6 Septembre 1995
Interview publiée dans l'hebdomadaire belge "Télémoustique", le 7 septembre 1995
"Sentiment de révolte", "lacunes", "improvisations", "silences insupportables de la juge d'instruction"... Les parents des deux petites disparues ne doutent pas que policiers et gendarmes travaillent à retrouver leurs filles mais ne parviennent pas "à se défaire de l'idée qu'il ne sont pas à la hauteur". Ils crient leur douleur, et accusent...
Située à deux pas de l'aéroport civil de Bierset, dans un quartier verdoyant, la maison des Russo est d'un abord accueillant. Depuis la salle à manger, lorsqu'on regarde vers la grande pelouse verte à l'arrière, on se prend vite à imaginer les deux petites disparues en train d'y jouer. C'est d'ailleurs ce qu'elles faisaient, quelques minutes à peine avant qu'elles ne s'évaporent dans la nature.
Dix semaines plus tard, le havre de paix s'est transformé en ruche fébrile. Dormant peu, se trouvant toujours à portée de main du téléphone, traquant le moindre indice, constatant aussi les lacunes évidentes des recherches officielles, les parents des petites victimes et leurs proches y sont actifs 24 heures sur 24. C'est de là qu'ils nous ont fait part de leur douleur et de leurs constats critiques.
- Comment Julie et Melissa ont-elles disparu?
- Carine Russo: C'était l'un des premiers jours où le soleil se montrait un peu. Melissa avait invité Julie à la maison. Les deux petites ont joué dans le jardin pendant une grande partie de l'après-midi. Vers cinq heures, elles ont demandé à aller se promener jusqu'au petit pont où Melissa avait l'habitude de se rendre avec ses copines. C'est à quelques centaines de mètres de chez nous. J'ai d'abord refusé parce que Louisa, la maman de Julie, venait récupérer sa fille vers 18 heures. Mais elles ont tellement insisté que, finalement, j'ai accepté qu'elles sortent pour une demi-heure. Melissa a pris sa montre et elles sont parties.
- Depuis ce moment, vous ne les avez plus revues?
- Carine: Non, rien. Plus une seule trace d'elles. A 17 heures 30, j'ai pris mon vélo avec l'intention de me rendre à leur rencontre. Je suis allée jusqu'au petit pont mais je ne les ai pas vues. Par trois fois, j'ai refait le chemin - sans plus de succès. A partir de là, j'ai vraiment commencé à m'inquiéter.
- Louisa Lejeune: Quand je suis arrivée, j'ai refait le tour du quartier en voiture. M'arrêtant, fouillant et appelant en certains endroits. Avec Carine, nous sommes allées du côté de l'aéroport, près de leur école, dans la famille et chez des amis de la région. Personne ne les avait vues. Vers 19 heures 45, nous avons contacté la BSR de Seraing.
- Les recherches ont-elles commencé directement?
Carine: Oui. Après avoir pris notre témoignage et des photos des petites, les gendarmes ont envoyé une camionnette qui a refait le tour jusqu'au petit pont. On ne sait pas très bien ce que les forces de l'ordre ont fait par ailleurs. Toujours est-il que dans la soirée, un homme en civil est venu d'Esneux avec un chien pisteur...
Gino Russo: Il faut le dire: déjà à ce moment, on a eu l'impression que les enquêteurs pédalaient un peu dans la choucroute. Par exemple, aucun d'entre eux n'avait pensé à nous prévenir de ne pas toucher aux vêtements usagers des petites parce que cela pouvait compromettre les recherches du chien pisteur. Ils n'ont pas plus songé à relever les empreintes et microtraces (par exemple, des cheveux...) des petites dans leurs chambres. Alors que de telles informations pourraient éventuellement s'avérer utiles dans la suite de l'enquête.
Jean-Denis Lejeune: En plus, c'était un moment où on pouvait espérer d'être épaulé par les forces de l'ordre. Mais ils semblaient autant perdus que nous. Personne ne nous a expliqué les différents scénarios possibles dans ce genre d'affaire, ni le type de recherches qui allaient être mises en oeuvre. On ne nous a pas plus prévenus qu'on allait ramasser la presse et des centaines de badauds devant la maison. D'ailleurs, quand les curieux et les rapaces de tout poil se sont amenés, c'est nous qui avons dû prendre les noms et les numéros de plaques en nous disant que cela pourrait éventuellement servir...
Gino: On pourrait en ajouter! Entre autres choses, il était frappant de constater que pendant la reconstitution il y avait trois voitures mal garées dans la rue. C'était celles de la gendarmerie.
"Il y a aussi les témoins que l'on ne veut pas entendre"
Dans la souffrance et l'angoisse que vous vivez n'avez-vous pas tendance à être un peu trop critiques à l'égard des forces de l'ordre?
