Alain Berenboom (19/12/2007)
"IL FAUDRA FAIRE AVEC YVES LETERME"
- Entretien publié dans Paris Match (Belgique), le 19 décembre 2007 -
Yves Leterme est-il décidemment trop maladroit pour devenir Premier ministre ? Dans de récentes interviews accordée à la presse néerlandophone, « Monsieur 800 000 voix » – « Monsieur 800 000 gaffes », titrait un quotidien francophone – a donc encore lamentablement dérapé en comparant la RTBF à la tristement célèbre « Radio Mille Collines » qui fut complice du génocide commis au Rwanda. Une bêtise de plus. Rédhibitoire ? Leterme doit-il être jeté aux oubliettes de l’histoire de Belgique ? Doit-il faire un pas de côté après cette sortie médiatique catastrophique qui, malheureusement, en ce qui le concerne, n’a rien d’une première ?
Certainement pas, estime l’écrivain, avocat (notamment du Roi), professeur à l’ULB et chroniqueur au «Soir» Alain Berenboom. Dans l’interview qu’il nous accorde, cet intellectuel bruxellois, ce passionné de Tintin qui transpire la Belgique par tous ses pores, préfère nous mettre en garde contre une lecture par trop francophone de la crise, des soubresauts, atermoiements et autres psychodrames plus ou moins importants, plus ou moins sérieux et parfois tellement puérils.
« Rien ne sert de diaboliser Leterme », dit l’écrivain. « Par contre, dans une démocratie, il est impératif de respecter le résultat des urnes. Et donc, qu’on l’aime ou pas ce M. Leterme, il faudra faire avec… Dire cela n’absout pas cet homme de sa faute - sa comparaison entre la RTBF et « Radio Mille Collines » est tout à fait inacceptable. Il est aussi évident que Leterme doit encore poursuivre son apprentissage de la vie et cultiver ce qu’il pense être son sens de l’humour, pour le raffiner ».
Paris Match Belgique. Après le récent dérapage verbal d’Yves Leterme, la question de sa capacité à gouverner un pays aussi complexe que la Belgique ne se pose-t-elle d’une manière plus forte que jamais ?
Alain Berenboom. Et si on voyait un peu les choses autrement qu’au travers de notre prisme hostile de francophone ? Et si je vous répondais qu’en fin de compte, cet homme est peut-être idéalement placé pour gouverner la Belgique !
Ah bon ?
Eh bien, oui ! Ce brave homme semble avoir toutes les caractéristiques du Belge. C’est un type complexe qui essaie de communiquer au travers de phrases paradoxales et d’un certain humour. Je remarque aussi qu’il parle les deux langues nationales de manière parfaite. Et puis, n’est-il pas très complexé ? Ne la joue-t-il pas trop humble par moment ? Je vois aussi un homme qui considère que la « valeur travail » est essentielle. C’est donc bien un bon représentant de la Belgique d’aujourd’hui… Et j’ajouterais aussi, malheureusement, que la pâleur de sa personnalité, cette absence de charisme est bien à l’image du monde politique actuel. Leterme est le produit de sa communauté mais aussi celui de son époque.
Ce « bon Belge » que vous décrivez, il commence à énerver tout le monde dans le pays, non ?
Hé là ! C’est encore le francophone qui pose la question ? Regardez les sondages dans le nord du pays : après six mois de crise, l’opinion publique flamande est restée très stable. Notre « Gaston » national n’a de toute évidence pas déçu ses électeurs. Seul le SPa a tendance à perdre encore des plumes tandis que le cartel CD&V-Nva reste en tête. Avec le même score d’ailleurs !
Et donc ?
On doit accepter la réalité telle qu’elle est : en Flandre, malgré un certain émiettement de l’électorat, celui-ci s’est très nettement déplacé à droite – le SP.a et Groen ne représentent qu’1/5e des élus – et c’est le « CVP » nouvelle mouture qui est à la barre. Pour en finir avec cette plaisanterie qui perdure depuis six mois, il faut que les francophones ne jouent plus aux aveugles : qu’on le déplore ou pas, le renforcement du discours communautaire, pour ne pas dire nationaliste, au nord du pays, est un fait. Durant cette crise, c’est sans doute l’erreur magistrale qui a été commise tant au niveau des hommes politiques que de l’opinion publique francophones : on n’a pas mesuré à quel point l’idée d’une réforme de l’Etat était incontournable pour les Flamands. Aujourd’hui, à la veille de Noël, Leterme a raison de souligner qu’il a amené tous les partis francophones à cette idée de révision de la Constitution. Souvenez-vous, il y a six mois, nos représentants n’avaient qu’une seule phrase en bouche : « On ne touche pas au communautaire. Sauf pour des réformes de façade ne demandant par la majorité des deux tiers… ».
