans d’existence. Vinrent ensuite, parmi d’autres, les accusations de l’« Arborigene Protection Society ». Il y eut même des dénonciations de l’horreur au sein de l’état fantoche que s’était construit Léopold II. En témoignent, par exemple, des rapports et des lettres du juge Marcelin De Saegher entre 1892 et 1895. Il y eut enfin quantité d’articles de presse – hors de Belgique surtout – fustigeant la cruauté de la jeune colonie.
En mai 1896, c’est dans cette atmosphère de scandale que Théophile Wahis entama une tournée d’inspection générale dans les districts de l’Equateur et des Stanley Falls. L’envoyé de Léopold II devait jouer le rôle d’un pompier mais il ne pût s’empêcher de constater de nombreux crimes et abus. Dans ses écrits (conservés aux MRAC et aux Archives de l’Etat), on décèle assez facilement les tourments relatifs du gouverneur général : lorsqu’il découvre l’innommable, parfois il le dénonce dans des courriers adressés à ses supérieurs basés à Bruxelles mais, ensuite, systématiquement, il rationnalise, modulant son jugement à l’aune d’une priorité qui n’a rien d’humanitaire : les chiffres d’exploitation de la colonie. « L’Etat ne peut maintenir son existence qu’au moyen de très larges et très fructueuses récoltes » (de caoutchouc et autres ressources), lui avait écrit personnellement Léopold II, en avril 1892.
Le 2 novembre 1896 fut l’un de ces jours où Wahis ne put rester silencieux. Dans une lettre rédigée à Kasongo dans le Maniema, il exprima son indignation à nul autre que le secrétaire d’Etat Edmond van Eetvelde, autrement dit le premier ministre de l’E.I.C. Conservé par les Archives de l’Etat à Bruxelles, cet écrit évoque, parmi d’autres cas d’agents léopoldiens problématiques, celui de… Léon Rom, le collecteur du « mbwoongitwool » exposé à Tervuren, flanqué d’une étiquette « muette ». Entre autres considérations Wahis écrivit ceci : « La région où je me trouve pourrait s’appeler le pays des horreurs… S’il y avait ici des missionnaires anglais, ils feraient une bonne moisson pour leurs journaux. Je vous signale quelques agents qui ont été condamnés, mais d’autres ont la réputation d’avoir tué des masses de gens pour des raisons futiles. On dit que M. Rom, qui pour la presse belge est aussi un héros, avait aux Falls (ndlr : la station des Stanley Falls) un parterre de fleurs, complètement entouré d’une bordure faite des crânes humains qu’il pouvait recueillir. Il y avait une potence en permanence devant le poste ! Quelle aberration ! ».
Ne serait-il pas utile que le MRAC fasse part à ses visiteurs des considérations du gouverneur général à propos du « collecteur » du « mbwoongitwool » ? Ne le serait-ce pas alors que le musée possède plus de 200 autres objets « collectés » par Léon Rom ? Ne serait-ce pas remplir une mission de service public que la collection « Rom » ne soit pas seulement « montrée » mais qu’elle serve d’incitant à un regard critique sur l’Histoire ?
Après un début de carrière au sein de l’armée belge (1876-1884), Léon Rom occupa de très nombreuses fonctions dans l’administration de la colonie léopoldienne. Simple agent lors de son recrutement (février 1886), vérificateur des droits de douane (novembre 1886), commissaire de district faisant fonction à Matadi (janvier 1887), huissier près du tribunal de 1ère instance du Bas-Congo (février 1888), commissaire de 1ère classe (octobre 1888), Commissaire ad interim du district de Banana (août 1889), juge suppléant au tribunal de 1ère instance du Bas-Congo et lieutenant de la Force publique (septembre 1889), chef de la station du « Stanley Pool » (janvier 1890), substitut suppléant du Procureur d’Etat à Léopoldville (mars 1890).
Dans son costume de lieutenant de la force publique, Léon Rom participa à nombre d’expéditions punitives. En novembre 1890, par exemple, contre des populations Bakwa. Dans un carnet de notes qui est conservé à Tervuren, l’officier est aussi pudique qu’une étiquette de musée quand il évoque cet évènement : « Expédition contre les Bakwa-Mulédi, avec le capitaine Descamps. ». Mais certains de ses collègues ont témoigné plus complétement. Ainsi le commandant Oscar Michaux (l’homme du masque volé de Luulu) explique que cette expédition « devait se rendre chez les Bakwa Kassasu et chez les Bakwa Muledi » pour soumettre, avec des fusils et des canons, des populations qui se défendaient avec des flèches et des mousquets.
