Un article publié par l'hebdomadaire Paris Match Belgique, le 23 juin 2022. Et par le site Paris Match.be, le 27 juin 2022.
À l’heure où, en marge de la guerre en Ukraine, on spécule beaucoup sur la santé de Vladimir Poutine, l’ex-médecin chef de l’Elysée explique pourquoi « les informations relatives à la santé des chefs d’État sont des données géopolitiques de première importance ».
Praticien au sein du service de santé des armées, l’officier général Sergio Albarello a été le médecin-chef de l’Élysée pendant sept ans. Nicolas Sarkozy et François Hollande ont été ses patients. Avant cette expérience, il veilla à maintenir en bonne forme les premiers ministres Lionel Jospin et Jean- Pierre Raffarin. Il est actuellement officier de liaison, placé auprès du ministre français des Solidarités et de la Santé.
Il y a peu, le grand public a découvert avec étonnement que les déjections naturelles du président Poutine relevaient du secret défense. À tel point que ce chef d’État se déplace à l’étranger avec ses WC personnels et des collaborateurs chargés de récupérer ses déchets biologiques. Cette précaution des services de sécurité russes vous étonne ?
Sergio Albarello. Pas le moins du monde. Dans le passé, la France a déjà usé de ce genre de procédés. Quand le président Mitterrand voyageait, tous les dispositifs médicaux qui l’accompagnaient étaient systématiquement protégés. Il s’agissait de ne rien laisser traîner sur un territoire étranger, en ce compris tout produit biologique et tout médicament. C’est une pratique qui peut se comprendre. Elle vise à empêcher que les pathologies dont souffre un chef d’État puissent être identifiées par des services étrangers. Dans certaines circonstances, durant certaines séquences de la vie politique ou des relations internationales, un président peut estimer que la divulgation d’une maladie dont il souffre est de nature à affaiblir le pays, à révéler un état de faiblesse.
D’évidence, la santé du chef de l’État est une donnée très sensible ?
Oui, c’est clairement une question d’intérêt stratégique. En France, comme dans bien d’autres pays, elle ne relève d’ailleurs pas que du secret médical. À l’aube de la Ve République, Charles de Gaulle a décidé d’élever la santé des présidents au rang de secret d’État. Actuellement, on parle beaucoup de la santé de Poutine dans le contexte tendu de la guerre en Ukraine, mais l’histoire des relations internationales regorge d’exemples qui démontrent que les informations relatives à la santé des chefs d’État sont des données géopolitiques de première importance, qui peuvent peser considérablement sur le cours des événements. Voyez notamment la conférence de Yalta en 1945 après la défaite des nazis : avant ces négociations capitales pour l’Europe de l’immédiate après-guerre, les services secrets russes s’étaient enquis de graves problèmes de santé qui accablaient le président américain Franklin Roosevelt. Cela a donné un avantage à Staline. Avant l’entame des débats, il savait qu’il pouvait miser sur la fatigue et l’usure d’un de ses interlocuteurs.
À votre avis, Poutine dissimule-t-il des problèmes de santé ?
C’est possible, mais je préfère laisser ce genre de spéculations à d’autres. En tant que médecin, je ne peux formuler un diagnostic sur une attitude, voire sur des vidéos et autres images diffusées dans les médias. D’ailleurs, vous constaterez qu’on a déjà entendu beaucoup de pronostics à propos de la santé du président russe : cancer, maladie de Parkinson, problèmes psychologiques… Ce n’est pas sérieux : aucun médecin, depuis Paris, Bruxelles ou New York, n’est en mesure de diagnostiquer l’état de santé du président russe.
Lorsque vous étiez médecin-chef de l’Élysée, les président Sarkozy et Hollande voyageaient-ils aussi avec leurs toilettes personnelles ?
Relativement à l’époque où j’étais en fonction, je ne peux rien dévoiler. Mais, croyez-moi, les pratiques dont on s’étonne dans le cas de Poutine n’ont rien d’exceptionnel. Il n’y a pas si longtemps, on a vu que des précautions semblables avaient été prises par les Algériens pour l’ex-président Abdelaziz Bouteflika.
En février dernier, l’immense table qui séparait les président Poutine et Macron à Moscou a fait couler beaucoup d’encre. S’agissait-il d’une préoccupation sanitaire ?
Il faut remettre cet événement dans le contexte : on était encore en pleine crise sanitaire. Il ne m’a pas semblé anormal que des chefs d’État prennent soin de respecter une certaine distanciation sociale. Fin du débat.
Comment se gère la santé d’un chef d’État ?
