Un article publié par le site Paris Match.be, le 17 juin 2021.
La petite commune de Zedelgem, près de Bruges, est en train de se faire une réputation internationale… Sa « ruche » qui célèbre des SS lettons indigne jusqu’aux États-Unis. Une triste publicité pour la Belgique, le seul pays d’Europe occidentale qui dépense de l’argent public pour mettre en valeur des personnes qui ont collaboré avec les nazis.
Fin mai 2021, Paris Match Belgique publiait une enquête documentée relative à un monument qui, à Zedelgem, rend hommage à des légionnaires lettons autrefois engagés dans des divisions de la Waffen-SS. Comble de l’ignominie, ce monument est installé sur une place dite de « la liberté ». En marge de cette publication, nous avons été contactés par le journaliste américain Lev Golinkin, un confrère qui publie régulièrement des articles dans des titres tels que le Washington Post, le New York Times ou encore le Los Angeles Times. Celui-ci nous a fait part d’une longue investigation qu’il a récemment menée sur les traces de tous les monuments qui, à travers le monde, glorifient des nazis ou/et des personnes qui ont collaboré avec le troisième Reich.
Le résultat est surprenant, incroyable. « J’ai répertorié 320 monuments et noms de rues dans 16 pays sur trois continents qui représentent des hommes et des organisations qui ont permis – et souvent littéralement mis en œuvre – l’Holocauste », explique Golinkin. « Par exemple, dans le centre de Manhattan et à Broadway, on trouve des plaques qui invitent au souvenir de Philippe Pétain et de Pierre Laval, le premier ministre du Maréchal au temps de la collaboration. En fait, Pétain est honoré dans pas moins de 11 rues aux États-Unis ! » A New York et dans le Wisconsin, Golinkin a photographié des bustes qui représentent des fascistes ukrainiens. Tout près de Big Apple, un autre édifice rend hommage au général russe Andreï Vlassov, un traitre qui se rangea du côté des nazis pendant la seconde guerre mondiale. Il ne s’agit que de quelques exemples.
Golinkin reprend : « La situation est encore plus préoccupante en Europe orientale où pullulent les monuments et les noms de rue célébrant des individus qui collaborèrent avec les nazis. Mais le plus inquiétant est que ces ‘’hommages’’ se sont amplifiés au cours de vingt dernières années. ». Pour ce journaliste, « cela correspond au tragique constat de l’ignorance de plus en plus grande de l’Histoire de la barbarie nazie par les jeunes générations. Cette méconnaissance est une autoroute pour le révisionnisme qui transforme les criminels en héros. De plus, nombre de ces monuments douteux servent de lieu de rassemblement pour les néonazis. ». La conclusion du journaliste sonne comme une alarme : « Ces statues qui insultent les morts devraient réveiller les vivants. Elles témoignent du fait que la bête immonde n’est pas morte. »
Si je construisais un monument à la gloire de Ben Laden et qu’ensuite je disais ne pas comprendre qu’on me reproche de faire l’apologie du terrorisme, aurait-on envie de croire à ma sincérité ?
