15 Janvier 2009
LES EPOUX MARCHESE ONT RESPECTE LE PERMIS MAIS...
- Enquête évoquée sur le plateau de «L'Info Confidentielle Paris Match» sur RTL/TVI le 11 janvier 2009 et publiée dans l'hebdomadaire Paris Match (Belgique), le 15 janvier 2009 -
Une décision judiciaire oblige les époux Marchese à procéder à la démolition d’une partie de leur habitation. Celle-ci avait pourtant été construite dans le respect strict des permis de lotir et de bâtir octroyés par la commune de Soumagne qui, elle-même, avait reçu un aval préalable du fonctionnaire délégué de l’Urbanisme de la Région wallonne. Une affaire « Sagawé » à l’envers, en quelque sorte.
Cour des Frénaux à Ayeneux (Soumagne). Une petite rue sinueuse se perdant dans la campagne, bordée de quelques maisons de caractère bénéficiant généralement de jardins si vastes que des citadins pourraient les confondre avec des parcs. Il doit faire bon vivre dans ce coin bucolique. Pourtant, ce n’est pas le tourisme, mais une affaire judiciaire à rebondissements qui nous conduit ici. Au n°48, Sabine Marchese force un timide sourire en ouvrant la porte d’une villa vide. « Epuisés par plus de dix ans de procédure, mon mari et moi, on a décidé de partir. La maison est mise en vente. On s’installe loin d’ici, dans les cantons de l’Est», explique cette maman de quatre enfants. Encore faudra-t-il qu’elle trouve preneur, pour un bien partiellement déclaré hors-la-loi par un arrêt du Conseil d’Etat. Et dont la destruction a été ordonnée en novembre dernier par la Cour d’appel de Liège.
Cette histoire commence le 21 novembre 1991, alors que Linda Mortier (épouse Wuidar) acquiert une fermette en pierre du pays avec dépendance et jardin située au n°46 de la cour des Frénaux. Le 7 décembre 1992, Sabine Beuvens (épouse Marchese) fait l’acquisition de plusieurs parcelles à bâtir jouxtant la propriété Mortier, afin d’y construire une maison qui deviendra le n°48 de la cour des Frénaux. Un projet peu réjouissant pour les Mortier, qui n’avaient pas encore de voisins sur leur droite et qui vont ainsi perdre une partie de leur vue sur les belles prairies avoisinantes.
En mars 1993, les Marchese reçoivent leur permis de bâtir. A peine trois mois plus tard, une première action judiciaire est lancée par Mme Mortier. En référé, elle dénonce le rehaussement des fondations de la maison à construire d’environ 1,50 mètre par rapport au prescrit du permis. Les Marchese comprennent qu’ils ne sont pas les bienvenus. La commune annulera les effets de cette première salve en délivrant un nouveau permis de bâtir. Passons sur d’autres escarmouches pour arriver au nœud d’un conflit qui occupe les cours et tribunaux depuis près de quatorze ans. «En 1995, nous avons formulé le projet d’agrandir la maison afin de pouvoir y accueillir mes parents, dont la santé n’était pas très bonne. Nous voulions qu’ils puissent disposer de leur salle de bain, de leur cuisine, d’un living et d’une chambre. De telle manière qu’ils conservent de l’autonomie et de l’intimité », raconte Sabine Marchese.
Le 22 mai 1995, la commune de Soumagne délivre les permis de lotir et de bâtir. Et les travaux sont mis en œuvre sous la direction d’un architecte. Mme Marchese précise que « l’urbanisme refusait un simple agrandissement. Il nous était enjoint de construire un second volume, lequel devait être relié à la première maison par un car-port (voir photos). On a répondu à cette exigence. Cela a allongé l’ensemble du bâtiment des deux ou trois mètres qui nous seront reprochés plus tard. »
Car, on s’en doute, les voisins du n°46 manifestent très rapidement leur désaccord : « On leur a signalé que cette extension autorisée par la commune de Soumagne ne rencontrait pas les obligations du plan de secteur et que nous utiliserions toute voie de droit pour dénoncer cette illégalité. Ils ont tout de même continué », témoigne Albert Wuidar, époux Mortier. « Nous avons considéré que dans un Etat de droit, les permis délivrés par les autorités communales ont plus de poids que la parole de voisins contrariés, et donc nous n’avons jamais accepté de céder à ces menaces », rétorque Mme Marchese. Commence alors une véritable guérilla juridique. Dès le 5 juillet 1995, une requête en annulation des permis est introduite devant le Conseil d’Etat par Linda Mortier, et le 14 juillet 1995, une action suit devant le tribunal de 1re instance de Liège, visant à obtenir la suspension des travaux. Les Marchese gagnent la première manche quand ce tribunal se déclare incompétent. Qu’à cela ne tienne : les Wuidar vont en appel, et le 27 février 1996, c’est la Cour d’appel de Liège qui se juge incompétente. Cinq années passent.
