12 Décembre 2007
Un entretien publié dans l'hebdomadaire "Paris Match" (Edition Belge), le 12 décembre 2007 -
Correspondant permanent du "Monde" à Bruxelles, ancien rédacteur en chef du "Vif-L’Express", ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien "Le Soir", maître de conférences invité au département COMU de l’université catholique de Louvain, le journaliste belge Jean-Pierre Stroobants est un observateur averti et expérimenté des soubresauts à répétition de la vie politique du Royaume. Pour lui, « Yves Leterme s’est lui-même emprisonné dans le carcan qui l’a empêché d’aboutir».
Paris Match Belgique. Quand vous croisez un confrère français et que vous devez lui résumer la « crise belge » en deux mots, par où, commencez-vous ?
Jean-Pierre Stroobants. Hum… Expliquer ce qui passe en Belgique en deux mots, c’est tout bonnement impossible ! J’entamerais le propos en évoquant, disons, «une crise complexe dans un pays complexe…» J’aurais tendance à remonter à 1831. Peut-être faudrait-il que je donne à ce collègue quelques éléments d’informations relatifs à l’histoire du mouvement flamand. Que je lui raconte ces frustrations et ces injustices d’un passé lointain qui, aujourd’hui encore, nourrit encore un certain romantisme culturel et l’inconscient collectif de la génération Leterme. Je lui dirais que ce que la Belgique vit en ce moment n’est pas seulement une crise linguistique, que ce n’est pas un incident soudain ; plutôt le fruit d’une longue chaîne historique dont tous les maillons devaient conduire, un jour ou l’autre, à ce type d’affrontement. Il est évident que j’ajouterais un petit commentaire sur un acteur dont le rôle a été tragiquement central dans la crise actuelle. Je veux parler d’Yves Leterme, bien entendu.
Et qu’en diriez-vous ?
Contrairement à ses prédécesseurs - je pense à des personnalités telles Martens, Dehaene ou Verhofstadt - Yves Leterme ne s’est pas bien préparé à la fonction qu’il envisageait d’occuper. Quand on a l’ambition de devenir le Premier ministre d’un pays compliqué comme la Belgique, il faut savoir jeter des ponts vers toutes les communautés. Avoir une stature d’homme d’Etat, être au dessus de la mêlée. De ce point de vue, le bilan de l’homme aux 800 000 voix flamandes est très négatif. Et puis, fait unique dans l’histoire du pays, il s’est pris deux fois de suite les pieds dans le tapis en temps que formateur ! Dès lors, de grosses questions se posent sur sa véritable compétence…
Outre le constat qu’il est peu ou pas rassembleur, ne peut-on pas aussi dire de l’ex-formateur qu’il manque cruellement d’expérience pour prendre en main, dès à présent, le gouvernail de la Belgique ?
En effet, Leterme n’apparaît pas comme quelqu’un qui disposerait de l’expérience nécessaire pour devenir Premier ministre dans un contexte fédéral aussi difficile… Il est arrivé dans le débat national comme un matamore tout en ne disposant que d’un acquis très limité. En fait, ses véritables débuts au premier plan sont très récents. Ils remontent à la fin des années 1990, au moment où il devient chef de groupe des sociaux chrétiens flamands à la Chambre. Inexpérimenté, il s’est en outre enfermé dans un carcan et, de la sorte, il s’est empêché d’aboutir. Je pense à ses slogans électoraux trop définitifs et bien entendu à ce cartel avec la N-VA ; tout le monde savait dès avant le 10 juin qu’il s’agissait d’un mouvement séparatiste à peine plus modéré que le Vlaams Belang sur le plan communautaire. Bref, la conséquence de tout cela, c’est que pour la première fois, le loup a été introduit dans la bergerie fédérale…
On ne s’étonnera évidemment pas ensuite que le loup ait mordu…
Evidemment que non. Bart De Wever, d’étape en étape, a confirmé qu’il jouait bien ce rôle de prédateur avide de mordre dans la Belgique… Mais ce qui est plus signifiant et certainement plus inquiétant, c’est de constater à quel point le leader séparatiste a tenu Leterme en otage… Ainsi d’ailleurs que la totalité du CD&V et, finalement, toute la négociation fédérale ! Tout cela avec ses cinq petits sièges à la Chambre… Leterme et ses amis du CD&V portent la responsabilité d’avoir permis à un mouvement minoritaire d’exercer un chantage au radicalisme flamingant. C’est tout sauf habile quand on veut mener une négociation fédérale dans un pays comme la Belgique.