La suite de votre raisonnement, c’est que Leterme sera donc l’incontournable prochain Premier ministre ?
Non seulement cela. Lui et ses amis, tant du CD&V et de la N-VA, seront utiles au travail de réforme à venir dans la mesure où tous ces gens ont fait un vrai travail de réflexion et de proposition sur le plan communautaire ! Ils ont réfléchi concrètement aux aspects du remodelage institutionnel du pays. Du côté francophone, on est désormais en retard. On pensait encore pouvoir éviter l’inévitable débat et on est venu à la table de négociation sans véritable programme communautaire. Il est vrai que certains croyaient qu’après huit années d’opposition, le CD&V aurait un tel appétit de pouvoir qu’il céderait sur le communautaire… Eh bien, non ! Peut-on reprocher à Leterme de n’avoir pas trahi ses électeurs ? Et aujourd’hui, puisqu’on va tout de même passer par l’étape « réforme de l’Etat », il faudra que les francophones réfléchissent à un programme cohérent en ce domaine. Quelque chose de plus développé maintenant que « Non, on ne touche à rien »...
Mais tout de même, un personnage comme Yves Leterme à la tête du pays, un homme qui dit si facilement des inepties, qui est si peu diplomate…
Des personnages un peu lourds dans leur manière de s’exprimer, on en a déjà eu quelques-uns au plus haut niveau en Belgique… Et tant les Bruxellois que les Wallons n’ont certainement pas de leçon à donner aux Flamands en la matière. Un homme comme Michel Daerden, par exemple, c’est un modèle pour les jeunes générations de ce pays ?
Mais ce bonhomme-là, il n’a jamais comparé notre service public d’information à une chaîne de radio génocidaire…
Je suis d’accord. Ce que Leterme a dit là est complètement ignoble, scandaleux. A l’égard des journalistes bien sûr, mais encore plus à l’égard des victimes du génocide. C’est un propos tellement banalisant qu’il en est négationniste, c’est évident.
Et ensuite, Leterme ne s’est pas vraiment excusé…
C’est là le vrai problème. Après tout, au bout de six mois de négociations houleuses, compliquées, harassantes, on aurait pu encore dire : « Il a dérapé, il est fatigué, il a pété un plomb, mais bon, il s’excuse platement et de toute évidence, sincèrement »… Mais il faut bien remarquer qu’il ne s’excuse pas vraiment, voire pas du tout. Et c’était déjà un peu ce qui s’était passé après l’épisode de la Brabançonne. Cet homme a un problème de psychorigidité. Je l’ai aussi entendu du dire : « J’essaie de me contrôler sans arrêt », ce qui est un aveu extraordinaire. Il a donc un vrai problème avec lui-même, une difficulté personnelle qu’il devrait analyser pour son propre équilibre. Maintenant, pour gérer le pays, cet homme sera entouré et cela ne devrait pas avoir de conséquences... Mais Yves Leterme peut-il se gérer lui-même ? C’est une autre question. Inquiétante, c’est exact. Que ce soit dans l’affaire de la Brabançonne ou celle de ses déclarations sur la RTBF, il aurait pu s’en sortir en osant un regard critique, voire ironique et détaché sur lui-même. C’est quelque chose qui s’apprend. En fait, cet homme doit encore apprendre à vivre !
D’accord, il a un problème pour gérer ses excuses… Mais ne doit-on pas d’abord s’interroger sur ce qui le pousse, au départ, dans une sorte de processus d’échec répétitif, à sortir des âneries devant les micros et les caméras ?
Je crains que cet homme soit sincère. Il veut manier ce qu’il croit être une sorte d’humour provocateur… Il y a quelque temps, quand il prétendait à « Libération » que les francophones étaient incapables d’apprendre le flamand, il pensait vraiment faire de l’humour…
Vous le trouvez un peu c…, c’est cela ?
Non, je dirais que c’est un homme qui apprend. On ne devient pas Coluche du jour au lendemain. Cela nécessite un apprentissage ! C’est d’ailleurs plus difficile de devenir drôle que de devenir Premier ministre…
C’est un personnage de roman ?
Oui. Il y a chez lui une ambition extraordinairement cachée derrière une fausse modestie tellement évidente. C’est un succulent personnage ! Quel effort pour sortir du lot et, dans le même temps, pour paraître modeste. Quelle guerre intérieure il doit y avoir chez ce personnage introverti contraint de parader au premier plan !