Voici le récit que Michaux fit de ce massacre : « Ces deux peuplades se trouvaient sur la seule route que nous connaissions alors pour aller de Lusambo à Luluabourg. (…) Le 1er novembre 1890, nous nous mîmes en marche avec cent cinquante bons soldats ; bien décidés à obtenir à tout prix la soumission des deux peuplades. (…) Nous arrivons au premier village des Bakwa Muledi. Celui-ci est désert et a été brûlé par ses habitants. Le doute n’est donc plus possible ; loin de se soumettre, c’est la guerre qu’ils veulent (…) Arrivés à environ cent mètres de l’ennemi, une grêle de flèches tombe à nos pieds et leurs mousquets nous envoient une volée de balles. (…) Feu à volonté de cinq cartouches ! Un feu terrible éclate sur notre ligne et, en moins de cinq minutes l’ennemi affolé se sauve dans toutes les directions. Leur folle présomption leur a coûté au bas mot de soixante à quatre-vingts hommes. » En ce temps-là, cela valait décoration.
En novembre 1891, Rom participe à une expédition contre des Luba dans le Kasaï, district dont il devient ensuite le commissaire. En mai 1892, il fait la guerre au chef Kanyok, Musembé. Entre novembre 1893 et janvier 1894, il prend encore part à la « campagne arabe » et, durant celle-ci, un épisode lui forge, comme le signalait Wahis, une réputation de « héros » en Belgique. Alors que les troupes de l’E.I.C. font le siège d’un « boma » (fort) dans le Maniema, un chef accepte de négocier sa soumission à condition qu’un agent de la force publique ose venir, désarmé, en son fortin. Comme le raconte l’une des hagiographies coloniales de l’intéressé, « Rom s’offrit » : « Il voyait les troupes arabes derrière les remparts, leur fusils prêts à tirer », raconte-t-on dans ces pages qui célèbrent le temps colonial avec un art certain du récit dramatique. « Un émissaire du chef vint l’inviter à entrer dans la forteresse, le Sultan lui faisant remettre son Coran, comme sauf-conduit. Malgré les craintes de l’interprète, qui flairait une embuscade, Rom pénétra courageusement dans le boma ; après deux heures de négociations, il en sortit emportant un drapeau arabe comme preuve de soumission de l’ennemi. »
En janvier 1894, Léon Rom est nommé chef de la station de Kasongo. Un lieu terrible. Des « libérés » y étaient déportés pour y être transformés, de gré ou de force, en soldats de l’E.I.C. Bon nombre mourraient de malnutrition, de mauvais traitements, d’exécutions sommaires. Parmi les survivants, certains devenaient des brutes violentes au service de l’Etat, prêtes à participer aux expéditions punitives, aux opérations de conquête ou encore à forcer des populations au travail.
Le 26 avril 1894, Rom reçoit le commandement de la station des Stanley Falls. C’est à cette époque, plus précisément en février 1895, que son horrible collection de crânes interpelle un témoin qui visite la région administrée par l’officier belge. Il s’agit du voyageur anglais E.J. Glave qui évoque nommément Léon Rom dans un article publié en septembre 1897 par le « Century Magazine », une revue éditée à New York.
Sous un titre explicite, « Cruelty in the Congo Free State », Glave écrivait : « Le 19 ou 20 février (1895), j’ai quitté Stanley Falls pour Bazoko. Les autochtones sont obligés de transporter dans leurs canoës toutes charges de l’État pour rien ; ils doivent aussi fournir du personnel pour la station, généralement des femmes ; et chaque chef doit apporter une certaine quantité de poisson. De temps en temps, ils reçoivent une étoffe en guise de petit cadeau. (…) Les Arabes employés par l’Etat sont contraints d’importer de l’ivoire et du caoutchouc et ils sont autorisés à employer toutes les mesures considérées nécessaires pour obtenir ce résultat. (…) Ils pillent des villages, prennent des esclaves, et les rendent pour de l’ivoire. L’État n’a pas supprimé l’esclavage, mais a établi un monopole en chassant ses concurrents (…). Les soldats de l’État sont constamment en train de voler (…) Beaucoup de femmes et d’enfants ont été enlevés, vingt et une têtes ont été apportées aux Falls et le capitaine Rom s’en est servi comme décoration autour d’un parterre de fleurs devant sa maison ! »
En 1895 également, comme le révéla le journaliste Adam Hochschild, un lieutenant de la force publique fit une allusion pour le moins signifiante à Léon Rom. Dans son journal, Louis Leclerq écrivait à propos d’un collège de l’E.I.C. : « cet homme veut jouer le rôle d’un second Rom (…).» Un « second Rom » ? Pour cet agent, cela voulait dire ceci : « Il fait crever ses agents de faim, tandis qu’il donne des vivres en abondance aux femmes noires de son harem (car il veut jouer au grand chef arabe). (…) Récemment, il s’est mis en grande tenue chez lui, a réuni ses femmes, a pris en main une feuille de papier quelconque et a fait semblant de leur lire que le roi l’avait nommé grand chef et les autres Blancs de la station n’étaient que des petits Blancs (…) Il a fait donner dernièrement cinquante coups de chicotte à une pauvre petite négresse, parce qu’elle ne voulait plus être sa maîtresse, puis il l’a donnée à un soldat ».
