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A propos du film "Le Terminal" - «Sir Alfred Mehran», naufragé à vie. (16/09/2004)

Reportage publié dans les hebdomadaires belges Ciné-Télé Revue et Dag Allemaal, les 16 et 28 septembre 2004
 
 
 
 
 
 
 
Le-Terminal.jpgLibrement adaptée par Steven Spielgerg, sa vie sera jouée au cinéma par Tom Hanks
S’agit-il d’une folle aventure ou de l’histoire d’un fou ? Un peu des deux, certainement. Depuis 16 ans, Mehran Karimi Nasseri réside, tel un naufragé, dans le terminal 1 de l’aéroport de Roissy-Charles-De-Gaulle (Paris). Son histoire a inspiré Steven Spielberg. Le réalisateur américain en propose une très libre adaptation dans un film qui sortira sur les écrans de cinéma le 15 septembre. Pour droits, la société de production Dreamworks aurait viré près de 300.000 US$ sur le compte de la poste de ce voyageur sans destination. Nasseri, qui n’a qu’un papier à signer pour redécoller vers la vie réelle, semble avoir définitivement posé ses bagages dans le pays de ses rêves. Cet endroit entre ciel et terre où il se fait appelé «Sir Alfred Mehran»…
 
Ici, il n’y a pas de jour. Pas de nuit. La lumière et le bruit ne s’arrêtent jamais. Ce n’est pas la lumière du soleil mais celle des néons. Ce n’est pas le bruit musical des oiseaux qui vous réveillent au petit matin. C’est celui, monocorde, d’une voix impersonnelle qui distille des messages aux voyageurs; Des milliers et des milliers de personnes en transhumance qui, telles des abeilles dans une ruche, transitent dans un brouhaha permanent. Bienvenue au terminal 1 de l’aéroport Roissy-Charles-De-Gaulle. Un lieu où l’on ne fait généralement que passer. A moins bien sûr d’y travailler... où de s’appeler Mehran Karimi Nasseri.
 
Fine moustache bien taillée, cheveux peignés avec soin, l’homme est vêtu d’un pantalon de bonne facture et d’un polo surmonté d’une petite veste sport Lacoste. Il pourrait être pris pour l’un des clients de l’aéroport. Si ce n’était ces trop nombreuses caisses, valises et caddies entourant le siège où il est assis. Si ce n’était surtout cet étrange regard noir et rempli d’inquiétude ; Ces yeux tristes qui vous interpellent lorsque vous les croisez. Ceux qui ne le connaissent pas doivent se dire que ce type-là est dans le pétrin. Que, sans doute, il a raté son avion. En fait, ils n’ont pas tout à fait tort. Mais, bien sûr, ils ne s’imaginent pas que cela fait déjà seize ans que le vol attendu par ce frêle aventurier est retardé !
 
Seize ans… C’est un soir d’août 1988 qu’il a déposé ses valises près de cette banquette rouge. Depuis, elles n’ont plus bougées. Jamais les bagages de M. Nasseri n’ont été enregistrés. Alors, il s’est mis à voyager autrement. Dans sa tête. Dans un monde qui n’appartient qu’à lui et dont il ne donne à partager que d’incertains contours. Ainsi, ce nouveau nom dont il s’est affublé et qu’il défend fièrement comme une victoire sur son destin : «Sir Alfred Merhan». Aussi, ce parcours de vie qu’il fait et défait au gré de sa fertile imagination et de ses interlocuteurs. Comme le signale le patronyme qu’il s’est choisi, il vous expliquera très sérieusement que ses vraies origines sont britanniques… Mais quelques minutes plus tard, il pourrait tout aussi bien raconter à quelqu’un d’autre qu’il est né en Floride d’un père danois et d’une mère suédoise. Quelle importance, après tout ?
 
