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CHEZ LES LUMUMBA À KINSHASA (20/01/2011)

POURQUOI CETTE « SALE AFFAIRE » EST TOUJOURS TABOUE 

 

Une enquête publiée dans l'hebdomadaire "Paris Match" le 20 janvier 2011. michel-lumumba3

   

Il y a cinquante ans, le 17 janvier 1961, s’écrivait l’une des pages les plus controversées et les plus sanglantes de la colonisation belge au Congo : Patrice Lumumba, le Premier ministre du pays fraîchement indépendant, était assassiné. Rencontre à Kinshasa avec sa femme et ses fils.

 

 

Le 17 janvier 1961, Patrice Emery Lumumba et deux de ses compagnons de lutte étaient fusillés dans un coin de brousse au Katanga. A Bruxelles, une commission d’enquête parlementaire a naguère établi la « responsabilité morale» du gouvernement belge de l’époque dans le processus qui a conduit à l’élimination du premier Premier ministre de l’histoire du Congo indépendant.  

Un acte d’ingérence indéfendable au regard du droit international. Un crime barbare aussi. Ecarté du pouvoir alors qu’il avait le soutien de la majorité de la population congolaise, mis sous résidence surveillée puis emprisonné, victime de violences arbitraires tant physiques que morales, Patrice Lumumba a finalement été exécuté sans procès. Son corps a été ensuite enterré. Puis déterré. Découpé à la scie. Dissous dans l’acide. Une cruauté inimaginable à mettre en rapport, sans doute, avec la peur que cet homme, tant vivant que mort, inspirait à ses ennemis.

En avance sur son temps, Lumumba portait, il est vrai, un projet d’indépendance politique et économique très dérangeant pour beaucoup de personnes et d’intérêts. D’abord en Belgique, où accordée non sans arrière-pensées, la décolonisation du Congo n’était pas bien acceptée. Que ce soit par une partie importante de l’opinion publique, influencée par des médias myopes, par l’essentiel de la classe politique belge, incapable de modernité, qui ratait là un rendez-vous avec l’Histoire, ou encore par des hommes d’affaires, industriels, fonctionnaires et autres «expats» dont l’ardent combat était de continuer à s’enrichir d’argent et de pouvoir au centre du continent africain.

 

Lumumba s’était aussi attiré l’antipathie du très jeune et inexpérimenté roi Baudouin. Dès 1958, lors d’une visite de ce dernier à Stanleyville (Kisangani), où il l’avait interpellé sur la question de l’indépendance, et plus encore lors de son discours célèbre prononcé le 30 juin 1960, quand il avait refusé la langue de bois pratiquée par le chef de l’Etat belge. Lumumba avait aussi des ennemis aux Etats-Unis où, de manière caricaturale en ces temps de guerre froide, on l’accusait d’être un communiste à la solde de l’URSS. Et plus encore d’ennemis au Congo, où des régionalistes et des membres d’une élite plus en quête d’honneurs, de pouvoir et d’enrichissement personnel que de démocratie politique abhorraient la vision lumumbiste d’un pays unitaire, qui aurait mis la justice sociale au centre de sa politique de développement.

 

Cinquante ans après, l’histoire a déjà beaucoup parlé, mais la justice est restée muette : on sait qui a tué Lumumba, on sait comment, on sait pourquoi. Mais rien. Pas d’enquête. Pas de procès. Pas de sanction. Que de l’impunité. Tel un psychopathe, l’un des exécutants belges de l’élimination physique de Patrice Lumumba s’est même exposé, fier et souriant, devant une caméra de télévision. Présentant tel un trophée des restes de la victime qui avaient échappé au bain d’acide destiné à la faire disparaître. Un comble dans l’ignominie, qui n’a pas réveillé une justice paralysée.

 

Les Lumumba n’ont cesse de s’interroger sur ce silence assourdissant de la magistrature belge. Est-ce du mépris? Cette « sale affaire» reste-t-elle un tabou ? Y applique-t-on une lecture dévoyée et anachronique de ce qui relèverait de la raison d’Etat? A moins qu’il ne s’agisse simplement d’inconsistance?