Les recherches de Golinkin l’ont mené là où il ne l’aurait pas cru : un petit Royaume d’Europe qui, du temps de la barbarie nazie, était dans le camp des alliés. Un pays démocratique, siège de plusieurs institutions internationales… La Belgique. Il nous dit : « Ma stupéfaction a été énorme lorsque j’ai découvert l’existence de la « ruche lettonne » de Zedelgem. En Europe occidentale, c’est le seul monument financé par des fonds publics qui rend hommage à des gens qui ont porté l’uniforme de la SS. J’ai été encore plus surpris lorsque j’ai constaté que les responsables politiques de cette commune se disaient « choqués et attristés » d’être l’objet de critiques. »
« Mais qui sont ces mandataires politiques qui ne ‘’comprennent’’ pas des enjeux dont un enfant de 9 ans percevrait tout de suite l’importance ? », s’interroge Golinkin. « Faut-il user de métaphores pour être intelligible ? Si je construisais un monument à la gloire de Ben Laden et qu’ensuite je disais ne pas comprendre qu’on me reproche de faire l’apologie du terrorisme, aurait-on envie de croire à ma sincérité ? Ce monument de Zedelgem est une insulte évidente aux victimes du nazisme. Comment peut-on faire semblant de ne pas s’en rendre compte en Belgique ? Comment peut-on feindre d’ignorer que certains membres de cette Légion lettone ont participé à l’Holocauste. J’ai des haut-le-cœur quand je songe que l’argent public sert à honorer des gens pareils dans votre pays. » Notre confrère souligne enfin que la démarche des autorités communale de Zedelgem est « dangereuse » parce qu’elle constitue un précédent en Europe occidentale : « C’est une forme d’encouragement des dérives déjà observées dans plusieurs pays de l’Est, en Pologne et en Hongrie notamment, où l’on honore aussi des groupes comparables à la Légion lettone. »
Des Belges semblent ne plus se souvenir qu’ils ont été eux aussi les victimes de l’occupation fasciste
Depuis l’Allemagne, l’historien Ulrich Schneider, secrétaire général de la Fédération Internationale des Résistants (FIR) et porte-parole de l’organisation antifasciste VVN-BDA se déclare tout aussi indigné : « Il est scandaleux qu’un tel monument puisse exister en Belgique ! Ce mémorial épouse le récit historique controversé selon lequel ces volontaires SS étaient des « combattants de la liberté ». De facto, en révisant l’histoire, il réhabilite des collaborateurs des Waffen-SS, une organisation criminelle comme l’ont décrit les juges du tribunal de Nuremberg à la sortie de la Seconde guerre mondiale (NDLR : Lire aussi les interprétations lettones de cette décision judiciaire dans le dossier que nous avions publié en mai dernier) Je suis effrayé par la capacité d’oubli de l’Histoire que traduit cet acte posé par une collectivité locale dans votre pays. Des Belges semblent ne plus se souvenir qu’ils ont été eux aussi les victimes de l’occupation fasciste, ils semblent ignorer que les unités SS ont aussi commis d’innombrables crimes dans leur pays. »
Des informations évoquant un malaise qui se ferait jour au sein du conseil communal de Zedelgem commencent à circuler – il n’est jamais trop tard pour prendre conscience d’une erreur. Dans ce contexte, un questionnement apparaîtra probablement : faut-il exiger la disparition de cette « chose » ou pourrait-on la contextualiser ? Certaines sources laissent entendre que des mandataires locaux envisageraient de proposer un changement de nom de cette place « de la liberté » où se trouve la « ruche », de proposer aussi de modifier la signalétique présente à côte du monument… Mais suffit-il d’ajouter quelques mots pour que la célébration de personnes qui portaient l’uniforme de la SS devienne acceptable ? La frontière entre contextualisation et banalisation n’est-elle pas trop étroite ?