Le 20 février 2001, alors que l’extension est construite depuis longtemps et que les parents de Mme Marchese y résident, le Conseil d’Etat se prononce. Une douche froide pour les habitants du n°48 : le permis de bâtir est annulé et, partant, l’annexe devient illégale ! Certes, les permis octroyés par la commune (avec l’aval de la Région) ont été respectés à la lettre par les Marchese. Mais pour le Conseil d’Etat, qui suit en cela l’argumentation des Mortier, ils sont non-conformes au plan de secteur. Pourquoi ? Dans ce secteur de Soumagne, la zone constructible est limitée à une profondeur de 50 mètres en partant de la voirie. Ne se déplaçant pas cour des Frénaux, n’estimant pas plus utile de recourir aux calculs d’un expert assermenté, le Tribunal administratif a tout de même procédé à un mesurage très défavorable aux Marchese. Et en est arrivé à estimer qu’à son extrémité gauche, l’annexe nouvellement construite se trouverait à 51 mètres de la voirie. Tandis que son extrémité droite se situerait à 53 ou 54 mètres de profondeur. Le mètre de trop à gauche et les trois ou quatre mètres de trop à droite se trouvent certes dans la propriété de Mme Marchese. Mais au-delà des 50 mètres fatidiques, leur pelouse devient légalement une « zone agricole », où seul des bâtiments liés à une exploitation agricole peuvent être érigés.
Produit à partir du plan de secteur, le mesurage du Conseil d’Etat, s’il a suffi à annuler le permis de bâtir, n’a rien de scientifique. Il ne serait même pas précis du tout, à en croire la commune de Soumagne. Dans un mémoire déposé devant le Tribunal administratif, celle-ci indique que « sur base de la copie conforme au 1/10 000e du plan de secteur, il est radicalement impossible d’affirmer que la zone de construction litigieuse déborde (…) Un trait d’une épaisseur de moins d’un millimètre sur le plan de secteur représente sur le terrain une distance de plus de douze mètres de large, et l’imprécision qui en résulte rend illusoire toute mesure précise à douze mètres près sur le terrain. »
Ce débat sur le caractère aléatoire des mesures ayant conduit à l’annulation du permis importe peu aux Wuidar-Mortier. Réarmés par l’arrêt du Conseil d’Etat, ils introduisent une nouvelle action devant le Tribunal de 1re instance de Liège. Demande principale : ordonner la démolition de l’extension des Marchese. Pour eux, l’affaire ne souffre aucune discussion. La construction est désormais illégale et elle doit donc disparaître… Et ce d’autant qu’elle leur causerait un préjudice visuel tout en les privant d’intimité. Mais le tribunal va d’abord les décevoir.
La juge Anne Demoulin prend acte de l’arrêt du Conseil d’Etat mais, dans le même temps, ce magistrat se pose d’évidentes questions sur la proportionnalité de la réparation qui doit être envisagée. La situation urbanistique du bien pose-t-elle un problème environnemental ? Quelle est l’ampleur réelle du préjudice dont se prévalent les Wuidar-Mortier ? Ne serait-il pas trop sévère d’imposer à une famille de faire démolir une partie de son bien sur base d’un mesurage aléatoire, d’autant plus qu’elle a suivi la réglementation à la lettre en demandant toutes les autorisations nécessaires ?
