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Publié par Michel Bouffioux

Un article publié dans Paris Match Belgique le 3 juin 2021 et sur le site de Paris Match Belgique, le 5 juin 2021.

Chercheur à l'université de Montpellier, expert reconnu de l'histoire mais aussi de l'actualité de l'extrême droite, Nicolas Lebourg se dit stupéfait par les dysfonctionnements constatés dans le cadre de l'affaire Jurgen Conings. « Y a-t-il eu une difficulté à percevoir dans certains services de renseignement et/ou au sein de l'armée belge que la menace terroriste d'aujourd'hui n'est plus uniquement le djihadisme, qu'elle vient aussi de l'ultradroite ? », questionne-t-il.

Pour une bonne compréhension de cet entretien, il importe de bien percevoir la différence entre les mots "extrême droite" et "ultradroite". Le premier terme renvoie aux partis à façade légaliste (Vlaams Belang en Belgique, Rassemblement National en France) qui cherchent à conquérir le pouvoir par la voie électorale. On peut y ajouter des groupes radicaux qui se contentent de discours de haine sans (encore) passer à des actes de violence contre des personnes ou contre l'État. La classification "ultradroite" est utilisée par nombre de services de renseignement afin de désigner des individus et groupuscules en rupture avec les partis d'extrême droite qu'ils jugent trop tièdes. Ces "ultras" sont parfois des produits du "néopopulisme". Leur caractéristique principale est qu'ils sont potentiellement violents. Certains d'entre eux prônent clairement l'action terroriste. Leur délire complotiste les conduit à croire qu'ils sont engagés dans une "guerre de civilisation" pour sauver leur territoire envahi par des non-blancs (nationalisme blanc, théorie du remplacement). Ils se définissent comme des "patriotes" engagés dans un « combat contre l'islamisation », alors qu'il s'agit de terroristes ou de candidats terroristes organisés qui représentent une menace pour l'État de droit. Leur logiciel idéologique – pour autant que le fatras de fake news, de pages d'histoire révisées et de références néonazies qui le composent puisse être qualifié de logiciel – a conduit plusieurs individus de cette mouvance à commettre au cours de ces dernières années des attentats, parfois des tueries de masse. Quelques-uns de ces actes criminels sont rappelés dans cet entretien.

 

Paris Match. Depuis la France, quel regard portez-vous sur "l'affaire Jürgen Conings" ?

Nicolas Lebourg. Photo : Margot L'Hermitte

Nicolas Lebourg. Cette affaire Conings est hallucinante. Les bras m'en tombent. Ce terroriste potentiel lié d'évidence à la mouvance de l'ultradroite avait été signalé depuis plusieurs années. Et il ne l'a pas été qu'une seule fois ! Pourtant, les services de renseignement militaires l'ont laissé en capacité de s'armer facilement. On ne l'a pas surveillé autant qu'il aurait été nécessaire pour interrompre toute velléité de passage à l'acte. Cela, alors même qu'un récent processus de radicalisation avait été observé : le constat que ce militaire envisageait d'attaquer une mosquée. Il apparaît d'ailleurs que l'administration belge n'avait aucun doute relativement au potentiel de dangerosité de l'individu, puisque l'OCAM l'avait placé au niveau 3 (NDLR : sur une échelle de la menace terroriste qui compte quatre degrés). Quand on met tous ces éléments côte à côte, on ne peut qu'être sidéré : le renseignement belge avait tout en main pour éviter qu'un pays entier se trouve en situation d'insécurité, pour que le gouvernement n'ait pas à gérer cette séquence particulièrement délicate de chasse à l'homme dont les résultats sont évidemment aléatoires. Les Belges sont désormais confrontés à un risque concret d'attentat. En France, on se disait qu'après le traumatisme Dutroux – une autre affaire d'occasions manquées à cause d'une mauvaise gestion de l'information –, les boulons avaient été resserrés dans les services de sécurité belges, que les process étaient désormais au point dans le partage de l'information. D'évidence, il y a encore du travail.