Jean-Denis: Je ne crois pas. Nous avons bien conscience de la difficulté de la tâche à laquelle sont confrontés les gendarmes et les policiers. On a également bien compris que l'on était entouré d'hommes de bonne volonté, prêts à faire autant d'heures supplémentaires qu'il sera nécessaire. Mais le problème n'est pas là. En fait, nous ne parvenons pas à nous départir du sentiment que les enquêteurs ne sont pas à la hauteur. Ce ne sont pas les spécialistes dans le domaine des disparitions que l'on serait en droit d'attendre en tant que parents-victimes.
Gino: On fait bien la part des choses. Il est pas question de chercher la petite bête. Mais comment se taire quand les lacunes des recherches officielles s'imposent à nous avec une telle évidence! Il y a d'autres trucs incroyables. Par exemple, l'enquête de voisinage. Plus de deux mois après les faits, elle est toujours en cours... Au surplus, elle semble comporter pas mal d'incohérences. Il y a quelques jours, des gars de la gendarmerie sont venus me trouver pour me demander confirmation de l'adresse d'un proche. Ils voulaient l'interroger. Mais ils ignoraient que la PJ l'avait déjà fait deux semaines auparavant! Lorsque je le leur ai dit, ils ont barré le nom de leur liste. Il y a aussi les témoins que l'on ne veut pas entendre: des gens qui avaient des informations importantes, et qui aujourd'hui sont d'ailleurs prises en compte par les enquêteurs, ont d'abord été refoulés quand ils se sont adressés aux forces de l'ordre. Nous le savons parce que ces personnes nous l'ont signalé! Heureusement, il semble bien qu'aujourd'hui ce type de cas ne puisse plus se représenter. On nous a promis formellement que dorénavant tous les témoignages seraient pris en compte. Il y a aussi des lenteurs insensées: entre autres choses, la gendarmerie a mis trois semaines pour retrouver la trace d'une personne qui habite à quelques centaines de mètres de chez moi. Finalement, j'ai dû les conduire à la bonne adresse. Il y a enfin les témoignages tardifs. Je ne citerai que mon cas: j'ai été interrogé pour la première fois quinze jours après les disparitions!
Jean-Denis: Pour moi, ce fut la même chose. Il faut se rendre compte que pendant ce temps-là, les parents ont l'impression que rien ne se fait.
"Pour moi, la juge d'instruction fonctionne sous Windows"
Les enquêteurs ne vous donnent-ils pas certaines indications pour vous rassurer?
Jean-Denis: On n'apprend strictement rien de leur part. Ils nous opposent le secret de l'instruction à tout bout de champ. C'est au point qu'on ne sait même pas précisément combien de personnes travaillent sur l'enquête. Quant à savoir quel est le rythme de travail, combien d'interrogatoires, de perquisitions sont réalisés chaque jour, c'est encore plus mystérieux.
Gino: On nous dit que la moindre entorse au secret de l'instruction peut bénéficier au ravisseur éventuel s'il est un jour arrêté et jugé. C'est exagéré. Et puis, ils justifient comme cela des choses bizarres. Ainsi lorsqu'un témoin a cru avoir photographié par hasard les petites, on ne nous a même pas montré les documents! Les personnes les plus aptes à reconnaître Julie et Melissa, c'est tout de même leurs parents, non? Pas des policiers d'Anvers ou de Tongres! Vraiment, ça nous casse les nerfs, ce genre de choses.
Carine: Cela va plus loin. Quand on demande seulement des hypothèses plausibles pour expliquer les disparitions, on se contente généralement de nous balancer que "tout est possible". Et l'on doit se débrouiller avec cela.
Vous pouvez tout de même vous adresser à la juge d'instruction?
Gino: Pour moi, cette femme fonctionne sous Windows! Je n'ai pas encore trouvé le langage pour communiquer avec elle. Il n'y a absolument aucun contact. Le néant.
Louisa: On la trouve incroyablement insensible. Elle a des réactions inhumaines. La seule fois qu'on l'a rencontrée, elle nous a dit que notre dossier n'était pas le seul qu'elle avait à traiter! Par ailleurs, elle ne nous donne aucune information. Rien qui pouvait nous rassurer. La seule chose à laquelle l'on devait veiller, c'était de limiter nos contacts avec la presse. C'est bien beau de se retrancher derrière la déontologie pour ne rien nous dire du dossier, mais cette attitude est tout à fait inadaptée à notre situation. Elle oublie que nous sommes des victimes dans cette affaire!
Carine: J'espère qu'elle lira ce que vous écrirez. Que nous parviendrons à enfin dialoguer. Il n'est pas possible qu'elle soit insensible à notre souffrance.
A aucun moment, vous n'avez ressenti de réconfort, sur le plan humain, de la part des autorités judiciaires?
Carine: Du côté de la police judiciaire, ce fut plutôt le contraire. Nous en avons assez de jouer au chat et à la souris avec des gens qui pratiquent la langue de bois. C'est tout de même de nos enfants qu'il s'agit. Certains gendarmes se sont montrés plus compréhensifs. Nous avons trouvé des hommes derrière les enquêteurs. Il y a un dialogue, une écoute. Dans le respect le plus total du sacro-saint secret de l'instruction.
