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17 Septembre 2022
Un entretien publié par l'hebdomadaire Paris Match Belgique, le 15 septembre 2022 et par le site Paris Match.be, le 17 septembre 2022.
Comment décodez-vous l’énorme onde de choc provoquée par le décès de la reine Elizabeth II, dans son royaume, bien sûr, mais aussi dans le monde entier ?
Baudouin Decharneux. À l’évidence, la longue existence de la Reine l’a rendue si familière qu’elle s’est confondue avec nos propres vies. J’ai 60 ans. Autrement dit, pour moi comme pour tellement d’autres, elle a toujours été présente dans un coin du décor : elle se trouvait déjà sur le trône depuis neuf ans au moment où je suis né. Dans la mémoire collective, son très long règne se confond avec d’innombrables événements qui ont fait l’histoire du XXe siècle.
Serait-ce la disparition d’une forme de figure tutélaire ?
Oui, certainement. Il y a cette image d’un personnage incarné, inamovible, qui traverse le temps. Et qui, d’une certaine manière, rassure. Incontestablement, cette impression de constance a été renforcée au cours de son règne par une habile utilisation des technologies de l’information. La radio et le cinéma d’abord – je pense aux films d’actualité qui passaient autrefois dans les salles – et puis la télévision, déjà présente de manière alors totalement inédite à l’occasion de son mariage en 1947, jusqu’à ce clip récent ou, non sans humour, elle partageait le thé et une tartine de marmelade avec l’ours Paddington. En d’autres termes, la reine Elizabeth, et plus généralement les Windsor, ont réussi, d’une façon subtile, à s’inviter presque quotidiennement dans notre salon. Bien sûr, il s’agit d’une fausse impression de proximité, mais sans doute suffit-elle amplement à donner le change. La durée exceptionnelle de cette omniprésence a aussi renforcé l’apparence de permanence d’une institution royale résistant bon gré mal gré aux affres du temps, aux dérives et aux délires du monde. En ce sens, en étant dans le monde et hors du monde, cette reine avait quelque chose de réconfortant.
À quels autres personnages auriez-vous envie de la comparer ?
Certainement au pape Jean-Paul II, mais aussi au roi Baudouin ou au général de Gaulle. Soit des personnalités qui ont eu une incidence forte dans la durée, ce qui leur a conféré une importance politique et symbolique toute particulière. En un certain sens, le message délivré par leur longévité et la permanence de leurs convictions – qu’on les partage ou pas – donne le message qu’on peut traverser des crises sans que le monde s’effondre. Au moment du Brexit, Elizabeth n’avait-t-elle pas lancé, avec cette distance toute british, « I’m still alive » ? Il faut reconnaître qu’elle a souvent réussi à rasséréner son peuple, et cela à des moments clés, alors que des événements paraissaient menaçants. L’actualité et les crises passaient, les Premiers ministres se succédaient et elle était toujours là, tel un élément stable au milieu d’un fatras d’événements parfois difficiles à déchiffrer pour les populations.
Un phare dans la tempête ?
Il y a de cela. En intégrant toutefois cette idée que, peut-être, le phare n’existait pas tant que cela. Que peut-être nous ne parvenons pas à nous empêcher de voir un phare, de le créer, de l’imaginer comme l’assoiffé au milieu du désert voit des oasis, parce que nous avons tellement besoin de repères, même s’ils sont simples, voire simplistes, dans un monde apparaissant trop complexe. J’ajouterais que l’homme est un animal hiérarchique : il a donc besoin de se situer, de se mesurer par rapport aux autres et il ne répugne vraiment pas à ce qu’existent des personnages spéciaux, des superhéros, perçus comme étant au-dessus la mêlée.
Le psychiatre Carl Jung exprimait que « l’archétype du roi sage, juste et bénéfique est profondément ancré dans notre inconscient collectif ».
C’est très jungien dans la formulation. Personnellement, je ne sais pas très bien ce que c’est que l’inconscient collectif. Je pense plutôt qu’il existe une croyance commune, partiellement inconsciente probablement, qui est le sentiment d’être protégé par des personnalités qui occupent ce type de fonction. Je vois plutôt une relation aux reines et aux rois qui serait de nature freudienne : soit des figures qui subliment les qualités du bon père ou de la bonne mère et dont la position particulière dans la hiérarchie sociale permet de dépasser les déterminations multiples qui sont les nôtres, provoquant dès lors un sentiment d’unité autour de leur personne.
Le sacré n’intervient-il pas de manière forte dans ce rapport aux rois et aux reines ?