Absolument rien n’est laissé au hasard : la sécurité médicale de l’autorité est une priorité. En France, mais c’est comme cela aussi dans d’autres pays, une équipe de cinq médecins veille en permanence sur la santé du président. L’idée n’est pas d’organiser des consultations tous les jours, mais bien d’avoir la possibilité d’intervenir à tout moment, « H24 », en cas de nécessité. C’est la raison pour laquelle les médecins qui composent l’équipe présidentielle ont le plus souvent des profils d’urgentistes, de spécialistes en réanimation, voire d’anesthésistes. À ceux-ci s’ajoute le médecin-chef de l’Élysée, c’est-à-dire un praticien qui entretient d’étroits et réguliers contacts avec le chef de l’État, qui soigne les bobos du quotidien, qui joue le rôle du médecin traitant. C’est cette fonction que j’ai occupée pendant près de 7 ans à l’Élysée. Elle implique une relation de grande confiance avec le président. Personnellement, je donnais beaucoup de conseils à ces patients particuliers, tellement sollicités, pour leur permettre de trouver des plages de récupération malgré un emploi du temps démentiel. Aussi, quand on a la santé du président en charge, il faut très vite traiter les petites pathologies – par exemple, une angine – pour éviter qu’elle dégénère. Parfois encore, il faut utiliser des stratégies thérapeutiques un peu plus radicales que la normale pour permettre au patient de tenir le coup durant un événement incontournable : par exemple, être en mesure de prononcer un discours devant l’assemblée générale de l’ONU alors qu’il souffre d’une toux handicapante. On ne parlera pas pour autant de « dopage médicamenteux » ! Je n’ai jamais rencontré de situation comme celle du président Kennedy, qui tenait debout à coup de piqûres anesthésiantes lui permettant de supporter ses douleurs lombaires.
N’y a-t-il pas une tendance lourde, chez les responsables politiques de haut niveau, qui consisterait à dissimuler les problèmes de santé dont ils souffrent ?
Ce que chacun désire révéler d’une pathologie dont il souffre, c’est d’abord une question de choix personnel. Parfois, on n’a pas envie que ses proches, des connaissances ou des collègues aient connaissance de l’existence d’un problème de santé. Les chefs d’État sont des êtres humains comme les autres, ils ont le même droit au secret médical que tous les autres citoyens. Cela dit, les trois derniers présidents français (Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron) se sont montrés très transparents. Ils ont souvent communiqué sur leur état de santé, rendant public leur bulletin médical à intervalles réguliers pour prouver qu’ils étaient en état d’assurer leur fonction. Sans révéler de secret, je peux aussi affirmer que les présidents que j’ai servis en tant que médecin-chef de l’Élysée ne m’ont jamais demandé de mentir sur leur état de forme. Qu’il y ait eu des non-dits à certains moments de l’histoire de France sur la santé des chefs d’État est une évidence, mais cela semble appartenir au passé. Par exemple, Pompidou et Mitterrand ont longtemps caché qu’ils luttaient contre un cancer. Il y eut aussi de grands mensonges célèbres. Au XVIIe siècle, on fit croire pendant un temps que la fistule anale de Louis XIV était une « tumeur à la cuisse ». Mais le secret fut éventé et l’affection royale fut finalement l’objet de discussions dans tout le royaume.
Le rôle de médecin de chef de l’État peut s’avérer délicat. Éthiquement, que doit-il faire lorsqu’il constate qu’un dirigeant n’est plus en état de gouverner ?
Le médecin n’est pas habilité à juger de la compétence du président à gouverner. Son rôle est de soigner. C’est au politique de juger si le président est dans l’incapacité de gouverner : l’article 68 de la Constitution prévoit que seul le Parlement peut révoquer le président. Dans une démocratie comme la France, le chef de l’État est fort exposé, il rencontre beaucoup de monde : s’il n’était plus en état d’assumer son rôle à cause de graves problèmes de santé, il ne pourrait pas le cacher longtemps.
Le pouvoir peut-il rendre malade ?
Cette question ne vaut pas que pour les chefs d’État, on peut aussi la poser pour des dirigeants de grandes organisations, de groupes industriels, etc. Surtout pour les individus qui règnent sur des structures fort hiérarchisées, dans lesquelles ils peuvent développer un sentiment de toute-puissance. Les psychiatres ont bien documenté le syndrome d’hubris. Ce trouble du comportement est connu depuis la Grèce antique : le patient perd tout discernement à cause de son orgueil démesuré et se coupe de la réalité, voire de son entourage qu’il se met à mépriser. Il développe aussi une forte arrogance qui influe évidemment sur ses décisions. Ce n’est pas pour rien que les rois absolus étaient autrefois entourés de « fous » qui, par l’humour, essayaient de leur faire passer le ressenti du peuple et leur livraient quelques invitations risquées à l’autocritique. Cela dit, dans mes fonctions, je n’ai pas connu de chef d’État souffrant de ce mal !
C’est heureux quand on parle de dirigeants qui disposent de la force de frappe nucléaire… Mais croyez-vous que Poutine puisse être atteint d’un tel syndrome ?
Je comprends que vous posiez cette question, mais pour les raisons que j’ai déjà évoquées précédemment, je suis dans l’impossibilité d’y répondre. On peut toutefois considérer que le manque de démocratie peut être un facteur qui favorise l’apparition d’une telle pathologie.
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