24 Février 2022
Un article publié par l'hebdomadaire Paris Match Belgique, le 27 février 2022.
Rencontre inspirante avec le zoologue belge François Verheggen. Il nous décrit les comportements d’animaux sauvages fort bien organisés en société, capables de transmission de savoir, de solidarité, d’altruisme, d’adaptabilité et d’innombrables autres compétences que l’on pourrait croire réservées aux humains.
Avec la complicité de l’illustrateur Stéphane Deprée, le zoologue belge François Verheggen décrit dans un livre passionnant (Un Tanguy chez les hyènes, édité à Paris par la prestigieuse maison Delachaux et Niestlé) des dizaines de comportements étonnants observés dans le monde animal. Mais en nous recevant dans son labo, ce scientifique nous a aussi beaucoup parlé des humains.
Paris Match. Étudier, comme vous le faites, les comportements des animaux, leur manière de vivre en société, les incroyables astuces que certains d’entre eux développent pour chasser en groupe, leurs stratégies amoureuses, leurs « accords de coopération » avec d’autres espèces, leurs capacités cognitives parfois stupéfiantes, n’est-ce pas une manière d’interroger l’orgueil démesuré des hommes, cette espèce qui se pense supérieure, qui se croit unique ?
François Verheggen. C’est exactement la réflexion que j’ai voulu susciter en écrivant ce livre. Nous, les humains, nous ne sommes qu’une espèce animale parmi tant d’autres. Une petite branche parmi ces millions d’autres qui ont poussé sur un même tronc. À l’origine du monde, nous n’étions qu’un organisme vivant, pour ensuite nous diversifier en de très nombreuses espèces. Si l’évolution s’est faite dans des directions très diverses, certains comportements n’en demeurent pas moins partagés. Ainsi, des attitudes, des compétences, voire des sentiments que l’on croit être le propre de l’homme se retrouvent dans le monde animal. Les héros de mon livre sont exclusivement des « bêtes », mais les thématiques qu’ils nous invitent à explorer sont l’entraide, la trahison, les conflits, la culture, la quête de territoire, la migration, la séduction, la jalousie, la manipulation, la sexualité… Mille et une choses qu’on retrouve dans le monde des hommes.
Dans vos écrits, vous utilisez des mots comme « magie » ou encore « fascination ». On vous sent émerveillé…
Mais il y a de quoi s’ébahir continuellement ! La connaissance du monde animal ne cesse de progresser. Il y a de nouvelles publications tous les jours et la science dévoile toujours plus que les animaux sont capables de réaliser des choses incroyables. Voyez, par exemple, les comportements altruistes de certaines espèces, ces animaux « généreux » qui consacrent toutes leurs forces individuelles au bien-être de leur communauté. Tantôt ils vont partager un butin avec un congénère affamé, tantôt ils vont inspecter le pelage d’un voisin pour en retirer les parasites… Parfois même, ils vont donner leur vie pour sauver le groupe.
Par exemple, vous nous apprenez que la « sécurité sociale » a été inventée par des chauves-souris, les vampires d’Azara, une espèce principalement implantée en Amérique du Sud…
En l’occurrence, on peut parler d’une forme extraordinairement aboutie de sécurité sociale. Ces mammifères hématophages se nourrissent du sang qu’ils prélèvent sur des animaux de ferme. Toutefois, leur vie n’est pas facile, tant leurs récoltes souffrent d’aléas. Lorsqu’ils chassent, tous les individus ne trouvent pas de quoi être rassasiés. Or, sans nourriture, leur espérance de vie n’est que de trois jours. Pour gérer au mieux la rareté des ressources alimentaires, ces chauves-souris pratiquent la solidarité : celles qui ont réussi à collecter du sang dépannent celles qui sont revenues bredouilles. Elles sont aussi capables de repérer d’éventuelles tricheuses qui feraient semblant d’avoir faim pour se goinfrer : celles-là ne recevront rien ! Cet altruisme va à l’encontre d’un principe général qui s’applique dans le règne animal et qui veut que tous les comportements visent prioritairement à survivre pour se reproduire. Chez ces chauves-souris, l’individu se met en danger, préférant jouer la carte du collectif. Ce n’est toutefois pas désintéressé, car rien n’est gratuit dans le monde animal : quand elle connaîtra des nuits de chasse moins fastes, à son tour, la chauve-souris généreuse recevra de l’aide. Au bout du compte, c’est la pérennité du groupe qui est assurée.