En effet, il y a dans cette démarche d’admiration pour les têtes couronnées une part de religieux qui se mélange au profane. Rappelons ici que les reines et rois d’Angleterre sont aussi les chefs du culte anglican. Encore faut-il voir comment s’exprime la sacralisation de cette fonction. Peut-être s’agit-il de conjurer le sort ? Comme mortels, nos entreprises sont finies. Au sens philosophique, cela veut dire qu’elles auront inévitablement une fin. Mais l’homme aime à nier cette réalité incontournable. Il la trouve tragique. Alors, il rêve d’éternité. Il voudrait se perpétuer indéfiniment. Comme les cathédrales d’autrefois, les dynasties répondent à ce fantasme. Leurs histoires remontent à la nuit des temps, leurs arbres généalogiques sont extrêmement longs, leurs personnages ont des noms qui ne s’effacent pas, on peut remonter jusqu’au roi David. Ils ont des statues, ils ont des tombeaux bien entretenus qui traversent les siècles. Tout cela leur donne une apparence d’éternité. Nous, sujets, avec notre nom en petit, notre tombeau en petit, ne cherchons-nous pas, à travers eux, à croire qu’il restera aussi quelque chose de nous, à tout le moins du temps qui fut le nôtre ?
Les récits sur la famille royale britannique nous parlent d’apparat, de luxe, de choses inaccessibles de nature à faire rêver le peuple. Mais in fine, n’est-ce pas la révélation de failles familiales – cette saga des Windsor suivie telle une télé-réalité – qui suscite le plus l’attrait ?
À l’évidence, ces personnages dynastiques ne sont pas, en tout cas pas seulement, des figures hors du réel. Il y a une ambivalence. En sus de leur dimension royale, il y a des individus qu’on observe, qui fréquentent plus ou moins une jet-set mondaine qui voguent d’un lieu à la mode à l’autre ; qui se mélangent volontiers avec des gens de télévision, des gens de cinéma, des sportifs, enfin tout un tas de personnes plus ou moins en vue, dans la durée ou ponctuellement. Le fait qu’un des deux fils du roi Charles soit marié à une actrice est d’ailleurs assez emblématique. On nous donne à voir un feuilleton composé d’innombrables épisodes et cela passionne beaucoup de gens.
Il est vrai que ce roman est bien écrit, car peuplé de figures bien typées, de présumés bons et de présumés mauvais, de fidèles et de déloyaux, de présumées victimes, de présumés bourreaux. Si vous en lisez la première page, vous éprouvez l’irrésistible envie d’aller au bout du livre…
C’est d’ailleurs le ressort d’une série comme « The Crown », qui connaît un énorme succès. Et le fait qu’il n’y a rien d’aseptisé dans le récit, plutôt que de banaliser ces vies royales, contribue à une forme de fascination. Ces faiblesses révélées ou supposées offrent une possibilité d’identification à tout un chacun. Leurs joies et leurs drames deviennent en partie les nôtres. Une fois encore, cela nous rassure. Les Windsor ont bien perçu ces mécanismes en participant, d’une manière plus ou moins heureuse selon les moments, à la mise en scène de leurs existences. On pense aux épisodes qui ont entouré le divorce de Charles, au destin brisé de Lady Di, au mariage de la sœur de la Reine avec un roturier, à la vie tumultueuse de certains princes… À intervalles réguliers, ils n’ont cessé d’être présents dans l’Histoire mais aussi dans la petite histoire, bien moins glorieuse. Mais, en filigrane de cette agitation constante dont on comprend qu’elle les dépasse, alors même qu’ils en font un certain marketing, transparaît une apparence de solidité. Car l’édifice tient malgré tout, comme s’il était indestructible. Et cela accroît encore la fascination. La force de la reine Elizabeth est d’avoir pu garder une image intacte dans un tel contexte, d’avoir donné constamment l’apparence d’une personnalité se situant au-dessus de la mêlée, bien ce que soit forcément une fiction. En gérant son image, elle a pu laisser croire que sa vie était plane. Un seul amour, son mari. Une seule obsession, son devoir. À tel point que l’institution et elles se sont confondues. Tandis que d’autres personnages de sa famille, hauts en couleur, vivaient leurs vies.
Vient maintenant le moment de ses funérailles nationales, on aurait envie de dire « mondiales ». Ce moment sera inévitablement chargé de symboles ?