La réponse de Schneider est très claire : « Il faut faire disparaître ce monument ! Il n’y a pas de demi-mesure possible parce qu’il est tout simplement inacceptable d’honorer ces militaires-là. Cette « ruche » introduit une symbolique perverse qui vise à modifier l’image des criminels de la SS : l’abeille est un insecte industrieux et social qui s’avère précieux pour la survie de l’homme et de la nature. Or des personnes qui ont sciemment participé à des crimes de guerre et à des crimes contre des civils ne sont pas des membres « précieux » de notre société. Ils en sont les ennemis. Franchement, je ne vois pas ce qu’il y aurait à contextualiser dans ce mémorial. Il ne s’agit pas d’un objet historique dont on doit supposer qu’il est déjà ancré dans la conscience sociale, de sorte qu’il s’agirait d’amener un changement progressif de la façon dont il est perçu. »
On n’a pas dénazifié la Flandre après la guerre par souci d’apaisement et voilà où en est aujourd’hui
Le Dr Yves Louis partage cette analyse : « Ce monument doit disparaître, cela ne fait aucun doute. Une contextualisation, ce ne serait qu’une tactique pour lui permettre de subsister ». Ce médecin flamand est l’actuel président du « Groupe Mémoire – Groep Herinnering » (GM-GH), une association belge créée par les regrettés Arthur Haulot et Paul Halter en mémoire des prisonniers politiques belges de la Seconde Guerre mondiale. Il exprime une forme de lassitude et de dépit : « Je n’arrive plus à m’étonner que ce genre de choses se passent en Flandre. Durant mon enfance, alors que je vivais à Gand, je voyais défiler des manifestants dans les rues qui réclamaient l’amnistie. Parmi ces derniers, il y avait de nombreux anciens du front de l’Est. On a laissé faire cela, on n’a pas mis le holà. Pour le dire un peu crument, on n’a pas dénazifié la Flandre après la guerre par souci d’apaisement et voilà où en est aujourd’hui : on maltraite de plus en plus l’Histoire et la mémoire s’efface. Des collaborateurs flamands, certains ne retiennent plus que le côté ‘’nationaliste’’ et « ‘’antibolchévique’’. Exactement comme on le fait en Lettonie. »
Pour Yves Louis, « cette affaire de la ruche de Zedelgem s’inscrit donc clairement dans un contexte. Les héritiers du Verdinaso, de la VNV et de De Vlag se sont fortement structurés après la guerre, ils ont tissé des liens, certains ont réussi dans les affaires, le commerce ou l’industrie, d’autres ont investi des partis politiques ayant pignon sur rue. Au fil du temps, ils ont distillé leur vision du monde et de l’histoire dans la société flamande. Il semble qu’ils arrivent à leurs fins : on parle de ce monument honteux dans un temps où les sondages annoncent une nouvelle percée électorale des héritiers idéologiques des collaborateurs, au moment où des milliers de personnes affichent sans embarras leur soutien à un militaire d’extrême droite en cavale. »
Mais encore une fois, tout cela ne m’étonne pas, le président du « Groupe Mémoire » : « Certaines idées nauséabondes ont traversé le temps et pour qu’elles puissent se propager plus facilement il se trouve des gens qui travaillent à l’effacement du passé. Le problème est énorme, la volonté de ne pas voir est très partagée : par exemple, notre combat pour la suppression des pensions allemandes versées aux collaborateurs belges n’a trouvé aucun écho dans la presse flamande. Il n’en reste pas moins qu’au nord du pays, on est très soucieux d’entretenir une bonne réputation sur le plan international. Ce sera peut-être le talon d’Achille de Zedelgem : les responsables communaux peuvent se préparer à voir leur « notoriété » grandir, à recevoir des lettres du monde entier. Qu’ils engagent aussi des avocats, parce que nous étudions les possibilités de recours sur le plan juridique pour obtenir la disparition de ce monument. Si on laisse passer cela, quelle sera l’étape suivante ? »
Ce ne sont pas des abeilles autour d’une ruche qui doivent y figurer mais plutôt des mouches autour d’une merde
