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Publié par Michel Bouffioux

 
 
 
Entretien publié dans l'hebdomadaire belge "Ciné-Télé Revue" du 11 novembre 2004"
 
Josy-Dubie.jpgC’est un baroudeur, il a fait plusieurs fois le tour du globe. D’abord comme marin au long cours. Ensuite comme journaliste. Pendant plus d’un quart de siècle, il a témoigné de la marche de cette drôle d’humanité : il a vu la famine en Ethiopie, les mouroirs de Bucarest où Ceaucescu cachait les orphelins d’un régime abject. Réalisant la dernière interview de Salvatore Aliende, il a vu la démocratie chilienne anéantie par Pinochet et la CIA. Il était à Berlin quand le mur de la honte est tombé, à Sabra et Chatila peu de temps après le massacres des réfugiés palestiniens. Il a couvert la chute des sinistres colonels Grecs à Athènes et celle des Américains à Saïgon… Sa carrière de reporter derrière lui, il a travaillé pour les Nations-Unies, roulant encore sa bosse aux quatre coins de la planète. «J’ai vu 160 pays !», dit-il avec le regard lumineux qui aurait rencontré le Père Noël. A force, il s’est forgé sa vision d’un monde qu’il voudrait «plus juste, plus solidaire». Il s’est alors engagé dans la politique et il est devenu sénateur. Aujourd’hui, plus ou moins rangé des voitures – il n’a plus qu’un mandat politique bruxellois- il regarde, inquiet, ce début de siècle. Avec le maintien de George W. Bush à la tête de la première puissance mondiale, cet homme qui a tout vu se dit qu’il risque d’être encore surpris. Désagréablement. Et si sa barbe rousse est aujourd’hui devenue blanche –il a 64 ans-, il le dit avec des mots qui restent verts : «Ce fils à papa, ce planqué de Bush qui gagne, c’est une nouvelle catastrophique pour l’humanité. Cela rendra surtout service à Ben Laden et à sa bande de crétins illuminés!». Bienvenue à bord! Chez le capitaine Dubié, c’est comme chez son illustre collègue Hadock, on appelle un chat un chat. Partons à l’abordage de ce bachibouzouk de Bush, mille sabords!        
 
Josy Dubié nous reçoit dans la maison où il est né, non loin du Berlaymont, à Bruxelles. Sur la table du salon se trouve un texte qu’il a rédigé, à chaud, alors qu’il apprenait le résultat des élections américaines. Son titre : «Bush gagne, le monde et la planète perdent!». Nous nous étions rendus là pour connaître l’avis de ce spécialiste des questions internationales sur les résultats des élections américaines, voilà déjà une partie de la réponse et une bonne entrée en matière…
 
- Apparemment, la victoire de Georges Bush ne vous remplit pas de joie ?
- Pas vraiment non ! Je suis même particulièrement inquiet… Mais avant toutes choses, comme chacun, je prends acte : il a gagné. Ce fils à papa a réussit son coup! Et cette fois, ce n’est pas comme en 2000 où il avait triché. Sa victoire est incontestable. C’est une victoire populaire, il a plus de 3 millions de voix d’avance sur son adversaire démocrate... 
 
- En effet, près de 60 millions d’électeurs l’ont plébiscité. Aucun autre candidat avant lui dans l’histoire des Etats-Unis n’avait réuni autant de suffrages. Cela vous surprend ?
- Surtout, cela me révolte et cela me fait peur! Ce 2 novembre, Bush a gagné mais je suis convaincu que la planète et l’humanité ont perdu. D’ailleurs, je crois que beaucoup de personnes doivent le ressentir de cette manière. Quand on voit les sondages réalisés un peu partout avant le scrutin, les opinions publiques du monde entier souhaitaient la victoire de Kerry. Encore ce matin, à la radio, j’entendais que les Britanniques auraient élu le candidat démocrate avec 62% des voix. Dans d’autres pays, Kerry a enregistré jusqu’à 80% d’opinions favorables… Il n’y a qu’en Russie et en Israël que Bush reste populaire. Et ce n’est malheureusement pas un hasard. La politique de ces Etats est fondée sur une logique qui est aussi celle de George Bush : on impose ses idées par la force et la violence. Avec une unilatéralisme absolu et revendiqué. Une ‘doctrine’, on ne peut plus simpliste : nous décidons ce qui est bon pour nous et ce que les autres pensent, on en a rien foutre! On peut juger des résultats d’une telle politique en Irak, en Palestine ou en Tchétchénie…
 