Derrière cette erreur stratégique, il y a toutefois le « contexte flamand », dont Yves Leterme ne pourrait être détaché. La photo politique actuelle de la Flandre n’est guère réjouissante…
Il est vrai que Leterme est aussi le produit de son époque. Si on additionne les voix de l’extrême droite radicale, celles des nationalistes de la N-VA, des populistes de la liste De Decker et d’une fraction non négligeable du CD&V, cela donne du crédit aux hypothèses de Philippe Dutilleul dans « Bye Bye Belgium » : de 40 à 50 % de l’électorat flamand se sont affichés « autonomiste », pour ne pas dire séparatiste…
Le mobile de cette mobilisation « autonomiste » est très matérialiste. Les enjeux des revendications flamandes sont toujours financiers…
Il s’agit, en effet, d’un repli égoïste. Celui ci est d’autant plus étonnant qu’il s’inscrit dans un contexte où la Flandre est aux commandes de la plupart des leviers fédéraux et qu’elle a obtenu l’autonomie culturelle et économique. Comme le disait récemment Daniel Cohn Bendit, c’est extrêmement interpellant que dans une telle configuration, certains flamands continuent à se ressentir comme des victimes de l’Etat belge. On est bien dans une forme de romantisme, pas tout à fait dans la réalité des faits.
Dans son ouvrage intitulé « Une brève histoire de l’avenir », Jacques Attali présente la désagrégation des états nations actuels comme inéluctable… En d’autres termes, ce que certains milieux flamands revendiquent ne serait que la préfiguration d’un mouvement général en Europe ?
Pour ma part, je ne désire pas jouer au prévisionniste. Le présent est déjà assez interpellant : on assiste au même phénomène de repli égoïste dans d’autres pays d’Europe. Toutes proportions gardées, c’est ce qui se passe en Catalogne. En Italie du Nord aussi, où les nantis des zones industrielles ne veulent plus donner de l’argent pour ce qu’ils appellent les « nègres du Sud ». C’est ce qui s’est passé aussi en Tchéquie à l’égard de la Slovaquie… Cela pose évidemment beaucoup de question sur ce que pourrait devenir l’Europe. C’est bien parce que la Flandre n’a rien inventé que de nombreux observateurs, dans la plupart des pays de l’Union, s’intéressent en ce moment à la crise belge. Faut-il le souligner, la construction européenne telle qu’elle a été pensée depuis les pères fondateurs repose sur la solidarité, l’échange et le partage des richesses… Exactement l’inverse de ce que proposent les nationalistes égoïstes de tous crins que se multiplient sur le continent. Il faudrait demander aux Flamands qui veulent le séparatisme et l’autonomie « parce qu’ils ne veulent pas payer chaque année une voiture à un Wallon » si l’étape suivante de leur émancipation sera aussi de sortir du cadre européen ! Le cas échéant, accepteraient-ils encore d’être solidaires avec les Européens de l’Est ? Jusqu’où ira leur logique nationaliste ? Il y a un moment où ce débat sur ces mouvements de replis égoïstes et rétrogrades deviendra inévitable au niveau européen. Si tel n’est pas le cas, on n’aura plus d’Europe ou alors une Europe à soixante… N’est-ce pas déjà assez compliqué à vingt-sept ?
Comment réagissez-vous à la dernière péripétie en date ; Leterme remettant une nouvelle fois son tablier après plusieurs semaines de négociations ?
J’ai trouvé assez remarquable la façon dont le parti du formateur s’est employé à vouloir faire reposer l’échec des négociations sur les francophones, en particulier sur Joëlle Milquet… Alors qu’il est tellement évident que le CD&V est soumis aux diktats de son partenaire nationaliste. En fait, dès que le formateur a voulu se mettre au-dessus de la mêlée, tel un homme d’Etat soucieux de l’intérêt de tous et de toutes les communautés, il a été rappelé à l’ordre par Bart De Wever.
Et on a pu constater que quand De Wever siffle, Leterme accourt…
Il est, je l’ai déjà dit, l’otage de ses propres accords. Dans le même temps, et sans vouloir l’exonérer de ses responsabilités, Yves Leterme agit comme tous les autres hommes politiques de ce pays dans le cadre d’un système qui ne possède pas de circonscription fédérale ; Ses voix, il ne peut les trouver qu’en Flandre. Ce n’est pas une incitation à l’ouverture vers les autres communautés du pays. A cause de cela, en Belgique, les scrutins régionaux deviennent, en fin de compte, plus importants que les élections fédérales ! Comme l’ont déjà relevé de nombreux intellectuels belges, il y a donc des dysfonctionnements institutionnels auquel il conviendrait de remédier, des ponts à construire entre les communautés qui permettraient de sortir d’une logique de confrontation.
En juillet dernier, dans un article paru dans Le Monde, vous évoquiez la possibilité d'un scénario de séparation douce à la Tchécoslovaque. Avez-vous le sentiment que la Belgique a encore de l’avenir ?
