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11 Mai 1989
Un article publié le 11 mai 1989 par l'hebdomadaire "La Cité".
Tout au long du procès de l'énorme et incroyable escroquerie au rachat de la raffinerie de Feluy, qui s'est déroulé le mois dernier devant la 4ème chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, la légèreté de certaines banques fut relevée tant par la défense que par l'accusation.
Bien que le dossier « Feluy » soit extrêmement complexe, on peut le résumer brièvement. Il tourne autour de neuf faux chèques de dix millions de dollars américains chacun, dont sept ont été négociés frauduleusement par des truands en col blanc. Le premier volet de l'affaire est mis au jour au début du mois d'avril 84 lorsqu'un certain Claude Grunberg est arrêté à Genève alors qu'il négocie le premier des faux chèques à la Kredietbank. Cette mise à l'ombre est suivie de celle d'Eliane Van Vreckom, une amie du sénateur Guy Mathot, l'ancien vice-Premier ministre inquiété puis blanchi, le 22 décembre 1987, dans ce dossier.
Durant la même période, Ernst Polley, un Autrichien, candidat-acquéreur de la raffinerie de Feluy pour la somme de 20 millions de dollars US - un protocole de vente était déjà signé - fait également connaissance des geôles belges pour avoir écoulé trois autres chèques de la série falsifiée à la Banque Internationale de Luxembourg. Enfin, en août 1984, le dépôt de trois nouveaux chèques de dix millions de dollars devant la Barclays Bank d'Oslo conduit à l'arrestation, notamment, d'un comte désargenté, Patrice de Meeus. Outre celles que nous avons citées, quatre autres personnes ont répondu de leurs actes, en avril, devant le tribunal correctionnel de Bruxelles qui les a condamnées. Cependant, l'impression largement partagée par les observateurs était qu'il manquait bien des gens sur le banc des prévenus.
Un « service discret »
Dès le 7 avril, dans le réquisitoire du procureur du Roi M. Ullmann, il a été question du rôle peu limpide de certaines banques dans l'affaire des faux chèques. Pour le Procureur du Roi, il est acquis que les escrocs bénéficiaient de complicités au sein de plusieurs organisations bancaires. Ainsi, M. Ullmann s'est notamment étonné de la « légèreté extraordinaire » d'un fondé de pouvoir de la Banque Internationale de Luxembourg (BIL) qui, sans opérer les vérifications d'usage et sur la « garantie » des trois faux chèques, a consenti à leurs dépositaires des avances de plusieurs millions de dollars dans le cadre du rachat de la raffinerie de Feluy. Et le magistrat de souligner que cette « faute professionnelle » n'a même pas été sanctionnée.
M. Ullmann a également évoqué certaines pratiques de la Société Générale de Banque (SGB) alors qu’il mettait en exergue une pièce pour le moins étonnante du dossier « Feluy ». Il s'agit de l'audition par les enquêteurs de la BSR de Bruxelles de l'un des prévenus, Jean-Pierre Hesbeen. Retenez ce nom, il va ouvrir de curieuses portes. Hesbeen, un ancien cadre de l'agence Montagne du Parc de la Générale de Banque- qu'il a dû quitter à la suite d'une malversation - explique lors de cette audition que cette banque possède une « section des comptes secrets et anonymes ».
Peu connu du commun des clients et des employés de la S.G.B., ce service - tout à fait légal - gère les comptes d'une centaine de « hautes personnalités belges » dont, apparemment, il n'est pas de bon aloi de connaître les avoirs. Soit. Forts des déclarations de Hesbeen, les enquêteurs se rendent à la S.G.B. afin de vérifier les activités de cette section spéciale. On ne sait jamais...
Etonnement de leur part - c'est acté dans le dossier - lorsqu'ils constatent que les employés de la banque ne sont vraiment pas prêts à collaborer à l'enquête. Finalement, afin de localiser l'endroit où travaillent les quelques membres de la « section discrète », selon l'expression du Procureur du Roi, les enquêteurs devront refaire appel à Hesbeen ... On constate par ailleurs que le service « comptes anonymes » de la S.G.B. comporte un sous-service « opérations à l'étranger » dont, précise le dossier, le poste téléphonique intérieur est le 5775.
5775 ? C'est justement l'extension que devaient demander les protagonistes de Feluy à la Générale de Banque « en cas de difficulté » comme le leur avaient conseillé leurs mystérieux commanditaires (NDLR : le nom de l’un d’entre eux seulement est connu jusqu'à présent. Un certain Gustav Kreuder. Il purge une peine de six ans de prison, à Mannheim, en Allemagne fédérale et n'a pas comparu au procès de Bruxelles.). Au bout du fil, devait leur répondre soit M. Caruso, soit M. Degreef : les deux noms de code d'un illustre inconnu que les enquêteurs n'ont pu identifier...
Un informateur inconnu
Dans sa plaidoirie, le 19 avril, Me Pierre Chômé, défenseur de Ernst Polley, a, lui aussi, évoqué certains aspects troubles de l'affaire Feluy, concernant la Générale de Banque. Après avoir regretté que la direction de celle banque n’ait pas livré aux enquêteurs tous les éléments à propos du rôle qu'aurait pu jouer l’un de ses employés dans l'escroquerie, l'avocat a notamment fait allusion à une « note confidentielle » découverte dans les bureaux d'un inspecteur général de cette institution bancaire par la BSR. C'est une pièce essentielle classée au dossier d'instruction sous le numéro 993.