   

Quoiqu’il en soit, les faits parlent aussi : le procès judiciaire des assassins de Lumumba, de leurs complices et de leurs commanditaires n’a pas encore eu lieu dans notre pays. Et cela choque la femme et les enfants du héros national congolais, qui notent qu’une dizaine de personnes impliquées dans l’assassinat continuent à vivre en toute impunité en Belgique, tandis qu’au Congo, des gens autrefois impliqués dans divers complots contre Lumumba ont été décorés de l’Ordre des Héros nationaux Lumumba et Kabila.

 

Confrontés à tant d’indécence et d’immobilisme, les Lumumba ont appris à gérer leur colère et leur indignation. Confiant dans le temps qui grandit les personnages historiques importants et qui éveille les consciences, ils se disent prêt à « lutter jusqu’au bout» pour obtenir justice. C’est pour expliquer ce combat qu’ils m'ont reçu dans leur maison familiale de Kinshasa. Une demeure achetée par Patrice en 1958. Un lieu chargé d’histoire où, notamment, se tinrent d’innombrables réunions, dont celles qui décidèrent des noms de ceux qui feraient partie du premier gouvernement du Congo indépendant.

 

Une villa où défilèrent tellement d’acteurs de la tragédie congolaise. Parmi lesquelles Joseph- Désiré Mobutu, le dictateur poussé par les Américains. Celui qui fut le «petit frère » de Lumumba. Celui qui le trahit et prit un jour la décision de faire disparaître dans l’acide le corps d’un homme. Vaine et médiocre tentative pour effacer une légende qui le supplantera toujours. Patrice Emery Lumumba reste, à ce jour encore, le seul Premier ministre congolais arrivé au pouvoir à la suite d’un processus réellement démocratique. Cinquante ans après son assassinat, la justice sociale est toujours inexistante au Congo, l’unité nationale est chancelante et le discours de cet autodidacte venu de Stanleyville reste d’une actualité saisissante.

 

Fin décembre 1960. Affaibli physiquement par les privations et les sévices corporels, Patrice Lumumba trouve encore la force d’écrire une dernière lettre à Pauline, son épouse. Non dénué de qualités littéraires, ce texte est le dernier écrit que l’on connaisse de l’ex-Premier ministre congolais. Quelques jours après l’avoir rédigé, le tribun devenu prisonnier politique sera expédié vers le Katanga où, cinq heures seulement après son arrivée, il sera passé par les armes.

 

Dans l’avion qui, cinquante ans plus tard, nous emmène vers Kinshasa, nous lisons plusieurs fois ce testament politique écrit avec des lettres de sang. Son auteur se sachant condamné à disparaître à court terme, les mots de Lumumba auraient pu contenir des pleurs et des prières. En fait, ils ne sont que détermination, volonté et courage. Cette dernière lettre à Pauline est un message pour la postérité. Les derniers arguments d’un homme de débat qui n’avait pas de concurrent à la hauteur lorsqu’il fallait parler de dignité et de résistance au peuple congolais:

 

«Ma compagne chérie, je t’écris ces mots sans savoir s’ils te parviendront, quand ils te parviendront et si je serai en vie lorsque tu les liras. Tout au long de ma lutte pour l’indépendance de mon pays, je n’ai jamais douté un seul instant du triomphe final de la cause sacrée à laquelle mes compagnons et moi avons consacré toute notre vie. Mais ce que nous voulions pour notre pays, son droit à une vie honorable, à une dignité sans tache, à une indépendance sans restriction, le colonialisme belge et ses alliés occidentaux (...) ne l’ont jamais voulu. Ils ont corrompu certains de nos compatriotes, ils ont contribué à déformer la vérité et à souiller notre indépendance. (...) Mort, vivant, libre ou en prison sur ordre des colonialistes, ce n’est pas ma personne qui compte. C’est le Congo, c’est notre pauvre peuple dont on a transformé l’indépendance en une cage d’où l’on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. Mais ma foi restera inébranlable. (...) A mes enfants que je laisse, et que peut être je ne reverrai plus, je veux qu’on dise que l’avenir du Congo est beau et qu’il attend d’eux, comme il attend de chaque Congolais, d’accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité il n’y a pas de liberté, sans justice il n’y a pas de dignité, et sans indépendance il n’y a pas d’hommes libres. Ni brutalités, ni sévices, ni tortures ne m’ont jamais amené à demander la grâce, car je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays, plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés. L’histoire dira un jour son mot (...) L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. Ne me pleure pas, ma compagne. Moi, je sais que mon pays, qui souffre tant, saura défendre son indépendance et sa liberté. Vive le Congo! Vive l’Afrique!»