En novembre 1895, au bout de son troisième terme au service de la colonie de Léopold II, Léon Rom fut nommé capitaine-commandant de la Force publique. Quelque temps plus tôt, il avait été fait Chevalier de l’Ordre royal du Lion sur recommandation des commandants Dhanis et Lothaire. En juin 1896, il reçut aussi la troisième raie de l’Étoile de service. Des décorations importantes pour un agent de l’E.I.C. Alors, bien sûr, avec de tels états de service, l’affaire de crânes, bien qu’elle fût connue du gouverneur général, resta sans suite. Même pas une enquête complémentaire, encore moins une sanction.
Le 6 décembre 1896, lorsque Théophile Wahis rédigea le rapport final de son inspection générale, cette histoire, cette « aberration » pour reprendre ses termes, fut passée sous silence. Cette fois-là, l’inspecteur général signala d’autres agents qui n’avaient rien à envier à Rom. Il parla de faits qui témoignent de la cruauté de l’époque tout en illustrant l’insoutenable légèreté d’une autorité de tutelle qui était bien plus en quête de résultats d’exploitation que de justice.
À Nyangwé, relevait le gouverneur général, « le lieutenant Lemery et le capitaine Stevelink se sont montrés vis-à-vis des noirs, indigènes, chefs indigènes et auxiliaires, d’une férocité de fauve, pendant ou jetant au fleuve tous ceux qui paraissaient les gêner. » Mais quelques lignes plus loin, dans le même rapport, Wahis n’en était pas moins louangeur pour le lieutenant Lemery, soulignant son « intelligence » et son « énergie réelle », rangeant la question des droits de l’homme dans l’armoire aux dossiers subsidiaires : « (Lemery) était arrivé à exercer un grand ascendant sur les noirs et il a obtenu de réels résultats. L’organisation des régions d’exploitation de la zone et du service de pagayeurs sont en grand partie dus à lui. ». Plus tard, ayant entamé en toute impunité une seconde carrière dans le privé, pour la Compagnie du Lomami, Emile Lemery évoquera ses méthodes dans une lettre : « C’est du caoutchouc puant le sang – c’est à coup de fusil qu’il faut travailler »
Comme Lemery et tellement d’autres ex-agents de l’E.I.C., Léon Rom fit aussi une seconde carrière dans le privé ; d’abord pour « La Kasaïenne », entre 1898 et 1901 ; ensuite pour la Compagnie du Kasaï (C.K.), entre 1901 et 1924. Toute la philosophie de l’époque, celle qui offrit l’impunité à ces personnes, se trouve dans cet extrait du rapport d’inspection de Wahis : « Pendant les trois mois que je viens de passer dans le district des Stanley-Falls, j’ai pu voir de près le système d’administration qui fonctionne dans ces zones. Il n’est pas douteux qu’il donne lieu à de graves abus ; mais pour les corriger aussi complètement qu’on le voudrait, il faudrait supprimer le système lui-même et on empêcherait ainsi le progrès (SIC) dans ces vastes régions pendant des années. (…) Le maintien de ce qui existe s’impose donc, on devra se borner à atténuer les défauts de cette organisation. » Charles Liebrechts qui était alors le Secrétaire général du Département de l’Intérieur de l’E.I.C. lui répondit : « Le Roi a insisté tout particulièrement auprès de moi, pour que je vous exprime toute la satisfaction que sa Majesté a éprouvée, en prenant connaissance de votre remarquable rapport. » Bref, Wahis finit baron et Léon Rom poursuivit sa carrière à la Compagnie du Kasaï, une société créée à l’initiative du roi.