En décembre 2004, Mme Demoulin décide de se déplacer sur le terrain. Riche en enseignements, cette mesure d’instruction a lieu le 7 février 2005. Dans son rapport, la magistrate souligne comme d’autres « l’imprécision de l’arrêt du Conseil d’Etat » et relativise très fortement le trouble que causerait la construction litigieuse : « Nous nous sommes rendus dans la propriété de Mme Mortier afin d’apprécier concrètement le trouble visuel dont elle se prévaut. A l’heure actuelle, les propriétés sont séparées par des sapins d’une hauteur d’environ 5 mètres. La seule vue sur la propriété voisine est une partie du toit qui dépasse des sapins. Si on se rend au fond du jardin, on aperçoit également le toit de la maison voisine et le velux qui y a été percé. Depuis le living, la vue sur la propriété voisine est en grande partie masquée par la remise que les Wuidar-Mortier ont aménagée. Si l’extension de la maison Marchese avait été construite intégralement en zone d’habitat, la vue depuis la propriété des Mortier aurait été sensiblement pareille. »
Dans son jugement rendu le 23 janvier 2006, la magistrate enfonce le clou : « D’après l’arrêt du Conseil d’Etat, l’empiètement de l’extension litigieuse sur la zone agricole est de 0 à 1 mètre à son extrémité gauche et de 3 ou 4 mètres à son extrémité droite. Lorsqu’on se place face à l’extension, côté immeuble Mortier, l’empiètement n’est au maximum que d’un mètre. Si l’extension avait été située intégralement en zone constructible, Mme Mortier aurait donc disposé de la même vue qu’aujourd’hui (…) Les époux Marchese auraient pu dès lors agrandir leur immeuble en toute légalité en causant les mêmes inconvénients. » Constatant qu’il n’y a pas de lien entre la faute commise par les Marchese (non-destruction d’une maison ne bénéficiant plus de permis) et les dommages allégués par les Wuidar-Mortier, le tribunal déboute ces derniers… Ce jugement reconnaît aussi le fait que les Marchese ont été poussés à la faute par l’autorité : « Si les époux Marchese-Beuvens avaient, comme cela était initialement leur intention, agrandi leur immeuble au lieu d’y adjoindre un second volume relié [par un car-port], Mme Mortier ne se serait pas trouvée dans une situation différente » et cela « aurait supprimé la faute puisque l’empiètement en zone agricole n’aurait pas existé ».
Bien entendu, les Wuidar-Mortier vont en appel… et obtiennent gain de cause dans un arrêt rendu le 21 novembre dernier par la Cour d’appel de Liège, qui impose une vérité judiciaire totalement opposée à celle du Tribunal de 1re instance. Présidée par Fabienne Drèze, cette juridiction estime que l’affaire ne nécessite que très peu de débats, vu l’arrêt du Conseil d’Etat : « Il est jugé par une décision qui est opposable non seulement aux époux Marchese et à la commune de Soumagne mais à tous en vertu de l’autorité absolue de chose jugée que l’extension déborde partiellement en zone agricole. C’est en vain que les époux Marchese mettent en cause les considérations et conclusions de l’arrêt. (…) Les époux Marchese ont créé et maintiennent une situation contraire à la loi. » Conclusion : l’extension doit être purement et simplement abattue.
Que le débordement en zone agricole soit minime et qu’il n’ait pas été estimé avec précision, que le préjudice causé soit relatif et que les Marchese aient obtenu et suivi à la lettre un permis qui « poussait » à la faute, toutes ces considérations sont balayées par la Cour d’appel qui, en plus, estime établie une autre faute : vu l’extension ajoutée à la maison initiale, il y a désormais « deux logements » au 48 cour des Frénaux, ce qui est contraire aux prescriptions techniques et urbanistiques du permis de lotir, qui n’admet la présence que d’un seul logement sur ce terrain !
Si le premier juge avait tenu compte du fait que les époux Marchese avaient manifestement construit l’extension pour loger leurs parents et avait donc estimé qu’il s’agissait « d’un seul immeuble, faisant l’objet d’un accès unique et abritant une seule famille », la Cour d’appel se montre très sévère en arguant que « le fait que l’ensemble immobilier n’ait qu’une boîte au lettre, soit alimenté par un seul compteur d’eau et d’électricité, soit relié par un car-port et utilise la même entrée carrossable n’implique pas nécessairement qu’il s’agit d’une habitation unifamiliale ». Pour appuyer ce point de vue, le Cour d’appel mentionne aussi des « plans et annonces immobilières » qui ont été diffusés par les Marchese lorsqu’ils ont décidé d’en finir avec cette maison : « Les annonces immobilières présentent les lieux soit comme “deux villas isolées”, soit comme destinés à ou idéaux pour deux familles ». Mesquin, nous ne trouvons pas d’autre terme…