Pour le futur immédiat, je n’ai guère de crainte… Toutefois, si ce pays ne parvient pas à se réformer, s’il devait vivre encore des situations de blocages à répétition, si rien n’est mis en place du genre pour recréer du lien entre le Nord et le Sud, telle cette circonscription électorale que j’évoquais tout à l’heure, je crains que dans dix ou quinze ans, les Flamands en arrivent à faire sécession.
Après le nouvel échec de l’Orange bleue et après la gifle du vote flamand à la Chambre sur B.h.v., avez-vous le sentiment que le réputé « compromis à la belge » a vécu ?
Cela pose question… Une vraie question car cette aptitude au compromis est une véritable marque de fabrique qui a fait la réputation des Belges à l’étranger. Et j’ai comme le sentiment qu’on est en train de perdre une partie de notre identité. C’est pour cela que la presse internationale dit qu’il n’y a plus de Belgique ou que ce pays va vers son éclatement : tout le monde pense avoir compris que les hommes politiques belges ne parviennent plus à trouver des consensus comme ils le faisaient si bien auparavant.
Un diplomate belge déclarait récemment à La Libre Belgique : « On sous-estime le nombre de points que (cette crise institutionnelle) coûte pour notre image de marque en Europe (…) Les Etats de l’Union ont la vision d’un pays totalement déchiré. Ils se demandent pourquoi nous ne parvenons pas à résoudre des problèmes qui ne devraient pas, d’après eux, être insurmontables ». Ce sentiment d’incompréhension, vous l’avez aussi rencontré ?
Certainement. Il est clair que la crise actuelle n’est pas bonne pour la crédibilité du pays. Et c’est la même chose sur le plan économique, comme l’a encore rappelé récemment le gouverneur de la banque nationale. Pour l’heure, des investissements étrangers sont gelés. A mon avis, si la situation politique continue à se détériorer, il y aura des désinvestissements. L’image du pays est très écornée, c’est une évidence. Elle l’est d’autant plus que la presse étrangère ne s’intéresse pas tous les jours de si près à notre pays. Actuellement, certains reporters étrangers viennent ici en se disant qu’ils vont trouver un pays à feu et à sang… Une sorte de remake de l’ex-Yougoslavie. C’est pénible. On en est tout de même pas là…
En France, que l’on soit d’accord ou pas avec lui, Nicolas Sarkozy évoque les problèmes du quotidien – pouvoir d’achat, insécurité…- dans sa communication vers l’opinion publique. En Belgique, des « explorateurs », « formateurs » et autres « négociateurs » passent l’essentiel de leur temps à ne pas trouver de solutions à des problèmes institutionnels. Le monde politique belge ne dessert-il pas la démocratie à l’heure où l’on se plaint si souvent du fossé qui peut exister entre les élites et le peuple ?
C’est effectivement l’un des problèmes que pose la crise actuelle. Si on était dans un autre pays que la Belgique, je dirais que le monde politique est train de scier la branche sur laquelle il est assis. Mais nous sommes dans ce pays complexe dont les habitants connaissent les difficultés institutionnelles depuis si longtemps. Les Belges ont donc de l’indulgence. On sent cependant que cette indulgence a des limites. Six mois sans gouvernement, on a déjà dépassé un record ! Les citoyens commencent à être excédés, ils ne comprennent plus. A cet égard, il est inquiétant de constater que la persistance de la crise a un autre effet pervers. Elle a tendance à radicaliser les positions et à accroître le fossé entre les communautés. Des sondages montrent que tant au Sud qu’au Nord, des gens en arrivent à conclure qu’il vaudrait mieux se séparer… C’est donc une terrible responsabilité qui pèse en ce moment sur le monde politique belge et on n’a pas toujours le sentiment que tous ses acteurs en ont bien conscience. Si on induit dans la population que c’est toujours la faute de l’autre, former une nouvelle majorité au Fédéral perdra une partie de son sens. Il sera trop tard, cette majorité sera construite sur du sable. Il est temps de bouger avant que le virus de la méfiance entre les communautés déclenche une épidémie d’incompréhension qui pourrait être fatale pour la Belgique.
Quand un candidat Premier ministre belge confond la Marseillaise et la Brabançonne, comment vous racontez cela à vos lecteurs français ? C’est la dernière blague belge ?
J’aime bien raconter des histoires belges aux lecteurs du Monde. Dernièrement, j’ai bien dû leur expliquer que les pompiers du Royaume devaient s’arrêter aux feux rouges au risque de se faire sanctionner par la police… Et, bien sûr, Leterme qui chante la Marseillaise, cela restera aussi un très grand moment…
On est tout de même dans le pays du surréalisme, cela doit se mériter un peu tous les jours…
Absolument. Yves Leterme a au moins démontré qu’il avait de l’humour. Même si il est involontaire et qu’il n’était pas apparu plus tôt dans sa courte carrière. Dans le fond, cette attitude surréaliste, c’est bien belge, non ?
Voir le profil de Michel Bouffioux sur le portail Overblog