Mais comment ces chauves-souris arrivent-elles à comprendre que leur intérêt est de coopérer de la sorte ?
Il y a un mélange d’inné et d’acquis. Le comportement solidaire s’est inscrit dans leurs gênes au fil d’une évolution qui a favorisé les individus altruistes : les égoïstes survivent moins longtemps, ils ont moins de descendance. En outre, ces animaux sont dotés d’une vue et d’un odorat bien développés qui leur permettent d’apprendre à identifier les individus qui font partie de leur groupe et, parmi ceux-là, ceux qui sont affamés. Plus encore, ces chauves-souris ont de la mémoire : elles se souviennent des membres de la communauté qui les ont aidées et qu’elles aideront en retour.
« De nombreuses espèces s’associent pour renforcer leurs chances de survie »
Dans ce monde animal, il n’y a pas que des partageurs. Comme dans le monde humain, d’ailleurs, où les nationalistes obtus et les égoïstes semblent se multiplier en cette époque de désenchantement. Ces fauteurs de guerre ne renvoient-ils pas de manière saisissante aux comportements des suricates, ces mammifères qui ont toujours un conflit en cours ?
Je suis un peu inconfortable dès qu’on parle des humains, ces animaux-là ne font partie de mon champ d’expertise ! Mais oui, c’est vrai, les suricates qui vivent dans le désert du Kalahari ont une tendance très prononcée à faire la guerre. Des groupes rivaux se surveillent, se menacent, vivent dans un climat de tension permanente.
« Les labres reçoivent des centaines de « patients » par jour, lesquels font patiemment la file avant d’être pris en charge »
Certains poissons créent carrément leur « petite entreprise » …
L’expression convient bien au cas du labre nettoyeur. Initialement, il s’agissait d’un parasite qui s’attaquait au mucus des autres poissons en se logeant entre leurs écailles. Mais l’évolution en a fait un nettoyeur : ses cibles sont devenues ses clients, qu’il mord habilement pour les débarrasser d’autres parasites tout en se nourrissant. Très entreprenants, les labres reçoivent des centaines de « patients » par jour, lesquels font patiemment la file avant d’être pris en charge ! Les scientifiques qui ont étudié ces labres ont démontré qu’ils adaptent leur manière de « nettoyer » en mordant plus ou moins fort, en étant plus ou moins appliqués, selon qu’ils ont à faire à un client de passage, un client régulier ou un dangereux prédateur qu’il s’agit surtout de ne pas mécontenter. Comme travail complémentaire, ces entrepreneurs s’occupent aussi de manger les déchets alimentaires logés dans les dents des gros poissons. À cette fin, il faut bien que ces petits poissons pénètrent dans la gueule de clients qui pourraient ne faire d’eux qu’une bouchée… mais généralement, rien de fâcheux ne leur arrive, car il s’agit d’un échange de bons procédés.
Une évolution comme celle de ce parasite qui s’est transformé en poisson utile, cela prend des milliers d’années ?
Pas toujours, pas nécessairement. Prenez les anoles, ces petits lézards originaires des zones subtropicales du sud-est des États-Unis. Ils vivent dans des buissons. Avec leurs longs doigts, ils s’agrippent aux branches. Ces dernières années, le changement climatique s’est matérialisé par des ouragans plus fréquents, qui ont tué une grande partie de la population de ces iguanidés. Seuls ont survécu les individus qui avaient des doigts plus longs que la moyenne, un avantage qui leur a permis de rester accrochés aux branches fines et, ainsi, de ne pas être emportés par les bourrasques. Ceux-là ont donné très rapidement naissance à des lézards qui ont des doigts plus longs. Cette évolution anatomique s’est produite en quelques années seulement. Pour se figurer ce que cela représente, il faut imaginer qu’en deux générations seulement, tous les humains naîtraient avec des doigts plus longs d’un ou deux centimètres. L’exemple des anoles est aussi une éclairante démonstration de la pertinence du darwinisme, à une époque où l’on entend parfois des gens critiquer la théorie de l’évolution avec des arguments simplistes, du genre « vous n’étiez pas là pour voir ce qui s’est passé à l’aube des temps ».