Oui, cela nous renvoie à la théorisation de la monarchie d’Ernst Kantorowicz, l’auteur d’un célèbre ouvrage sur la sacralisation du pouvoir royal. Dans « Les deux corps du roi », cet historien a magnifiquement mis en lumière cette mécanique bien rodée depuis des siècles, ces cérémonies codifiées qui tendent à affirmer que « le Roi ne meurt jamais ». L’expression « Le Roi est mort, vive le Roi » porte l’idée que le souverain a certes un « corps naturel » et mortel, mais qu’il a aussi un second « corps politique », qui est éternel car il se transmet indéfiniment d’un successeur à l’autre. En l’espèce, il y a donc Elizabeth en tant que femme. Cette dame âgée qui est morte à Balmoral en exerçant son métier jusqu’au bout, recevant la nouvelle Première ministre deux jours avant de quitter ce monde ; cette dame qui a fait montre d’un certain humour tout en long de son existence, ce qui témoignait d’une capacité d’autodérision la rendant humaine, réelle, authentique. Mais pendant le cérémonial de l’intronisation de Charles, comme dans celui des funérailles d’Elizabeth auxquelles nous assisterons le 19 septembre, il est question du « corps politique », de ce corps surnaturel des souverains qui ne meurt jamais. Le corps de la reine Elizabeth revient à Londres en train, traversant son royaume depuis l’Écosse jusqu’à Westminster, comme dans une procession antique. Il est célébré comme celui de ses ancêtres, prenant dès lors une dimension sacrée, devenant « le corps de la nation », se confondant avec cette dernière.
La scène de couronnement du mythe ?
Incarner une nation, c’est en effet quelque chose de mythologique. Quand de Gaulle fait son appel du 18 juin, ce n’est plus l’homme qui parle. Il est la nation, elle s’incarne en lui. Il faut être conscient que tout cela est mis en scène. Ces symboles qui sont rappelés aux sujets de Sa Majesté sont bien codifiés. En d’autres termes, au-delà de l’émotion qu’elles susciteront, les funérailles d’Elizabeth seront un événement éminemment politique. Aussi pourrait-on voir l’aspect marketing de toute l’opération. Parfois, on a parlé de « la Firme » à propos de la famille royale britannique. Cyniquement, certains diront qu’elle va une fois encore profiter de la marque Elizabeth pour capitaliser sur un événement de dimension planétaire.
Ces histoires royales n’ont-elles pas la vertu, d’une certaine manière, de nous rassembler, ou à tout le moins de nous donner le sentiment de participer à une expérience collective ?
Tout à fait. Grâce au « corps de la nation », on a l’impression, l’espace d’un moment, de prendre part, d’être un dans un ensemble uniforme, alors que le ressenti quotidien est celui de vivre dans un monde extrêmement fragmenté.
Cette fascination pour les familles royales appartient- elle à une génération qui est en train de s’éteindre ?
Intuitivement, je ne le crois pas. Constatant le désintérêt de beaucoup de nos concitoyens – et surtout des plus jeunes – pour le débat démocratique, je pense que la fascination pour des figures symboliques risque plutôt de s’accentuer et que cela augure des dérives potentielles. Aujourd’hui, on est plus séduit par la démagogie que par la démocratie. Ces figures semblent simples, elles personnifient le pouvoir et ce qu’on nous dit d’elles dans les médias alors qu’elles rencontrent des difficultés familiales et des problèmes de cœur amène nombre de personnes à se reconnaître en elles. L’absence de formation correcte par notre système d’enseignement a aussi pour conséquence que les choses complexes sont perçues comme compliquées. Or la démocratie, c’est complexe, même si certains essaient de nous convaincre que c’est un machin compliqué. En un temps où le plus grand nombre refuse d’appliquer l’intelligence au complexe, je crois que l’illusion de maîtriser une certaine lecture du monde au travers de figures simples et emblématiques devrait s’accentuer.
Tous ces mécanismes psychosociaux sont fort liés à la culture populaire. En définitive, ces histoires de princes et de princesses nous renvoient aux contes que l’on nous raconte dès notre prime enfance ?
C’est un cercle. La mise en scène du pouvoir au travers une série de symboles – les courses de chevaux, les chiens, l’armée, l’amour… –, cela a fait émerger les contes de fées. Dans l’autre sens, ces histoires merveilleuses qu’on raconte aux enfants influencent leur perception du conte de fées qui est mis en scène dans le monde réel. C’est une affaire qui roule depuis des siècles. Et à mon avis, cela ne changera pas trop. En ce compris l’ambivalence de notre rapport à tout cela, qui est à la fois constituée de jalousie et de fascination, c’est-à-dire des ressentis qui suspendent le jugement rationnel.
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