En 1901, lorsque Léopold II œuvra à la création de la Compagnie du Kasaï (C.K.), une société mixte (E.I.C. – capitaux privés) qui reçut le monopole de l’exploitation du caoutchouc et de toutes autres ressources dans le riche bassin du Kasaï, Léon Rom fut aussitôt recruté. Il travailla pour la « Compagnie » jusqu’à son décès en 1924. Dans un article complémentaire à celui-ci, nous décrivons plus largement l’histoire controversée de la C.K. mais aussi ses récoltes d’objets qui se trouvent aujourd’hui à Tervuren. Nous aurions pu titrer ce second article comme celui-ci : « Les non-dits de la collection « Compagnie du Kasaï ». In fine, nous avons préféré : « Musée royal de l’Afrique centrale : Comme une odeur de caoutchouc ». Cette seconde enquête démarre par la lecture du catalogue de l’évènement « Art sans pareil », soit la première exposition organisée par le MRAC après sa réouverture, fin 2018. Le musée y présente un « ndop », soit une statue royale d’origine Kuba. Le catalogue de l’expo donne quelques informations sur ce que fut la fonction probable de l’objet dans le cadre des cérémonies d’investiture des rois Kuba mais il n’évoque nullement l’histoire de la conquête coloniale violente du royaume Kuba qui favorisa, à partir de 1908, la « dispersion » des statues royales, autrement dit des exportations vers divers marchands et musées en Europe et aux Etats-Unis.
Aussi le catalogue mentionne que ce « ndop » (numérotée E0.0015256) a été enregistré dans les collections en 1913 et qu’il s’agit d’un « don de la Compagnie du Kasaï » mais… Il élude totalement l’histoire controversée de ce collecteur qui s’illustra tristement par la brutalité de ses méthodes, au temps du « caoutchouc rouge ». Entre 1901 et 1908, la C.K. œuvra avec une liberté d’action totale sur un large territoire de 36 millions d’hectares. Elle bénéficia du soutien inconditionnel de l’Etat indépendant du Congo mais aussi de celui de la Mission catholique du Haut Kasaï, les pères de Scheut (d’autres donateurs du Musée, voir notamment les 1000 pièces de la collection « Emeri Cambier »), dont elle finançait l’implantation dans la région. Comme le résuma l’historien Jean-Luc Vellut : « L’avance coloniale dans cette région se fit suivant un double modèle binaire : État-C.K. et Scheut-C.K. »
Le catalogue du musée mentionne que cette statue royale Kuba a été enregistrée dans les collections en 1913 et qu’il s’agit d’un « don de la Compagnie du Kasaï » mais… Il élude totalement l’histoire controversée du collecteur qui s’illustra tristement par la brutalité de ses méthodes, au temps du « caoutchouc rouge ». -© Mrac/Doc
Rapidement, quand éclata la « question congolaise », les mauvais traitements infligés par des agents de la C.K. à l’égard des populations Kuba furent dénoncés. Entre juin 1907 et janvier 1908, Léon Rom était présent sur le terrain au Kasaï, alors que les méthodes d’exploitation mises en œuvre par la C.K. étaient au comble de leur brutalité. A cette époque, explique Jan Vansina le plus grand spécialiste de l’histoire du royaume Kuba, « les directeurs et les capitas (ndlr : des hommes de main armés, appelés aussi « acheteurs » qui faisaient pression sur les populations) s’efforçaient d’augmenter le volume de caoutchouc produit, dans un effort frénétique pour compenser la chute des prix sur le marché mondial. » Ces pratiques de prédation, mais aussi les opérations de conquête et autres massacres dont se rendirent coupables les agents de l’EIC, conduisirent à la destruction d’une grande partie du royaume Kuba, elles provoquèrent aussi famine et misère.
Malgré les nombreuses mises en cause, protestant toujours de son innocence, la C.K. continua ses aventures congolaises pendant de nombreuses années, perdant sa spécificité caoutchoutière et sa situation de monopole après l’annexion de la colonie par la Belgique. En 1910 et 1911, c’est une Compagnie prétendument bien sous tous rapports qui s’exposa à Anvers, à Charleroi et à Tervuren (exposition coloniale) et Léon Rom participa la préparation de l’évènement. La compagnie sut être reconnaissante de la bienveillance dont elle fut l’objet dans la mère patrie en étant un grand fournisseur d’objets pour le musée : plus de 1400 pièces de collection ! Le MRAC continue à les exposer aujourd’hui. Comme pour la collection « Rom », les étiquettes et catalogues de l’institution sont muets. Rien n’est dit de l’histoire « difficile » de la C.K., rien n’est dit des souffrances endurées par les Kuba au temps des ténèbres, cet époque durant laquelle nombre d’objets furent « collectés ».