Les rares choses, plus ou moins certaines que l’on sache sur la biographie du naufragé de Roissy se résument en quelques lignes. Mehran Karimi Nasseri serait né à Masjid Soleiman (Iran) en 1943, voire en 1945. Lui-même n’est pas certain de la date. Et cela s’explique. Cette histoire commence dans la haute bourgeoisie iranienne à l’époque où régnait encore le Shah. La naissance du petit Mehran est mal acceptée par sa famille. Et pour cause : il est le fruit des amours illégitimes de son père – médecin à la compagnie pétrolière anglo-iranienne- et d’une jeune infirmière. Dans le plus grand secret, le nourrisson sera tout de même adopté par la femme officielle de son père. Pour étouffer le scandale. Terrible anticipation du destin de «Sir Alfred» : jusqu’à l’âge de 7 ans, il n’a aucune existence légale! Sa déclaration de naissance sera seulement faite à l’occasion de la venue au monde de l’un de ses frères… Dont il deviendra officiellement le jumeau.
 
Les années passent avec ce secret de famille et ce n’est sans doute pas un hasard si Merhan se dirige vers des études en psychologie à l’université de Téhéran, où il décroche sa licence en 1972. Un an plus tard, il doit gérer deux chocs simultanés : la mort de son père et les révélations de celle qu’il croyait être sa mère : «Tu n’es pas mon fils. Nous avons parlé de toi en conseil de famille, avec tes oncles et tes tantes. Tu dois partir. Nous t’aiderons financièrement pour les études que tu feras en Angleterre mais tu n’auras aucun droit sur la succession de ton père». Ce n’est pas encore le naufrage mais, déjà, la vie de Mehran prend l’eau.
 
Le voici expédié à l’université de Bradford où il entame des études en sciences sociale et où il canalise sa colère en militant au sein de l’association des étudiants iraniens, un groupe très opposé au Shah. Au fil du temps, les subsides de sa famille adoptive s’amenuisent, puis disparaissent. Merhan a aussi le mal du pays. En 1976, il décide de rentrer. Nouvelle percée dans le fragile esquif : a peine a-t-il mis le pied sur le tarmac de l’aéroport de Téhéran que la Savac –police secrète de l’ex-monarque iranien- lui passe les menottes. En cause, sa participation, en Angleterre, à des manifestations d’opposition au régime en place. Mehran est sorti de prison par sa «famille» à la condition qu’il disparaisse définitivement. C’est le bannissement. Et le début d’une longue errance.
 
Merhan prend le premier vol en direction de l’Europe et revendique le statut de réfugié. On le refoule en Angleterre, en Italie, en France. Arrestation, demande d’asile, refus, expulsion… Le carrousel tourne ainsi pendant plusieurs années… Jusqu’au 7 octobre 1981 où grâce à l’aide juridique de l’ONG Caritas, Mehran obtient enfin le statut de réfugié en Belgique. Chez nous, il vit d’expédiants pendant trois ans mais une obsession l’habite : retrouver sa mère biologique. Il croit savoir qu’elle s’appellerait Simone et qu’elle vivrait du côté de Glasgow…
 
Le 16 novembre 1984, Mehran décide de faire le pas. Il monte à bord d’un ferry : direction Folkstone. Sa décision est prise : c’est en Grande-Bretagne, près de cette maman qu’il retrouvera, que notre homme déposera définitivement ses bagages. Rien ne compte plus alors que ce projet. A tel point qu’avant de quitter le port d’Ostende, il prend la décision de mettre ses papiers sous enveloppe pour les renvoyer au HCR à Bruxelles. Il estime ne plus en avoir besoin; Persuadé que, cette fois, il pourra introduire une demande d’asile en Angleterre. Funeste choix : c’est un illégal qui débarque à Folkstone. Et il est refoulé. Commence alors un parcours kafkaïen. Sans papier, il ne parvient pas en rentrer sur le territoire belge. On retrouve sa trace à Boulogne sur Mer en 1985 où il passera en correctionnelle pour séjour irrégulier : trois mois de prison. A sa sortie, son obsession ne l’a toujours pas quitté. Finalement, il essaye de passer par Roissy…  Malheureusement, ce n’est pas à Glasgow qu’il débarque mais devant les juges du tribunal de Bobigny : cinq mois d’emprisonnement.
 