 

Ces mots résonnent encore quand un garde vient ouvrir le portail d’entrée d’une belle propriété dans une zone résidentielle de Kinshasa. François, Patrice Junior et Roland, les trois fils de Patrice Lumumba, nous accueillent chaleureusement dans cette maison que leur père acheta à la fin des années 1950, alors qu’il était le directeur commercial d’un fabricant de bière. Une époque où, s’il n’avait considéré que son intérêt personnel, Patrice Lumumba avait un avenir professionnel tout tracé.

 

Bien plus confortable que le combat politique sans concessions qu’il avait décidé de mener contre le colonialisme.

Entourée d’un magnifique jardin où picorent quelques poules, la villa où nous pénétrons est grande, majestueuse, avec d’immenses volumes qui lui donnent des airs un peu surannés. Bien sûr, comme tellement d’autres bâtiments à Kinshasa, elle apparaît un peu usée par les outrages du temps. Mais, suggestion de l’esprit ou réalité, l’esprit de Patrice Lumumba semble encore y planer. Après les présentations d’usage, ses fils nous conduisent à l’étage, dans un petit salon meublé modestement où «Maman Pauline» trône telle une reine mère disposée à nous accorder une audience. La voici donc, cette femme à laquelle Patrice Lumumba écrivit sa dernière lettre. Cette épouse qui le suivit sur les routes, en 1960, lorsque l’ex-Premier ministre, échappé de sa résidence encerclée par les soldats de Mobutu, était devenu un fugitif poursuivi par l’armée nationale congolaise. Malgré l’âge avancé et les cinquante ans qui sont écoulés depuis l’assassinat de son mari, la blessure dont souffre Pauline Opango est toujours ouverte. Elle l’exprime, relativement pessimiste, en lingala :

 

«Tous les jours, je pense à Patrice et à ce qu’on lui a fait subir. C’est comme un film, maintenant. Des images reviennent régulièrement dans ma tête. Je suis toujours en colère contre ceux qui ont fait ces horreurs. Parce qu’il n’y pas eu de justice. Et je crains que je quitterai ce monde avec mon entière colère. »

 

michel-lumumba2Maman Pauline se remémore les derniers moments qu’elle a passés avec Patrice. Ces journées de novembre 1960 où, en fuite vers Stanleyville (Kisangani), « il ne pouvait s’empêcher de répondre aux sollicitations de la population qui le reconnaissait, lui demandait d’expliquer son combat». Et puis aussi, ce funeste 2 décembre 1960 où ils s’étaient fait arrêter par des soldats en armes au bord la rivière Sankuru, à Lodja, dans la Kasaï oriental :

 

«On était trop nombreux pour monter sur la pirogue. Patrice m’a dit de rester en arrière avec l’un des mes enfants. La nuit allait tomber, cela lui semblait dangereux que nous traversions dans ces conditions. Lorsque mon mari est arrivé de l’autre côté du fleuve, des soldats l’attendaient en embuscade. Sur l’autre rive, où je me trouvais, des hommes armés sont arrivés aussi. Patrice a obtenu de venir me retrouver. C’est la dernière fois que j’ai pu l’avoir à mes côtés. On nous a séparés dans l’avion qui nous a conduits vers un camp militaire à Léopoldville. Là, nous avons été placés en détention dans des endroits distincts, et je n’ai jamais plus revu mon mari. En janvier, ils l’ont tué. Les enfants et moi avons eu la vie sauve, mais nous avons été contraints de nous exiler  pendant plusieurs années en Egypte. Ce n’est qu’en 1992, suite au processus de la démocratisation, que nous avons réintégré la maison familiale à Kinshasa. »