Le 30 janvier 1924, alors qu’il se trouvait dans son bureau de la C.K., rue de Naples à Ixelles, Léon Rom s’écroula. Il fut inhumé au cimetière d’Etterbeek. Le 9 octobre 1925, sa veuve vendit sa collection d’objets congolais, soit 208 pièces, au Musée de Tervuren. Cette collection comprend notamment une trompe en ivoire, des pièces de monnaie, des tissus du Kasaï, des bonnets arabes, des boîtes à fard, des coupes sculptées, divers petits fétiches, un insigne de chef, des pendentifs, bracelets et sifflets en ivoire, des peignes sculptés, un collier en dent de léopard, des « fétiches », un masque, des lances, une pagaie, une grande chaise sculptée Kuba, des colliers, épingles à cheveux et ceintures, des couteaux et quelques tableaux, des peintures à l’huile réalisées par Rom lui-même, dont les sujets bien innocents ne disent rien du temps de la violence coloniale.
Avant de passer sur l’autre rive, Léon Rom eut le temps de coucher sur papier quelques impressions nées de ses multiples séjours en Afrique centrale qu’il effectua sous divers costumes et uniformes, dans de multiples fonctions certes, mais toujours du côté du manche ou de la gâchette. A Bruxelles, la Bibliothèque Royale conserve son ouvrage intitulé « Le Nègre du Congo ». La publicité faite en faveur du livre lors de sa sortie, en 1900, disait ceci : « Nul mieux que M. Léon Rom ne fut placé pour étudier les mœurs de ceux qu’on a bien voulu nommer ‘nos frères noirs’ »
Léon Rom livrait alors diverses considérations racistes : « Un séjour de près de dix années au continent noir, m’a fourni matière à de nombreuses et intéressantes observations (…) On peut dire de la race noire, au point de vue général : « (…) Issue de l’abrutissement, ses sentiments sont grossiers, ses passions brusques, ses instincts bestiaux et, avec cela, elle est orgueilleuse et vaniteuse. La principale occupation du noir, et celle à laquelle il consacre la plus grande partie de son existence, consiste à s’étendre sur une natte, aux chauds rayons du soleil, tel un crocodile sur le sable. (…) Le noir n’a aucune idée du temps, et, questionné à ce sujet par un Européen, il répond généralement par une sottise. (…).»
Après avoir collaboré, une vie durant, à diverses entreprises d’appropriation des richesses d’autrui, ce petit homme méchant eut encore l’outrecuidance d’écrire : « En règle générale, le noir estime que tout objet, quelque minime qu’il soit, peut être volé à un blanc, tandis qu’entre eux aucun larcin n’est toléré, car des châtiments terribles attendent le coupable. Lorsqu’un nègre a dérobé un objet à un blanc, il est rare qu’il le conserve pour son usage personnel ; il tâchera toujours de s’en défaire, de l’échanger avec un camarade et épuisera tous les moyens pour en obtenir le plus possible, ce qui prouve que la race noire a vraiment la bosse du commerce (Ndlr : On ne peut s’empêcher de rapporter ces propos à la frénésie des collectionneurs qui aujourd’hui encore se bousculent dans les salles de vente occidentales pour acquérir de « l’art tribal »). Le noir se fait généralement aucune idée de ce qu’est un bienfait : à ses yeux, être bon c’est être faible et bête ; aussi ne manquera-t-il pas, quand l’occasion se présente, de vous prouver ses sentiments à cet égard. (…) En tout et pour tout, il n’y a que la question d’intérêt qui le guide. »
Est-il conforme à l’éthique d’un musée fédéral qu’il présente un objet collecté par ce type d’individu peu recommandable, collecteur de crânes et cruel conquistador à ses heures, sans rien dire du rôle qu’il joua dans le système léopoldien, sans prendre distance avec les abjectes idées racistes qu’il répandait ?