Lorsqu’il recouvre la liberté, l’errance reprend pour se terminer dans le terminal 1 de l’aéroport Charles-De-Gaule. «Sir Alfred» est déjà né et cet endroit deviendra son cottage. Non sans avoir du surmonter d’autres obstacles policiers et administratifs. En 1990, une nouvelle fois inquiété pour séjour irrégulier, il est pris en charge par un avocat français, Me Christian Bourguet. Deux ans plus tard, ce spécialiste du droit des étrangers décroche une première victoire. Alfred pourra obtenir un titre de séjour en France s’il présente la carte de réfugiée qu’il avait reçue des autorités belges en 1981. Le bout du tunnel ? Trop simple. Bruxelles est contacté mais refuse d’envoyer les papiers. L’ «intéressé» doit venir les chercher lui-même. Folie administrative : pour quitter la France Alfred a besoin de ces papiers... mais pour les obtenir, il doit se rendre en Belgique.
 
Chef du service médical d’urgence à l’aéroport de Roissy, Philippe Bargain est devenu le médécin et le confident d’Alfred (lire aussi l’encadré). Il se souvient bien de ces péripéties bureaucratiques : «Un jour, le cabinet privé du Roi des Belges m’a appelé. J’ai d’abord cru que c’était une blague! On m’a expliqué que votre souverain avait été sensibilisé à la situation d’Alfred. Et que le nécessaire avait été fait pour transférer ses papiers en France. Je croyais qu’il était arrivé au bout de ses peines…». Juin 1999, tribunal de Bobigny. Les papiers d’Alfred sont bien là. Il n’a plus qu’à les signer. A la grande stupéfaction de Me Bourguet et du Dr Bargain qui l’accompagnent, la fête annoncée n’aura pas lieu : «Il a dit que ces papiers n’étaient pas à son nom. Que désormais, il s’appelait «Sir Alfred Merhan». Qu’il n’était plus celui qu’il avait été. Qu’il était apatride. Pas iranien… Nous étions stupéfaits. Alfred a tendance à désespérer ses amis.Son avocat s’était coupé en quatre, pendant des années, pour trouver une solution. Lorsqu’elle était à portée de main, il a refusé de la saisir. Il s’est mis lui-même dans une impasse. Un avocat ou un médecin ne peuvent aider une personne malgré elle…», raconte M. Bargain.   
 
Retour au terminal 1. En 2000, le téléphone sonne à la pharmacie qui se trouve juste en face de la banquette rouge. C’est l’Amérique ; Les studios de production Dreamworks. Alfred prend la communication. On lui explique que Steven Spielberg veut lui acheter son histoire. L’idée ne déplaît pas au naufragé de Roissy. Un avocat français l’aide à négocier un contrat. Lequel est signé un an plus tard. «Sir Alfred» empoche quelques 300.000 dollars US qui sont versés sur un compte de la poste… C’est le seul organisme bancaire présent dans le terminal 1. Désormais, Alfred peut disposer de papiers et il est riche. Qu’attend-il pour entamer cette nouvelle vie qui lui tend les bras ? C’est bien entendu la question qui me brûle les lèvres lorsque je débarque à Roissy…
 
«Good morning, Sir Alfred Merhan». Ce bonjour me vient naturellement lorsque je lui tends la main. Coup de chance! Des membres du personnel de l’aéroport m’expliqueront plus tard que ceux qui s’adressent à lui au travers de son ancien nom reçoivent automatiquement une fin de non recevoir! N’empêche. Malgré l’emploi du bon sésame, «Sir Alfred» reste méfiant et je dois lui montrer ma carte de presse avant d’entamer le dialogue. Je sens qu’il ne parlera pas beaucoup. J’en viens tout de suite à cette question qui me taraudait : «Mais pourquoi rester vous ici ? Désormais vous êtes riche, vous n’avez qu’un papier à signer et…». «Sir Alfred» m’interrompt : «C’est une question que je n’accepte pas. Demandez-moi autre chose».
 