 

Avec le temps, l’admiration de Pauline pour Patrice n’a pas pâli. Elle nous décrit en quelques mots le courage de son homme:

 

«Nous savions tous les deux que cela allait mal se terminer pour lui. Je l’avais parfois mis en garde dans les mois précédents. Je lui avais dit mes craintes qu’il ne paie très cher son combat pour l’indépendance. Il me répondait qu’il était prêt à aller jusqu’au bout de ses idées. Il savait qu’un jour, il devrait mourir pour l’indépendance. Il s’était préparé à cette éventualité : résister, ne jamais se résigner. Tellement d’autres n’ont pas eu le courage de tenir leurs engagements. J’en ai vu beaucoup qui ont défilé dans cette maison, qui ont embrassé Patrice avant de le trahir. Mobutu, notamment, qui a eu des discussions avec lui ici même, dans le salon où je vous parle. Malgré les signes de faiblesse des uns et des autres, Patrice misait sur la confiance et la loyauté, et je continue à l’admirer parce qu’il a appliqué ces valeurs jusqu’au bout. C’est un exemple pour mes enfants, mais aussi pour tous les Congolais! »

 

«NOTRE DEMANDE DE JUSTICE A UNE PORTÉE QUI VA BIEN AU-DELÀ DE L’AFFAIRE LUMUMBA»

Quelques-unes des premières pages de l’histoire du Congo indépendant ont été écrites dans ce salon où nous conversons maintenant avec les trois fils de Patrice Lumumba. François, l’ainé, qui est aussi président du Mouvement national congolais Lumumba (MNCL), Patrice Jr, et Roland, qui gère notamment la Fondation qui porte le nom de son illustre père.

Michel Bouffioux. Patrice Lumumba a été fait «héros national» trois fois. Par le gouvernement de Kisangani dirigé par Gizenga, puis sous l’ère de Mobutu, et une fois encore sous le règne de Laurent-Désiré Kabila. Pour autant, les Congolais connaissent-ils son histoire, ses combats? L’ambition qui était la sienne pour le Congo, mais aussi pour le continent africain?

François Lumumba. Pour les jeunes générations congolaises, le nom de Lumumba est encore connu mais, le plus souvent, c’est une référence sans contenu, car l’Etat congolais n’entretient pas réellement son souvenir. Dans les livres scolaires– pour ceux qui y ont accès–, Lumumba est certes présenté comme un «héros national», mais en deux ou trois lignes. Sa vie, son combat politique, son assassinat et tout ce qu’il représente comme exemple de résistance est éludé. Pour des raisons électoralistes, l’histoire a été parfois falsifiée au point que des gens qui ont participé à divers complots contre notre père ont été décorés de l’Ordre des Héros nationaux Lumumba et Kabila... Aux dates anniversaires, le héros national de l’indépendance est fêté avec parcimonie. Certes, une statue le représente à l’entrée de Kinshasa, mais ce n’est pas pour autant qu’on l’honore à sa juste valeur.

Comment expliquez-vous ces insuffisances? Le nom de votre père sent-il encore le soufre?