« La culture n’est pas l’apanage de l’espèce humaine »
Et contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas toujours les plus forts qui traversent le temps ?
Non, car il arrive que des individus qui étaient les plus faibles dans un certain contexte deviennent les mieux adaptés à la suite d’une évolution environnementale. À cet égard, une expérience est bien connue en entomologie. Au sein des élevages de mouches, il y a toujours une minorité de « mutantes » qui naissent sans ailes et dont l’espérance de vie est extrêmement limitée. Les dominantes sont évidemment les mouches ailées, qui se déplacent plus facilement et se nourrissent plus. Mais la donne change radicalement si on modifie artificiellement l’environnement. C’est le cas lorsque l’élevage de mouches est placé dans une cage devant laquelle on installe un ventilateur. À cause du courant d’air permanent, les mouches ailées sont désorientées, n’arrivent plus à se mouvoir correctement et finissent par mourir, plaquées contre l’une des parois de la cage. En revanche, les mutantes s’en sortent mieux. Elles survivent, deviennent dominantes et bientôt, via leur descendance, la cage se remplira de mouche sans ailes, c’est-à-dire adaptées au nouvel environnement.
Abordons une autre idée reçue. Tel un héritage de nos sociétés patriarcales, certains esprits peu ouverts croient encore que le mâle est naturellement dominant. Mais le monde animal nous montre que ce n’est pas nécessairement l’ordre des choses…
Ce ne l’est pas, par exemple, chez les hippocampes : le mâle produit bien des spermatozoïdes et la femelle fabrique des ovules, mais ensuite, c’est le mâle qui tombe enceint et, pendant qu’il « couve », la femelle continue à vivre sa vie, ce qui consiste notamment à trouver d’autres mâles qui pourront être preneurs de ses ovules. On constate aussi chez les hyènes ou chez les rats-taupes nus, dont je décris la société très hiérarchisée dans mon livre, que ce sont les femelles qui commandent. Elles sont plus fortes physiquement que les mâles et c’est certainement ceci qui explique cela.
Quand la domination se résume à une question d’hormones ?
À cet égard, la société des rats-taupes est particulièrement éclairante : aucun mâle n’est en mesure de contredire la volonté de la reine qui, par les hormones que secrète son corps, est deux fois plus forte que les autres membres de la communauté. Dès lors, tout s’organise autour de son dessein, qui est de s’assurer une descendance.
De nombreux animaux ont non seulement conscience de leur existence, de là où ils sont, mais ils perçoivent aussi les conséquences de leurs actes
Les hommes devraient être en mesure de contrer le diktat de leurs hormones par la transmission du savoir, de la culture… Est-ce là notre spécificité ?
Certainement pas : la culture n’est pas l’apanage de l’espèce humaine. À cet égard, les travaux extrêmement bien documentés de la primatologue Jane Goodall sont vraiment passionnants. Elle a fait tomber bien des barrières mentales, bien des préjugés sur les grands singes, ces animaux qui font partie de la grande famille des hominoïdes. Elle a mis en évidence des traditions culturelles transmises de génération en génération, des manières de se comporter en société données en héritage, des modes de communication complexes entre membres d’une même communauté. À cela s’ajoutent des transmissions de savoirs relatifs à la création et à l’utilisation d’outils. Par exemple, des lances pour la chasse, des feuilles résistantes transformées en cuillères permettant de récolter l’eau qui se trouve dans le creux des arbres… Les techniques de chasse en groupe de ces animaux sont aussi le fruit d’un enseignement. Les jeunes ne sont pas aptes à rentrer dans ces jeux de rôle très sophistiqués où interviennent des chasseurs, des meneurs, des bloqueurs et des embusqués. Comme chez les humains, l’apprentissage s’étale sur plusieurs années. Au fil des générations, les techniques se perfectionnent et les stratégies de groupe s’affinent.
Les émotions, la tristesse, la joie, est-ce cela alors le propre de l’homme ?
Non, car il ne fait aucun doute que les animaux ressentent des émotions. C’est quelque chose de très étudié en laboratoire. Par exemple, les rats fonctionnent à l’optimisme. Si vous leur chatouillez le ventre régulièrement, ils réussiront mieux les exercices qui leur sont proposés. De même, la tristesse et le deuil chez l’animal sont aussi abordés par de nombreuses études.