« Ces dysfonctionnements pourraient être le signe que les services de renseignements belges sont en retard d'une guerre. »

Et certainement bien des questions à soulever pour une commission d'enquête parlementaire. Une de plus… À ce stade, quelles sont les pistes qui peuvent déjà être empruntées pour tenter d'expliquer un tel fiasco ?

Il faudra déterminer si ces dysfonctionnements ne sont pas liés à un problème de "culture politique" au sein des services de sécurité belges. La réaction institutionnelle aurait-elle été la même si la cible avait été un candidat au djihad ? S'il avait été question d'un islamiste placé au niveau 3 par l'OCAM, entraîné au tir et à la survie en milieu hostile, disposant au surplus de la possibilité d'avoir accès à des armes lourdes telles que des fusils-mitrailleurs ou des lance-roquettes, l'aurait-on laissé sans surveillance ? Ne l'aurait-on pas placé dans une souricière pour être certain de parfaitement le neutraliser avant qu'il ne cherche à passer à l'action ? En résumé, n'aurait-on pas été beaucoup plus proactif ? La mise en évidence de la radicalisation d'un militaire fréquentant des gens d'une mouvance qui prône l'action terroriste demandait forcément une réaction plus forte et plus rapide. Il y a eu un incroyable retard à l'allumage dans les services de sécurité belges. Il est consternant qu'une telle personne – avec un profil qui n'a rien d'inédit pour ceux qui ont un peu d'expertise des milieux de l'ultradroite – ait pu être maintenue en activité pendant si longtemps après son premier signalement. Et, de plus, avec une accréditation de niveau "secret" qui ne sera supprimée que très peu de temps avant sa disparition. Ces énormes insuffisances constatées en termes de prévention d'un danger imminent conduisent à un questionnement évident : a-t-on rencontré une difficulté à percevoir dans certains services de renseignement et/ou au sein de l'armée belge que la menace terroriste d'aujourd'hui n'est plus uniquement le djihadisme, mais qu'elle vient aussi de l'ultradroite ? Quand on gère un service de sécurité, on ne choisit pas son ennemi. On prend celui qui vient. Or, dans le contexte actuel, il faut avoir conscience du fait qu'il y a une importante menace endogène. Les Américains, eux, l'ont très bien compris : leurs services de renseignement considèrent que la menace intérieure principale est constituée par l'ultradroite. Bien sûr, l'Europe n'est pas (encore) dans une situation parfaitement comparable à celle des États-Unis, mais c'est une grave erreur que de sous-estimer le danger représenté par ces groupuscules, qui incitent leurs membres à entrer dans la clandestinité et à commettre des actes de terrorisme. Le temps n'est plus où la seule cible était Daesh et ses satellites. Ces dysfonctionnements pourraient être le signe que les services de renseignements belges sont en retard d'une guerre. Circonstance aggravante, cette grande légèreté en termes de gestion du risque terroriste apparaît dans un contexte où l'ultradroite préoccupe tous les services de renseignements en Europe et aux États-Unis.

Cette affaire Conings a révélé que des données particulièrement significatives n'ont pas été exploitées par les renseignements militaires belges. Avez-vous déjà constaté des gâchis d'une telle ampleur dans d'autres dossiers ?

Franchement, non. Sauf à remonter à la fin des années 1950, quand les services de renseignement militaires français peinaient à percevoir la radicalisation et la dangerosité de certains collègues qui s'opposaient à l'indépendance de l'Algérie et étaient prêts à se compromettre dans le terrorisme. Il y avait alors un mélange d'inconscience et de déni au sein de l'armée. Peut-être observera-t-on aussi quelque chose de ce genre dans ce "dossier Conings" ? Quoiqu'il en soit, les faits sont parlants : ce militaire lié à des mouvements de l'ultradroite, identifié comme potentiellement très dangereux, n'a pas été mis hors d'état de nuire avant d'entrer en clandestinité. Circonstance aggravante, cette grande légèreté en matière de gestion du risque terroriste apparaît dans un contexte où l'ultradroite préoccupe tous les services de renseignements en Europe et aux États-Unis.

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