Je lui dis rapidement ce que je sais de sa vie – l’Iran, son père, sa mère adoptive, son errance, son passage en Belgique... Distant, il confirme le plus souvent de quelques hochement de tête. Parfois, il lâche une phrase, une précision. Toujours en Anglais car «Sir Alfred» dit ne pas maîtriser la langue de Voltaire : «Je n’ai plus d’espoir d’aller en Grande-Bretagne. C’était une fausse piste. Les informations qu’on m’avait données sur cette infirmière qui aurait été ma mère étaient fausses». Il dit ne plus se souvenir des gens qu’il a rencontrés en Belgique où il a résidé «dans une auberge de jeunesse près du centre de Bruxelles». Pour le reste, le récit de son passé ne paraît guère le passionner.
 
Il semble plus préoccupé par son quotidien et après quelques minutes, il s’en confie un peu : «Je ne me laisse pas aller même si j’ai très peu de contact avec les gens de l’aéroport… Même si ma famille m’ignore depuis si longtemps. Je ne suis pas triste! Je suis devenu un autre homme, c’est tout. Les papiers que l’on veut me faire signer ne correspondent pas à mon identité… Pour survivre ici, il faut s’organiser. Je me lève tous les matins vers 5 heures. Cela me laisse le temps de me laver dans les toilettes publiques sans être trop dérangé par les touristes. Pour manger, il n’y a que des «take away», comme le Mac Donnald’s. A la longue, cela me donne mal au ventre… Dormir sur ces bancs, dans ce bruit qui ne s’arrête jamais, ce n’est pas facile non plus… Je m’enfonce des boules kiès dans les oreilles pour trouver le sommeil. Mais je supporte. Même si je me sens parfois fatigué, je me sens encore en bonne santé. Je m’occupe en lisant. Des romans, des biographies comme «Ma vie» de Bill Clinton. J’ai aussi écrit la mienne. Un livre paraîtra prochainement… Et puis, je reçois des lettres du monde entier (il me tend une enveloppe postée en Russie). Mon adresse est simple à retenir : Sir Alfred. Terminal 1. Aéroport Charles De Gaulle. Roissy. France».
 
Une lueur apparaît dans ces yeux quand j’aborde le film de Spielberg : «J’ai envie de savoir ce qu’Hollywood a retenu de mon histoire.Je suis fier que mon rôle soit interprété par Tom Hanks. J’aurais aimé le rencontrer… Néanmoins, je ne quitterai pas l’aéroport pour me rendre au cinéma. Ma vie est ici. Je n’ai pas envie de bouger. Sauf pour aller en Amérique…». Aller en Amérique ? «Oui, dans le courant de cette année, je partirai en Amérique. Les gens de Dreamworks me l’ont promis ! J’irai à Hollywood». Un océan sépare le pays imaginaire d’Alfred de l’usine à rêves américaine mais ce n’est pas l’obstacle principal. Il lui faudra aussi signer ces fichus papiers qui lui donneraient enfin une existence officielle. Mais lui sera-il possible un jour d’oublier «Sir Alfred Merhan» pour redevenir ce Mehran Karimi Nasseri qu’il a tant voulu oublier ?   
 
 
«Son destin est entre ses mains»
 
Chef du service médical d’urgence de l’aéroport de Roissy, Philippe Bargain est devenu, par la force des choses, le médecin de «Sir Alfred». Avec le temps, il a noué une relation particulière avec le naufragé du terminal 1. Il s’y est attaché et il en parle avec cœur : «Je l’ai rencontré pour la première fois le 26 août 1988… Parfois, je me demande si Alfred ne serait pas un extraterrestre. C’est comme s’il était venu de nulle part… On dirait qu’il est tombé du ciel. On sait très peu de choses sur ses antécédents, son parcours de vie avant qu’il s’installe dans l’aéroport de Roissy. Personne, pas même un confrère belge, ne m’a jamais contacté pour me parler de lui, de sa vie avant 1988. Je ne vous cache pas que cela m’énerve un peu : pendant si longtemps, tout le monde s’en fichait d’Alfred ! Aujourd’hui, il y a un regain d’intérêt pour lui. C’est bien entendu lié au film de Spielberg. D’une certaine manière, c’est positif. Toutefois, je crains la retombée quant toute cette effervescence aura disparu. Surtout, il n’a pas encore vu le film! A ce que je sais, c’est une adaptation très libre. Il sera déçu.Ce n’est qu’une infime partie de son histoire qu’il va retrouver à l’écran ! Il est en train de se leurrer…».
 