Peut-on parler d’une conscience, d’une existentialité ? Dans « Le Lion », il y a plus d’un demi-siècle, Joseph Kessel décrivait des animaux n’agissant qu’en fonction de « l’influence de l’instant », tels des « êtres simples et beaux, vivant au-delà de l’angoisse des hommes, ignorant les vaines tentations de mesurer le temps et naissant, existant et mourant sans avoir besoin de se demander pourquoi ». Cette vision du monde animal est donc datée ?
En tous les cas, diverses expériences ont renseigné que les mammifères comme certains oiseaux ont conscience de leur être. Prenez la vache qu’on conduit à l’abattoir. Elle a conscience d’être en vie. Au moment où on la déplace de son environnement, elle ne sait pas où elle va. Mais elle perçoit un danger qu’elle considérera tel une menace pour sa vie si elle entend aussi les beuglements de peur d’autres membres du troupeau. C’est pour cela que des techniques sont mises en place pour qu’elle ne comprenne pas que sa mort est imminente. On ne le fait pas par éthique : quand un animal est stressé, ses muscles sécrètent une substance qui va rigidifier ses muscles, ce qui rend sa viande moins bonne. Pour prendre un autre exemple qui parlera au plus grand nombre, voyez la tête du chien quand son maître lui montre une mine désapprobatrice. Il ne faut rien lui dire de plus, il s’écrase par terre. Il sait qu’il a fait une bêtise. De nombreux animaux ont non seulement conscience de leur existence, de là où ils sont, mais ils perçoivent aussi les conséquences de leurs actes. Cela induit des émotions, des sentiments complexes comme l’angoisse, la peur…
En quoi l’étude des animaux vous a-t-elle fait évoluer en tant qu’homme ?
Au-delà de la prise de conscience que l’Homo sapiens est un animal parmi d’autres, j’ai acquis la conviction que toutes les vies se valent. Celle de l’orchidée qui se trouve dans mon jardin, celle de mon chien, celle d’une vache. De même, toutes les espèces sont redevables aux autres dans un immense système d’interdépendance. Il y a toute une série d’espèces qui nous sont redevables à nous, les hommes. Le moustique, par exemple, qui se gave sur notre peau. Mais ces insectes font aussi le festin d’autres espèces, comme les oiseaux. Sans les abeilles, il n’y a plus de pollinisation et de très nombreux fruits et légumes qui nourrissent les hommes disparaissent. Tout est lié. C’est l’image du château de cartes : vous en retirez une qui ne semble pas si importante, et tout s’écroule. Notre grande différence, à nous les hommes, se situe dans nos capacités cognitives, intellectuelles, qui nous offrent la possibilité de nous poser des questions d’éthique. Ces atouts nous confèrent une responsabilité à l’endroit des autres espèces : celle de ne pas détruire l’environnement que nous partageons avec elles. Une approche mutualiste, en quelque sorte, car il s’agit en même temps de préserver l’avenir de notre espèce.
Une transmission du savoir réussie
Issu d’une famille qui compte plusieurs naturalistes et autres taxidermistes, François Verheggen s’est lancé dès l’âge de 13 ans dans un élevage d’insectes : « J’y avais été encouragé par mon professeur de biologie de l’époque, un certain M. Balon. Il m’a transmis du savoir, de la passion, et cela a été une inspiration pour ma vie. » Docteur en entomologie, il a fait une partie de sa formation aux États-Unis (Université de Pennsylvanie) et en Suède (Université de Lund). En Belgique, François Verheggen est chargé de cours à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) et fait partie du comité scientifique de l’AFSCA. En France, il est membre du comité d’experts spécialisés en santé végétale. Ses recherches en écologie chimique portent notamment sur les insectes qui ont un intérêt agronomique. En rédigeant son livre « Un Tanguy chez les Hyènes », ce passionné a voulu vulgariser les cours sur le comportement animal qu’il donne à ses étudiants depuis plus de quinze ans. « Vu mon activité universitaire, cela m’a pris beaucoup de temps : les premières esquisses de ce livre datent de 2009. J’ai essayé de raconter des histoires, d’être accessible, tout en me basant sur les dernières connaissances scientifiques », explique-t-il. Cet exercice de transmission du savoir vers les autres Homo sapiens est incontestablement une réussite. Un tome 2 est déjà en préparation.
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