Ce n’est pas son pensum stupide qui permit à Rom de devenir célèbre. L’officier belge doit plutôt sa notoriété au journaliste américain Adam Hochschild qui, en 1998, publia son livre intitulée « Les Fantômes de Léopold II ». Un ouvrage qui est, signalons-le au passage, la source d’inspiration principale de l’acteur et réalisateur Ben Affleck, lequel s’apprête à réaliser et à produire un film sur les crimes commis au Congo sous le règne de Léopold II… Hochschild estime que le sinistre Kurtz qui apparaît dans « Au cœur des Ténèbres » de l’écrivain Joseph Conrad est un personnage largement inspiré par Léon Rom. Il écrit notamment : « Conrad est resté fidèle à la réalité en créant le personnage charismatique et assassin qui occupe le centre de son roman, le plus célèbre méchant, peut-être, de la littérature du 20ème siècle. (…) La légion de biographes et de critiques de Conrad a presqu’entièrement ignoré l’homme qui ressemble le plus à Kurtz. Cet individu, nous l’avons déjà rencontré : Léon Rom, le capitaine fanfaron de la Force publique. C’est peut-être à lui que Conrad a emprunté le trait distinctif de son méchant : la collection de têtes africaines entourant la maison de Kurtz. La « station intérieure » d’’Au cœur des ténèbres’, cet endroit que Marlow regarde à travers ses jumelles et où il découvre la collection de têtes ratatinées de « rebelles » africains de Kurtz, est plus ou moins inspirée des Stanley Falls. »
Le modèle était-il bien Rom ? Dans son livre « Ambitions et désenchantements », l’historien Jean-Luc Vellut voit une autre correspondance entre ce que fut l’horrible réalité et la fiction de Conrad : « On ne peut s’empêcher de reconnaître l’étrange parenté qui unit le Kurtz de cette nouvelle au lugubre épisode évoqué par Hinck, officier belge et volontaire antiesclavagiste ; il faisait état d’une factorie établie par Hodister sur le Lomami, pour le compte de la SAB (Société anonyme belge): « le poste était entouré de 52 têtes humaines plantées au bout de perches (…) »
Affleck a-t-il convoqué Rom dans son scénario ? Wait and see… Le cas échéant, Léon Rom ne ferait pas sa première apparition dans le cinéma hollywoodien. En 2016, ce fournisseur du musée de Tervuren était déjà présent dans la 47ème version des aventures de Tarzan, une réalisation de David Yates. Dans ce film, où l’on découvrait également une version assez caricaturale du pasteur George Washington Williams, l’officier belge, interprété par Christoph Waltz, représentait l’incarnation du mal. Une piètre publicité pour le Royaume de Belgique qui rappelle celle dont souffrit le pays au début du 20ème siècle lors de la « question congolaise ». Il est fort probable que des écoliers belges ont vu ce dernier cru de Tarzan et il est possible que les mêmes se soient rendus au Musée royal de l’Afrique centrale. N’est-ce pas plutôt en cet Institut scientifique fédéral qu’ils auraient dû recevoir des informations sérieuses sur Léon Rom et le gens de son époque ? Comme on le voit, bien des débats se cachent derrière l’étiquette muette d’un musée
Dans « The Legend of Tarzan » (2016), Christoph Waltz interprète un Léon Rom, symbole de la violence coloniale. – Warner Bros.
Affleck a-t-il convoqué Rom dans son scénario ? Wait and see… Le cas échéant, Léon Rom ne ferait pas sa première apparition dans le cinéma hollywoodien. En 2016, ce fournisseur du musée de Tervuren était déjà présent dans la 47ème version des aventures de Tarzan, une réalisation de David Yates. Dans ce film, où l’on découvrait également une version assez caricaturale du pasteur George Washington Williams, l’officier belge, interprété par Christoph Waltz, représentait l’incarnation du mal. Une piètre publicité pour le Royaume de Belgique qui rappelle celle dont souffrit le pays au début du 20ème siècle lors de la « question congolaise ». Il est fort probable que des écoliers belges ont vu ce dernier cru de Tarzan et il est possible que les mêmes se soient rendus au Musée royal de l’Afrique centrale. N’est-ce pas plutôt en cet Institut scientifique fédéral qu’ils auraient dû recevoir des informations sérieuses sur Léon Rom et le gens de son époque ? Comme on le voit, bien des débats se cachent derrière l’étiquette muette d’un musée
Cette enquête a été initialement publiée sur le site de Paris Match Belgique , suivre le lien
Musée royal de l'Afrique centrale : Les non-dits de la collection " Rom "
Agent de l'Etat indépendant du Congo, Léon Rom eut l'horrible réputation de collectionner des crânes rassemblés lors d'expéditions punitives. Aussi, il " collecta " de nombreux objets " ...
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