Dans le fond, on en revient à ce que vous disiez au départ. Une petite psychothérapie et tout devrait aller mieux…
Et ce serait parfaitement à l’image de cette Belgique qui aurait aussi besoin de sa psychothérapie collective. Il y a un problème d’autisme dans ce pays : chaque communauté ne regarde que ses propres problèmes.
Vous le présentez comme une victime. Mais si Leterme était un pervers ?
(Il rit de bon cœur) Le plan « pervers », ce serait que Leterme n’en aurait rien à faire de l’aboutissement des négociations fédérales ; qu’il serait le cheval de Troie des thèses séparatistes de la N-VA dans son propre parti ; qu’en fin de compte, ce serait à dessein qu’il mettrait de l’huile sur le feu communautaire… Cela le rendrait encore plus romanesque ! Mais il ne sert à rien de formuler de telles hypothèses. La règle de base, on la connaît : c’est le leader du principal parti qui prend la tête du gouvernement. Ce sera donc Yves Leterme qui deviendra le Premier ministre fédéral d’une Belgique en voie de réforme. De toute façon, le CD&V, dont le président est un personnage étonnant de transparence, n’a pas grand monde à proposer pour occuper cette fonction.
En résumé, comme on dit en Belgique, « il faudra faire avec » ?
Si on veut respecter la démocratie, cela me semble être une évidence. Il faudra « faire avec » Leterme…
« Arrêtons de croire que tous les hommes politiques flamands sont des Vlaams Belang déguisés en démocrates »
Ne trouvez-vous pas que la crise belge actuelle est énorme alors qu’elle tourne autour d’un débat d’idée tout petit, petit…
C’est surtout un débat dont le citoyen ne maîtrise pas les enjeux ! On ne voit plus très bien qui veut quoi et pourquoi... J’ai même le sentiment que dans le personnel politique, certains ne s’y retrouvent plus très bien. Il y a d’évidence un travail de dialogue et de recherche de compréhension à fournir. Quand les Flamands nous disent « réforme », on comprend « séparation ». Je suis persuadé que la grande majorité des Flamands ne veulent pas la fin de la Belgique ; ils désirent seulement des meilleurs outils pour faire fonctionner leur Région. Mais ces Flamands sont aussi en déficit d’explication à propos de ce que la réforme qu’ils proposent pourrait apporter aux autres régions. Le vrai problème qui ressort de cette crise, c’est une perte de confiance. Nous, les francophones, arrêtons de croire que tous les hommes politiques flamands sont des Vlaams Belang déguisés en démocrates. Les hommes du Nord qui participeront au pouvoir dans les semaines à venir ne mentent pas : ils veulent réformer les institutions pour qu’elles tournent mieux. A nous, à nos hommes politique, de construire aussi un programme de propositions concrètes sur le plan communautaire qui dépasse le trop simple ‘‘non’’. Punt aan de lijn ! »
Le costume est-il trop grand ?
Qu’on partage ou pas leurs idées, certains hommes sont taillés sur mesure pour la fonction supérieure qu’ils ambitionnent d’atteindre. En France, des personnages comme Mitterrand ou Sarkozy sont certainement des exemples éloquents d’hommes dont le destin de présidentiables était su de tous avant même qu’ils fussent élus, voire même qu’ils se déclarent candidats. Bien sûr, le personnel politique belge est ce qu’il est, bien sûr, comparaison n’est pas raison. Toutefois, on ne peut être qu’inquiet en voyant, chez nous, le petit calibre de l’homme qui est - qui reste - malgré ses gaffes à répétition, le Premier ministrable le plus cité. A force de dire des âneries, Yves Leterme donne de plus en plus l’impression de vouloir endosser un costume bien trop grand pour lui. Avec un CVP, pardon un CD&V, dans le rôle du tailleur qui, tel celui du sketch de feu Fernand Raynaud, rassure sans cesse le client : « Mais oui ce costume est bien pour toi, Yves. On va juste encore faire une retouche »… Comme le dit Alain Berenboom dans l’entretien qu’il nous a accordé, la plaisanterie a assez duré. Surtout, elle ne fait rire personne dans un pays où les citoyens continuent à attendre du monde politique des réformes plus concrètes, plus palpables, plus liées à leur quotidien… Des réformes contre la vie chère, par exemple. Et cela même si, désormais, une réforme de l’Etat semble être devenue incontournable pour empêcher une victoire des indépendantistes flamands et sauver quelques (beaux) meubles de la maison Belgique. (M. Bf.)