En effet, il y a une grande différence entre Viktor, ce réfugié de l’est interprété par Tom Hanks et Alfred. Viktor est bloqué sous douane. Il n’a pas accès au territoire américain… «Ce n’est pas le cas de notre hôte de l’aéroport Charles De Gaulle, précise M. Bargain. «Alfred se trouve sur le territoire français. Il n’est pas dans la zone de transit. S’il le veut et quand il le veut, il peut quitter le terminal 1. Il peut même le faire avec des papiers en règles. Son avocat s’est battu pendant des années à cette fin, il lui suffit de signer quelques documents et d’entamer une nouvelle vie. Son destin est entre ses mains».
 
Est-ce à dire qu’Afred serait fou ? «Il ne l’est pas ! Certes, les choix qu’il a posés peuvent être qualifiés d’anormaux. Aujourd’hui, il pourrait en finir avec tout cela, mais il reste enfermé dans sa logique… J’ai essayé beaucoup de choses. Il m’est arrivé de prendre Alfred dans ma voiture et de le promener, la nuit, dans les rues de Paris. Cela ne l’a guère impressionné. Il est resté malgré tout dans son monde. Je lui ai aussi proposé de passer un petit séjour dans la petite maison que je possède en Bretagne. Il a refusé… Je dirais qu’Alfred est sur le même disque que nous, mais pas dans le même sillon…  Pour autant, son esprit n’est pas envahi par des brumes qui le rendraient irresponsable d’un point de vue psychiatrique. Il dispose de son libre arbitre. D’ailleurs, il y a moyen de parler de beaucoup de choses avec lui. Il lit énormément. Il s’intéresse à la politique, à l’histoire, à l’économie....C’est aussi quelqu’un d’exigeant. Il tient à rester présentable. Il lave ses vêtements. Il s’entretient. Il faut dire qu’il provient d’un milieu huppé en Iran. Et il en garde certaines habitudes. Pendant des années, je lui ai fourni du dentifrice de chez Mark et Spencer. Il lui fallait de la pâte dentaire d’origine britannique. Quand Mark et Spencer a fermé ses portes, j’ai dû me décarcasser pour trouver un produit équivalent qui l’agrée… ».
 
Son départ vers les Etats-Unis ? Philippe Bargain n’y croit pas : «C’est du pipeau. Alfred doit se préparer à revenir sur terre. En tous cas, la première chose qu’il aurait à faire, c’est de signer ses papiers de régularisation… Il doit avant tout renoncer à son caprice, cette nouvelle identité qu’il s’est forgée lors de son séjour dans l’aéroport de Roissy. On se trouve dans une impasse. Tant qu’il n’aura pas de papiers en règle, Alfred n’aura aucune autonomie sociale. Et puis même, s’il le faisait, la situation resterait complexe. Comment pourrait-il revivre normalement? Payer son loyer, ses factures… Avoir une vie sociale. J’ai peur pour lui. Je ne le vois pas revenir dans le monde réel sans accompagnement…  Parfois, je me demande lequel de nous deux quittera l’aéroport le premier. J’aime bien Alfred et je voudrais bien entendu qu’il vive le plus longtemps possible. S’il devait partir avant moi, je ferai le nécessaire pour qu’il soit dignement enterré, qu’il ait un caveau. Je ne veux pas qu’il se retrouve au cimetière des indigents».
 