Pour Nicolas Zomersztajn, le rédacteur en chef de « Regards », la revue du Centre communautaire laïc juif, le monument de Zedelgem est « une aberration historique, politique et morale. » Notre confrère qui fut le premier à attirer l’attention sur l’existence de la ruche de Zedelgem dans un article paru en avril dernier, s’interroge : « Comment expliquer qu’au 21e siècle, plus de 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des élus de partis démocratiques décident consciemment d’ériger un monument à la gloire de combattants SS posés en symboles de liberté ? » Et il propose cette réponse qui rejoint l’analyse de nos autres interlocuteurs : « Seule une perception défaillante et tronquée de l’Histoire et une inquiétante inversion des valeurs morales et éthiques peuvent expliquer ce cette dérive mémorielle. Il est évidemment souhaitable de démanteler ce monument dont la signification pose un véritable problème. C’est une étape nécessaire, mais hélas, elle n’est pas suffisante. L’essentiel réside dans le travail de conscientisation de l’opinion flamande qui ne semble pas saisir la perversité ce cette initiative mémorielle alors qu’elle pose des criminels de guerre en victimes et en symboles de liberté. Passez-moi la formulation, mais s’ils veulent absolument maintenir ce monument à cet endroit, ce ne sont pas des abeilles autour d’une ruche qui doivent y figurer mais plutôt des mouches autour d’une merde ! »
On l’a relevé dans nos précédents articles : malgré les enjeux importants que charrie cette affaire, la réaction politique est faible en Belgique. Seuls deux parlementaires francophones s’en sont emparés au parlement, mais on ne parlera pas pour autant de la naissance d’un véritable débat au sein de la Chambre. Cela fait bondir Zomersztajn : « Je ne parviens à me résoudre à l’absence de polémique ou d’indignation. ». Il souligne plus particulièrement qu’« aucun intellectuel ou universitaire flamand n’est monté au créneau pour dire que ces combattants SS sont des criminels ayant porté les armes pour défendre le nazisme. Ce silence témoigne du rapport problématique qu’entretient encore aujourd’hui la Flandre avec son passé collaborateur entre 1940 et 1945. Comment ne pas voir dans cette initiative mémorielle une légitimation de la collaboration ? Si ces 12.000 SS lettons sont de braves combattants de la liberté assimilés à de gentilles abeilles, alors les milliers de flamands ayant intégré la SS pour défendre l’Ordre nouveau doivent nécessairement être considérés de la même manière. La boucle est bouclée et la Flandre peut dormir tranquille. Mais dans ce contexte de falsification et de récupération de l’histoire, les démocrates flamands ne doivent pas s’étonner que l’extrême droite ne cesse de progresser et d’apparaitre comme légitime. »
Ce monument nous parle moins de la Lettonie que de la Flandre
« De fait, ce monument nous parle moins de la Lettonie que de la Flandre », renchérit l’historien Joël Kotek. « De quoi est-il le nom, sinon d’une volonté à peine déguisée de justifier la collaboration flamande à l’aune du combat anti bolchévique et surtout nationaliste des SS lettons. Le message n’est pas diffusé explicitement mais il apparaît clairement : tout comme la Lettonie, oppressée par la Russie, la Flandre a été contrainte à lutter « malgré elle » aux côtés des nazis du fait, ici, de l’oppression belgicaine. « Waffen-SS de tous pays, unissez-vous, justifiez-vous ! » », en quelque sorte. Cette manœuvre cynique est destinée à faire passer un passé qui, ailleurs que dans les nations/régions collaborationnistes, ne passerait pas. Un passé qui ne passe pas plus en Wallonie qu’en France, sans parler de l’Allemagne. »
Cet expert qui travaille depuis très longtemps sur les questions de génocide, d’antisémitisme et de nationalisme voit un « lien évident entre l’existence d’un tel monument et la récente brochure avalisée par le Bureau du Parlement flamand – où siègent la NVA mais aussi l’Open VLD, Groen et Vooruit – qui osa poser en héros de l’émancipation flamande Borms et Declercq, les équivalents des Doriot, Laval en France, de Degrelle pour le sud de la Belgique. Il y a une sorte de consensus en Flandre à minimiser le rôle de la collaboration. » L’historien enfonce le clou : « N’oublions pas que le bourgmestre de Zedelgem est CD&V, pas NVA ou VB ! La collaboration avec les nazis d’une partie non négligeable des élites flamandes est une tache dans l’histoire du Nord du pays : plutôt que de le reconnaître, les nouvelles élites s’acharnent par tous les moyens à la gommer. »
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