François Lumumba. Oui, parce qu’il était porteur d’un message de justice sociale, d’indépendance politique et économique, de refus du tribalisme et d’unité nationale qui reste totalement d’actualité. Il est difficile pour le pouvoir en place de rendre honneur à un homme qui symbolise des idées contraires à sa politique. Du fameux discours qu’il a prononcé le 30 juin 1960, on ne retient souvent que ses propos sans langue de bois sur l’époque coloniale. Des phrases comme: « Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres (...) Nous avons connu que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir: accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres (...) » En exprimant cela, Lumumba voulait que le nouveau départ du Congo se fasse sur une base saine, c’est-à-dire en ne niant rien des abus et crimes qui avaient été commis durant les quatre-vingts années du colonialisme. Mais au-delà de cette mise au point, son propos envisageait aussi l’avenir avec une lucidité étonnante. Il avait compris qu’il n’y avait pas d’indépendance politique sans indépendance économique. S’il voulait absolument collaborer avec les Belges et d’autres partenaires internationaux, c’était avec l’exigence que cela se fasse sur un pied d’égalité. Il disait notamment, le 30 juin 1960 : « Nous accepterons la collaboration de pays étrangers chaque fois qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit. »

C’est un discours tout à fait raisonnable sur le thème de la souveraineté de l’Etat...

François Lumumba. Aujourd’hui, tout le monde le comprend. En 1960, beaucoup de Belges ne l’acceptaient pas. Dès lors, son propos a été caricaturé dans la presse belge de l’époque. Notre père a été présenté comme un dangereux communiste, ce qu’il n’a jamais été. C’était juste un autodidacte qui avait beaucoup lu et s’était forgé une vision du monde au travers de multiples rencontres, notamment en Belgique. Ensuite, on a provoqué du chaos dans le pays dont il venait de prendre la charge pour l’accuser de mauvaise gouvernance et le disqualifier. Ce qui a permis de le destituer deux mois à peine après sa nomination au poste de Premier ministre, d’ouvrir la voie à l’intervention des militaires belges, de le remplacer par un dictateur et finalement de le tuer. 

Roland Lumumba. Il est évident que le Congo, et peut-être l’Afrique par contagion, auraient pris une autre voie si mon père avait pu gouverner. Avec lui, c’est la démocratie qui a été tuée, mais aussi des années de développement économique qui devaient profiter au Congolais. Il disait: «Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir.» Il refusait le tribalisme, le régionalisme, il avait la vision d’un peuple laborieux et uni, quand il terminait son discours du 30 juin par cette exhortation: «J’invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants, à se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique.»

On sait à peu près tout des trahisons et des complots qui ont conduit à l’assassinat de votre père. Une commission d’enquête a établi la « responsabilité morale » des autorités belges de l’époque. Les noms de plusieurs complices belges du crime sont connus. Et l’ancien ministre des affaires étrangères, Louis Michel, a même présenté les excuses de la Belgique au peuple congolais et à votre famille. Que voulez-vous de plus ?

François Lumumba. La justice! Quand un meurtre a été commis, un Etat de droit ne peut se contenter des excuses de ceux qui en sont responsables. Il doit y avoir une instruction, un jugement et des sanctions. En Belgique, les personnes encore en vie qui ont été impliquées dans l’assassinat continuent à bénéficier d’une impunité totale. Et puis, sait-on déjà vraiment tout? La justice belge a d’autres moyens d’action que les parlementaires, elle doit les mettre en oeuvre pour faire éclater toute la vérité.

Après si longtemps, il n’y a pas prescription?

Roland Lumumba. Pas du tout! Une équipe d’avocats dirigés par Me Christophe Marchand a étudié tous les aspects juridiques. La prescription ne s’applique pas, parce que l’assassinat de notre père doit être considéré comme un crime de guerre. En tant que tels, ces faits sont imprescriptibles.

Francois Lumumba. Vous noterez aussi que les crimes de guerre ont ceci de particulier qu’ils se commettent non pas simplement par l’action, mais également par l’omission d’agir. Et que le code sanctionne cette inertie coupable aussi fortement que pour les auteurs du crime même. Ce qui fait que la justice belge a, aujourd’hui, la possibilité légale d’inquiéter une grosse dizaine de personnes encore en vie en Belgique. Nous avions annoncé l’année dernière que nous déposerions plainte au pénal avec une liste comportant les noms de ces personnes à poursuivre. Si cela n’a pas encore été fait pour des raisons d’ordre juridique, nos avocats y veilleront très prochainement. A moins que nous ne réclamions directement des dommages et intérêts aux intéressés, qui n’auront eux-mêmes qu’à s’en prendre à la Belgique, s’ils estiment qu’ils étaient «en mission» au service d’une raison d’Etat.