 
«Sa vie se déroule en live»
 
«Sir Alfred» est bien accepté par la direction et les commerçants de l’aéroport de Roissy. «Il est là depuis si longtemps», explique Philippe Bargain. «Bientôt, il sera le plus ancien à Charles De Gaulle! C’est comme s’il faisait partie du décor, de l’histoire de ce lieu. De toute façon, Alfred ne dérange personne. Il ne dit rien, il  ne revendique rien, il n’est porteur d’aucun message et donc d’aucun conflit. Cela lui permet de vivre son aventure personnelle, ce parcours hors normes dans son monde parallèle. Mais cela a aussi quelque chose de tragique car il s’avère qu’Alfred n’a aucune importance collective. Il s’agit pourtant d’un homme, pas d’une bête de cirque ou d’une pièce de musée». Le médecin n’est pas le seul a penser en ces termes. Parmi le gens qui travaillent à Roissy, un petit réseau informel s’est formé pour aider «Sir Alfred» quand cela s’avère nécessaire. Youenang Di Martin, pharmacien, en fait partie. Il  lui passe des communications téléphoniques, lui donne son courrier. Depuis des années, les deux hommes se croisent pratiquement tous les jours…  A l’écouter, on comprend vite que c’est un ami de «Sir Alfred» qui nous parle : «Ces dernières années, il était fort seul. Je suis content qu’on s’intéresse de nouveau à lui. Grâce à Spielberg, des touristes viennent spontanément lui parler. Des canadiens, des américains qui ont déjà vu son film outre-atlantique. Son moral va en s’améliorant. Il semble se rouvrir quelque peu au monde».
 
Un regret, cependant : «Il est dommage que Tom Hanks ou Steven Spielger n’aient pas pris la peine de passer deux ou trois jours à Roissy. Ils auraient pu mieux juger de la profondeur du personnage. De ses conditions de vie aussi. Alfred est très robuste.Tenir 16 ans, comme il l’a déjà fait, cela demande une solide santé et une sérieuse force de caractère. Jamais je ne l’ai vu en état de déchéance. Pas même endormi pendant la journée. Il a une hygiène de vie très stricte. Il ne boit pas, il ne fume pas. Il est toujours actif : soit il marche, il écrit (beaucoup) ou il lit. Surtout ne lui dites pas que c’est un SDF. Ce n’est pas comme cela qu’il ressent les choses. Il vit là, sur ce banc, c’est tout. Et ce qu’il vit est beaucoup moins rose que ce que joue Tom Hanks. Alfred n’a jamais reçu la visite d’une jolie brune comme Catherine Zeta Jones qui l’aurait pris sous son aile protectrice. Son quotidien, c’est la débrouille. Bien sûr, depuis qu’il a signé son contrat avec Dreamwork, Alfred s’autorise quelques petites dépenses. Il s’est payé l’un ou l’autre vêtement. Pour le reste, il n’a rien changé. Maintenant, il vit de son rêve américain. Il garde son argent pour le jour où il ira s’installer là-bas. C’est bien la preuve qu’il n’a pas perdu le sens des réalités…
 
Et M. Di Martin de conclure par un véritable plaidoyer : «Certains disent de lui qu’il est un peu hautain. Moi, je ne trouve pas. Il faut prendre le temps. Trouver un rapport de confiance. Faire tomber des protections qui sont bien compréhensibles. Imaginez-vous son existence? Il n’a pratiquement jamais d’intimité. Sa vie se déroule en live devant ces gens qui défilent. Alors, il se construit une bulle. C’est une question de survie. Quand la bulle est percée, apparaît alors quelqu’un de très intelligent et de sensible qui peut discourir sur tous les sujets. Alfred n’est pas fou. Simplement, il sait ce qu’il veut. Sans doute le veut-il trop! Au point de se mettre en péril… On ne va tout de même pas le laisser mourir à Roissy ! Peut-être que l’administration devrait aller dans son sens. Lui permettre de s’appeler «Sir Alfred Merhan». Serait-ce si grave?»
 
 
 
 
 
 
 
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Michel Bouffioux


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