Un jour, le "meilleur des mondes"? Le professeur René Frydman appelle à une réflexion sur l'évolution de la procréation médicalement assistée
Un entretien publié par l'hebdomadaire Paris Match Belgique le jeudi 1er février 2024 et par le site Paris Match.be le 4 février 2024.
Nouvelles demandes sociétales, dérives mercantiles, recherches pouvant déboucher sur des applications éthiquement discutables : le professeur René Frydman appelle à une réflexion sur l’évolution de la procréation médicalement assistée (PMA).
La médecine permet de répondre au désir d’enfant de personnes qui autrefois n’auraient pas pu procréer. En tant que pionnier de la fécondation in vitro (FIV), vous avez grandement participé aux progrès de la procréation médicalement assistée (PMA). Aujourd’hui, vous relevez une sorte de dévoiement, ce que vous dénommez une « tyrannie de la reproduction ». L’expression est forte. Que recouvre-t-elle ?
René Frydman. En tant qu’obstétricien, je sais à quel point il est merveilleux de voir une femme qui l’a souhaité mettre un enfant au monde. Durant ma longue carrière, j’ai accompagné près de 3 000 accouchements et donc, bien évidemment, mon propos n’est pas d’affirmer que le désir d’enfant n’est pas respectable. Cela dit, il est aussi respectable de ne pas vouloir devenir parent. Ce qui m’interpelle, c’est une évolution des mentalités, une croyance qui s’est répandue chez nombre de candidats à la parentalité qui rencontrent un problème de fertilité : cette idée que les progrès de la science auraient pour conséquence que, désormais, « tout est possible » en matière de PMA. En regard d’une demande qui croît, on constate des dérives liées à la méconnaissance générale des enjeux de la médecine procréative par le grand public, à des récupérations commerciales des avancées de la connaissance. Le débat que j’appelle de mes vœux porte aussi sur l’organisation de notre société, sur notre rapport à la médecine, à sa technicité toujours plus grande qui accentue le risque de franchir des limites éthiques au nom d’un prétendu « droit » à la parentalité. Nous sommes en train d’oublier qu’avoir un enfant n’est qu’une possibilité, une volonté, une éventualité. L’idée s’impose de « l’enfant à tout prix », de l’enfant « quand je veux », tandis que certains fantasment déjà sur un temps futur de l’enfant « comme je veux », programmé avec certaines caractéristiques physiques, certains talents. Et bien sûr, là où il y a une demande, voire une détresse, des charlatans guettent. Ici et là dans le monde, des cliniques privées établissent des « business plans ». Dans ce contexte, les médecins de la reproduction qui exercent leur métier avec déontologie sont sous tension. Ils sont l’objet de demandes pressantes, de l’expression de désirs d’enfant qui confinent parfois à l’obsession, venus de personnes qui se mettent elles-mêmes beaucoup de pression pour aboutir. Cette tyrannie de la reproduction est source de beaucoup de souffrance morale et d’égarement pour les patients, et elle peut nourrir des dévoiements, des pratiques éthiquement contestables.
Les grossesses « extraordinaires » dont la presse et les réseaux sociaux se font souvent l'écho nourrissent-elles ce nouvel imaginaire ?
Bien entendu. Sait-on encore que les grossesses naturelles au-delà de l'âge de 50 ans sont rarissimes, alors qu'on nous donne à contempler des stars dans la cinquantaine, resplendissantes, exposant leur gros ventre ou leur nourrisson devant les objectifs ? Elles ont évidemment eu recours à un don d'ovocyte, mais on parle peu ou pas de ce qu'impliquerait pour la société la généralisation de ces pratiques pour procréer à un âge toujours plus avancé. L'illusion est parfaite. Le grand public retient de ces histoires "merveilleuses" que, désormais, tout peut être envisagé. D'ailleurs, de nouveaux carnets roses font le buzz : à 63 ans, l'Italienne Rosanna Della Corte a mis au monde un petit garçon et Mangayamma Yaramati, une Indienne de 74 ans, est devenue l'heureuse maman de jumelles. Un record battu par la dénommée Prabha Devi, 75 ans, qui a donné la vie à un enfant de deux kilos après six mois de grossesse, l'heureux papa étant âgé de 80 ans. Lors d'un congrès en Inde, j'ai écouté, stupéfait, le témoignage d'un homme d'âge mûr, célibataire, qui avait fait appel avec succès à deux mères porteuses en même temps pour être sûr d'être père. Son mobile : faire plaisir à sa vieille maman, qui souhaitait être grand-mère. Aux États-Unis, une certaine Nadya Suleman, qui était déjà maman de six enfants, a trouvé un médecin pour se faire transférer huit embryons issus d'une fécondation in vitro (NDLR : l'éthique recommande pourtant de n'en transférer qu'un ou deux). Après la naissance de ses octuplés, cette "super maman", a été surnommée "Octomom".
On se croirait presque dans un film de Marvel…
Certaines histoires sont « dantesques », pour reprendre l'expression d'un élu espagnol qui commentait la grossesse de la vedette de télévision Ana Obregón. À 68 ans, via une GPA (gestation pour autrui) effectuée en Floride, cette dame est devenue officiellement la mère d'un enfant conçu avec les spermatozoïdes congelés de son fils unique, mort à 27 ans d'un cancer. Elle a donc « fait faire » un enfant, programmé orphelin qui plus est. Cette forme d'inceste au deuxième degré, cette transgression d'une grand-mère se voulant mère est éthiquement condamnable, mais elle a bien eu lieu. Perçoit-on que pour réaliser ce fantasme, l'utérus d'une inconnue a été « loué » dans le cadre d'une relation contractuelle organisant l'abandon du bébé dès sa naissance ? Bien sûr, la comédienne nous parle d'autre chose sur les réseaux sociaux : « Une lumière pleine d'amour est arrivée dans mon obscurité. Je ne serai plus jamais seule. " Mais quand il sera à son tour plongé dans la solitude qui lui est promise, quel regard l'enfant ainsi né portera-t-il sur sa filiation, sur le fait d'être à la fois le fils de sa grand-mère, de son père décédé et d'une inconnue ? Je le répète : toutes ces histoires « extraordinaires » renforcent une confusion entre le désir d'enfant et un prétendu droit impérieux à la parentalité dont on pourrait jouir à n'importe quel moment de la vie.
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