Précision de taille avant d'en prendre connaissance, la note est datée du 18 avril 1984. A ce moment, seuls les deux premiers volets de l'escroquerie sont officiellement mis au jour : un chèque négocié à Genève et les trois chèques de Luxembourg qui devaient « garantir » le rachat de la raffinerie de Feluy. Ce n'est que quatre mois plus tard, en août 1984, que les trois derniers chèques apparaissent à Oslo.
Or, la note du 18 avril 1984 rapporte qu'« un homme qui désire rester inconnu et qui dit se mouvoir dans les cercles bancaires, vraisemblablement à Bruxelles, affirme qu'au total il y a eu neuf faux chèques de dix millions de dollars comme ceux utilisés dans l'escroquerie de Feluy ». La suite des événements démontrera que le correspondant anonyme de la S.G. avait raison. Ce 5 avril 1989, il était bien question de neuf faux chèques sur la citation à comparaître du Parquet...
Autre précision de l'« informateur » de l'inspection bancaire reprise dans la note : « Il y a, d'après lui, une façon aisée de contrôler cela; d'après les numéros des chèques ». Une nouvelle fois, c'est dans le mille. Les neuf chèques portent les numéros suivants : 2132871, 2243982, 2354093, 2465104, 2576215, 2587826, 2798437, 2809548, 2910659. En alignant ces numéros verticalement, on observe une sériation à partir du second chiffre (21, 22, 23, etc.) hormis une erreur concernant le numéro 2587326 qui aurait dû être 2687326. Cela aussi l’« informateur » de la Société Générale de Banque le savait.
On conviendra qu’il est, dès lors, très tentant d'accorder crédit aux autres révélations faites par cet « homme désirant garder l'anonymat ». La note confidentielle se poursuit ainsi. « Il est à peu près certain qu'un des faux chèques a été complètement encaissé à une banque de Nassau. Ce serait un chèque au porteur. Il est pratiquement certain que la S. G. ne reconnaîtra pas l'encaissement de ce chèque. La perte (NDLR : de 10 millions de dollars US) sera épongée au moyen des réserves latentes qui, d'après le correspondant téléphonique, sont connues par le ministre des Finances et par la Commission bancaire.»
Plus loin, l'« informateur » précise encore que «l'affaire serait en relation avec un krach de l'année passée» (NDLR : donc de 1983). La note, enfin, fait aussi allusion à l'ancien vice-Premier ministre Guy Mathot et à une « figure flamande très connue des milieux financiers » dont le nom n'est pas précisé. Il convient de préciser qu'après enquête, aucune poursuite n'a été engagée à charge de l'homme politique liégeois.
Un inspecteur laconique
Questionné par les enquêteurs de la BSR de Bruxelles, dont le maréchal des logis Marc G., l'inspecteur D. dans le bureau duquel on a trouvé la note, se montre assez laconique. « II déclare qu'il a reçu ce document le 20 avril 1984 des mains d'un collaborateur désirant garder l'anonymat. Il ne peut donner le moindre renseignement quant à l'identité du signataire de celte note », écrit la BSR .
L'inspecteur D. dit encore ne rien savoir de la banque de Nassau et dément formellement qu’il soit « possible de faire une opération de recouvrement au moyen des réserves latentes et en connaissance de cause du ministère des Finances et de la Commission bancaire ». Par ailleurs, D. « ne voit pas dequel krach, il est question dans la note. »
D'après le procès-verbal (n°7384) du 26 avril 1984, D. aurait apporté certaines précisions. Ce n'est plus un collaborateur mais un « administrateur » qui « lui a expliqué qu'un coup de téléphone anonyme a communiqué des renseignements concernant neuf chèques de 10 millions de dollars U.S ». Il aurait indiqué aussi - la formulation du P.V. n'est pas très explicite - qu'« un chèque peut être encaissé dans une banque de Nassau aux Bahamas sur la Irving Trust Co » (qui représente les intérêts de la Générale de Banque aux Etats-Unis) et il évoque deux personnalités belges pouvant être en possession du dixième chèque.
A noter ici qu'aucune poursuite n'a été suivie d'inculpation à ce propos. L'inspecteur de la S.G.B. aurait terminé son audition de manière assez étonnante : « Le nommé D. refuse toute audition (NDLR : par le juge d'instruction chargé de l'affaire Feluy). Il nous a expliqué qu'il nous communiquait ces renseignements avec l'accord de son conseil d'administration mais sans plus » !
Rumeurs
La note confidentielle trouvée par la BSR dans les locaux de la Société Générale de Banque soulève quelques questions. On peut se demander pour quelles raisons ce document n'a pas été transmis volontairement à la justice, alors que, comme nous l'avons vu, il contenait au moins une part d'informations fondées. Le rapport initial de la BSR sur la note confidentielle est en effet libellé comme suit : « On trouve dans une chemise dans le bureau de l'inspecteur D. une note anonyme... ». Dans le même ordre d'idées, on peut se demander sur quelle base juridique un témoin refusant de témoigner devant le juge d'instruction n'est pas convoqué par celui-ci, sinon parce qu'il a « fonctionné » ici comme indicateur et non comme témoin, privant ultérieurement, par cette manière de procéder, le tribunal d'informations complémentaires, utiles à la meilleure mise en lumière de de cette troublante affaire…
Trois ans
Rappelons que l'affaire de Feluy a connu son épilogue judiciaire le jeudi 27 avril, par la condamnation à trois ans de prison de huit des prévenus : Eliane Van Vreckom, Jacques Vanderschueren, Jean-Pierre Hesbeen, les Autrichiens Ernst Polley et Johann Knieffer et l'Anglais Derek Hole. Claude Grunberg a également été condamné à trois ans avec sursis pour la moitié et le comte Patrice de Meeus à trois ans avec un sursis pour deux ans et demi de cette peine.
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