Louisa: Les gendarmes nous ont même envoyé un psychologue de chez eux. Mais cela n'a pas vraiment été une réussite. Le type en question n'est pas en cause. C'est un gars formidable. Seulement, d'emblée, il a cru bon de nous donner des conseils pour pouvoir "attendre longtemps". Alors qu'à ce moment, on se disait encore qu'il y aurait une solution rapide. Moi, cela m'a fait plus de mal que de bien. Par la suite, heureusement, ses qualités humaines ont compensé.
Carine: En fait, il n'était pas formé pour répondre à notre situation. Il s'occupe généralement de gendarmes qui ont été contraints d'utiliser leur arme... Encore une fois, c'était un homme de bonne volonté mais comme on dit, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Rapidement, il nous a conseillé de penser à autre chose, d'aller à la piscine, de revivre normalement. C'est fou ça! Il ne se rendait vraiment pas compte. Aujourd'hui, c'est nous qui allons le visiter à l'hôpital parce qu'il a eu un grave accident de voiture.
"On a reçu 250 lettres de voyants et autres radiesthésistes. Malheureusement, c'est pas cela qui fera avancer l'enquête"
Dans un tel contexte, vous ne devez pas être tout à fait sereins?
Jean-Denis: On n'est pas près de céder à la panique. Pas plus qu'aux nombreux mirages qui s'offrent à nous. Depuis la disparition des petites, on a reçu plus de 250 lettres de voyants et autres radiesthésistes! Au moins, il y a une constante qui se dégage dans ce qu'ils avancent: les petites seraient toujours en vie. Ce n'est pas cela en tout cas qui fera avancer l'enquête! Alors c'est vrai qu'avec le temps, il y a une tension qui monte. Plus on avance, plus on se sent agressif. Au début, on vit d'espoir. Mais celui-ci s'amenuise et se transforme en colère quand on constate les carences de l'enquête.
N'avez-vous pas peur que votre énervement soit mauvais conseiller?
Jean-Denis: Facile à dire! Il faut vivre certaines situations pour bien les comprendre. Moi, c'est vrai que j'ai eu tendance à m'énerver quand on a prévenu les enquêteurs qu'un jeune de Liège avait encadré chez lui la photo des petites et qu'il déchirait les affiches les représentant en ville. C'est tout de même bizarre, vous ne trouvez pas! Alors, après avoir attendu pendant quatre jours que la PJ vérifie de quoi il s'agissait exactement, je suis allé voir moi-même chez le gars. J'aurais peut-être pas dû. C'est vrai que là je me suis énervé. En tout cas, aujourd'hui les enquêteurs me le repprochent. Mais au fond, c'est leur lenteur qui m'a poussé à agir de la sorte.
Carine: C'est vraiment une affaire bizarre parce que le type en question avait déjà eu des ennuis avec la justice. En plus, nous avons appris qu'il avait habité dans les environs immédiats de la petite Elisabeth Brichet, disparue il y a cinq ans (NDLR: voir TM de la semaine dernière), voire même qu'il l'avait connue et que sa disparition l'avait fortement perturbé. Sur ce point-là au moins, puisque c'est nous qui avions ouvert la piste, les enquêteurs nous ont dit avoir tout vérifié et que c'était négatif.
Malgré tous les dysfonctionnements que vous mettez en cause, continuez-vous à garder un peu d'espoir?
Gino: On ne peut pas faire autrement. On se dit que Perdu de vue sur TF 1, voire l'émission Faits divers de ce 13 septembre pourront peut-être apporter quelque chose... Surtout, c'est la conviction que les petites sont encore en vie qui nous permet de tenir. Et puis, il y a aussi le soutien des gens. Il faut dire combien nous sommes reconnaissants à ces inconnus qui collent un peu partout l'affiche de Julie et Melissa. C'est aussi grâce à eux que nous ne sombrons pas.
ELISABETH, NATHALIE, JULIE, MELISSA...
Comme dans un cauchemar, la liste des disparitions s'allonge en Belgique. La dernière affaire en date concerne An et Eefje, deux jeunes Limbourgeoises qui se sont littéralement volatilisées après avoir assisté à un spectacle d'hypnose au casino de Blanckenberge, le 22 aôut dernier. Certains ont évoqué une thèse selon laquelle les jeunes filles seraient restées sous hypnose après avoir participé activement au spectacle du mage Rasti Rostelli. Mais les responsables du service de psyschiatrie de l'hôpital Brugmann interrogés par la presse sur ce point estiment qu'il s'agit là d'une piste plutôt "romanesque". En attendant mieux, l'ASBL Marc et Corinne (041/52.73.97) a d'ores et déjà commencé une nouvelle campagne d'affichage.
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