Patrice Jr Lumumba. Au manque de justice s’ajoute le cynisme. Certains des assassins n’ont pas hésité à faire l’apologie du meurtre de notre père à la télévision belge. Un homme s’est glorifié, sourire aux lèvres, d’avoir gardé des restes de sa victime. Et les autorités belges sont restées muette face à cette barbarie. C’est insensé sur le plan juridique et inacceptable sur le plan humain.

François Lumumba. De plus, notre demande de justice a une portée qui va bien au-delà de l’affaire Lumumba. Ce qui est en jeu, c’est le principe même de la responsabilité des agents de l’Etat, y compris au plus haut niveau. En toute impunité, ces agents fomentent, autorisent et participent, en sous-main, aux pires atrocités perpétrées au nom de la raison d’Etat. Le transfert de notre père à ses bourreaux katangais, par des agents de l’Etat belge, a été organisé depuis les ministères de Bruxelles, et approuvé par les services secrets américains. Ces actes criminels peuvent être considérés comme un premier cas d’« extraordinary rendition ». Une expression qui a été rendue tristement célèbre dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, postérieure aux événements tragiques du 11 septembre 2001. Souvenez-vous des enlèvements, séquestrations, tortures et meurtres réalisés en sous-traitance vers les prisons de torture d’Etats sans scrupule. Des Etats occidentaux ont ainsi tenté d’éviter d’avoir du sang sur les mains en déléguant à d’autres «le sale boulot». Comme l’a démontré une récente thèse universitaire américaine, l’absence de justice, c’est-à-dire d’établissement judiciaire de responsabilités individuelles et étatiques dans l’assassinat de Lumumba, a contribué à une culture de l’impunité qui, aujourd’hui encore, laisse penser à certains gouvernants qu’ils peuvent sans vergogne enfreindre les principes indérogeables du droit international tels la prohibition de la torture et de l’assassinat d’opposants. L’absence de justice dans notre dossier serait donc aussi une très mauvaise nouvelle pour la communauté internationale.

En 2004, à la suite de la commission d’enquête, il avait été annoncé que la Belgique financerait une «Fondation Lumumba» à concurrence de trois millions de dollars. Ce projet est-il resté lettre morte?

Roland Lumumba. Une fondation existe... Mais sans le financement annoncé par l’ancien ministre des Affaires étrangères, Louis Michel. Il est vrai que la fondation que nous dirigeons n’a rien à voir avec celle qui avait été imaginée par votre gouvernement. Lequel voulait nous imposer un conseil d’administration composé de plusieurs personnalités belges, et un programme de travail tellement cadenassé qu’il aurait été impossible à la Fondation Lumumba d’évoquer la vie et le combat de... Lumumba.

François Lumumba. Cette histoire de fondation n’était que de la poudre aux yeux pour nous endormir. Ou nous intéresser en nous faisant miroiter des financements ronflants. On a le sentiment qu’on a voulu faire de nous les complices d’une tentative d’évitement et de banalisation. C’était une tromperie, une façon d’obtenir la deuxième mort de Lumumba à travers ses enfants, et ainsi savourer une autre vengeance une fois que nous aurions accepté ce diktat. C’est du même ordre que ce concept de « responsabilité morale » sorti de son chapeau par la commission d’enquête. Deux mots d’excuses et puis on ferme le livre de cette histoire. Mais comme le disait notre père, cette histoire n’appartient pas aux Belges, mais aux Congolais. C’est aussi l’histoire de notre père. Or, l’enseignement qu’il nous a transmis, c’est de ne jamais renoncer à notre dignité, de ne jamais accepter la résignation. 

 

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Michel Bouffioux


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