« J’éprouve un profond sentiment d’injustice. J’ai l’impression d’être prise entre le marteau et l’enclume. Que des pouvoirs se fassent la leçon et se contrôlent, c’est fort bien dans une démocratie. Mais cela ne doit pas se faire au détriment de citoyens qui ont suivi scrupuleusement toutes les procédures. On les a obtenus, ces fichus permis ! Qu’est-ce qu’on aurait dû faire d’autre ? » s’indigne Mme Marchese. A l’inverse, au n°46, on est évidement très satisfait. « C’est un très bon jugement », commente Albert Wuidar. Ajoutant, avec un brin de cynisme : « Ce jugement est bon aussi pour les Marchese, car il reconnaît les responsabilités de la Commune et de la Région. Ils pourront se retourner contre ces administrations. Ainsi, ils n’auront pas tout perdu ! »
A bien lire le jugement, ce n’est pas si simple. Certes, la Cour d’appel a estimé qu’« en délivrant un permis d’urbanisme, en violation des dispositions légales, le Collège échevinal a commis une faute ». Et que « le fonctionnaire délégué (NDLR : de la Région wallonne) qui a adopté un comportement différent de celui qu’aurait adopté toute autre autorité normalement diligente et prudente placée dans les mêmes conditions a commis une faute ». Toutefois, à ce stade, les époux Marchese sont condamnés seuls à démolir l’extension et à remettre les lieux en état. La Région et la Commune n’étant solidairement condamnées que dans le cadre d’un dédommagement de 3 000 euros octroyé aux époux Wuidar-Mortier. Un prolongement du débat sur la question de savoir « qui va payer quoi » est prévu le 3 mars 2009 devant la Cour d’appel. Entre-temps, tant la Région que la commune de Soumagne auront introduit des pourvois devant la Cour de cassation, comme nous l’ont annoncé le bourgmestre de Soumagne, Charles Janssens (PS) et le ministre wallon du Développement territorial, André Antoine (CDH).
Ce dernier est, lui aussi, très critique quant au « mesurage » réalisé par le Conseil d’Etat : « On reproche des dépassements de un à quatre mètres en se basant sur un plan dessiné au crayon, où un millimètre est égal à plusieurs mètres. Cela laisse perplexe : la justice aurait dû avoir recours à l’expertise d’un géomètre assermenté ! De plus, il ne semble pas que le trouble de voisinage soit établi : des végétations séparent les deux propriétés en les dissimulant l’une à l’autre et, côté Mortier, une remise cache aussi une partie de la vue depuis le living. Dans ce dossier, comme dans tous les autres, la Cellule d’exécution forcée n’interviendra pas tant qu’il n’y aura pas de jugement définitif. »
N’est-il pas paradoxal que les Marchese aient rencontré tellement de difficultés alors qu’ils ont obtenu toutes les autorisations requises pour construire ? M. Antoine répond « C’est bien pour cela que la puissance publique doit être à leur côté. Nous allons en Cassation. Personne ne pourrait reprocher à la Région wallonne d’utiliser tous les moyens légaux pour défendre son point de vue. Par ailleurs, j’invite la commune de Soumagne à introduire un Plan communal d’aménagement (PCA), ce qui est une mesure prévue par le Code de l’urbanisme. »
Il s’agit en l’occurrence d’une modification du plan de secteur sur une petite zone, à laquelle le bourgmestre de Soumagne se dit tout à fait réceptif : « Je vais tout de suite étudier cette demande de PCA, car la sanction infligée aux Marchese est tout à fait disproportionnée. Pour des raisons éthiques, morales et tout simplement humaines, la Commune ne peut rester les bras croisés. On ne peut pas laisser pénaliser ces administrés qui n’ont absolument rien à se reprocher. De même d’ailleurs que la Commune, qui a donné les permis contestés en parfait accord avec le fonctionnaire délégué de la Région wallonne. »
Si la solution du PCA évoquée par le ministre et le bourgmestre est réellement mise en œuvre, les Marchese pourraient ainsi voir leur situation régularisée en quelques mois via un nouveau permis. Mais ils devront encore attendre la décision de la Cour de cassation, et craindre d’éventuelles nouvelles actions des époux Mortier. En effet, le carrousel infernal pourrait reprendre si les voisins du 46 déposaient un recours au Conseil d’Etat contre un éventuel nouveau permis.
Photos (voir dans Paris Match du 15 janvier 2009)
Trois mètres de trop
Photo 1 : à l’avant-plan, l’extension litigieuse. Elle se situe dans le prolongement de la maison des Marchese, que l’on voit à l’arrière-plan. Photo 2 : Les deux volumes, comme l’exigeait le permis délivré par la commune de Soumagne, ont été reliés par un « car-port », ce qui a accru la surface totale construite. Photo 3 : Sabine Marchese pose devant l’extension construite pour loger ses parents. Le « trop construit » (à droite de la ligne rouge) se trouve sur sa propriété, mais… en zone agricole. Photo 4 : La propriété Mortier. L’extension des Marchese se trouve quelque part à gauche derrière la haie et les sapins, qui atteignent une hauteur de 5 mètres.
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