- Vous avez le sentiment que le monde est plus dangereux que jamais ?
- Tout à fait! Si Bush a gagné, Oussama Ben Laden est malheureusement l’autre grand vainqueur de ce 2 novembre 2004. Pour lui et sa bande de crétins illuminés et fanatiques, la voie est désormais grande ouverte pour la «guerre de civilisation», la lutte finale entre le «bien et le mal». Bush et Ben Laden ont une position en miroir, le reflet de l’un permet à l’autre d’exister! L’un parle de «croisade contre le mal», l’autre invoque la «guerre sainte». On en revient au moyen-âge! Quand Bush dit : avec ma politique le monde est plus sûr, c’est exactement l’inverse qui se passe. Toute sa politique ne combat pas le terrorisme, elle le nourrit. Je vous donne un exemple : Plus de 100.000 civils ont déjà été tuées par les soldats américains en Irak. Que croit-il ? Derrière ces morts, il y a des familles, des proches qui éprouvent de la haine et un sentiment de vengeance. C’est comme cela qu’on crée un vivier pour le terrorisme…  Alors qu’au départ, pas mal de ces Irakiens étaient heureux de l’arrivée des américains et de la chute de cette crapule de Saddam. Il y a une logique implacable que ne comprennent pas Bush et ses copains Poutine et Sharon : au plus ils causeront de violence et de mort, au plus sera nourri le vivier dans lequel les fascistes verts iront puiser leurs terroristes.
 
- Pour beaucoup d’Européens, ce raisonnement semble évident, mais une majorité d’Américains ont élu Bush sur le seul argument qu’il était un homme capable de «faire face au terrorisme»… Il y a comme un fossé entre les opinions des deux continents?
- J’ai parfois le sentiment qu’on assiste à une dérive culturelle des continents! Et que bientôt, nous n’aurons plus grand-chose en commun. Mais attention au caricatures : l’Amérique n’est pas un bloc monolithique. Un de mes amis américains vient de me téléphoner. C’est un juif new-yorkais. Il a beaucoup milité pour Kerry et aujourd’hui il est désespéré. Il parle même d’émigrer en France. L’Amérique est elle-même divisée. Il y a aussi 52 millions d’électeurs qui auraient préféré voir Kerry à la tête de l’Union.
   
- Ceux là semblent concentrés dans des villes comme New York, Los Angeles, sur les côtes Est et Ouest. Mais tout les Etats du centre ont choisi Bush !
- Oui et cette Amérique profonde, je la connais. J’ai traversé les Etats-Unis à plusieurs reprises et j’y ai vécu. Notamment parce que mon fils y fait des études. Il séjourne à Willings, une petite ville de 30.000 habitants dans les Apalaches, en Virginie de l’Ouest. Le problème principal dans ces contrées, c’est que les gens ne s’intéressent pas à ce qui se passe dans le monde. Ils vivent refermés sur leur communauté et leurs valeurs. Les journaux locaux ne les aident d’ailleurs pas à élargir leur horizon. L’actualité internationale y est généralement résumée en trois lignes. Mon fils me rapportait encore hier ses souvenirs d’un examen de dernière année d’humanité où les élèves de sa classe avaient été invités à désigner la place des Etats-Unis sur une carte muette du monde. 50% des étudiants avaient été incapable de répondre! Il n’y avait pas un Américain sur mille qui savait que l’Afganistan existait avant le 11 septembre !
 
- A cet égard, on peut dire que Bush est en osmose avec son peuple ?
- Bien sûr, il n’avait jamais quitté les Etats-Unis avant de devenir président! Il est le leader de cette partie de l’Amérique qui se contente de regarder son nombril : ce qui est bon pour nous est bon pour le reste du monde. En Europe, on pèse peut-être mal à quel point les tenants de cette Amérique là sont sincères. Ils sont profondément convaincus que leurs valeurs et leur civilisation sont universelles. Pour eux, cela ne se discute même pas! Quand on vit sur place, c’est  quelque chose de très prégnant. D’ailleurs, cette société a une faculté d’intégration exceptionnelle. Que l’on vienne de n’importe où dans le monde, quand on vit là-bas, on commence à penser Américain et à vouloir être Américain. Vous savez, mon propre fils a failli rejoindre les marines! C’est un très bon élève et on est venu lui proposer de signer. A la clé, il aurait eu sa «green card», il serait devenu Américain! Beaucoup de jeunes qui combattent aujourd’hui ont été happé de la sorte par leur «rêve américain». Ce sont des latinos qui le font pour obtenir des papiers pour eux et leur famille. Ou bien des noirs pour lesquels l’armée est le seul débouché… Ce qui me choque terriblement c’est que dans le même temps celui qui envoie ces gamins à la mort est un sacré planqué! Quand il avait l’âge de combattre, Bush était un fils à papa qui, grâce aux bonnes relations familiales, a réussi à ne pas se mouiller les gambètes dans les rizières du Vietnam! Et aujourd’hui, 1100 familles américaines ont déjà été endeuillées pour des intérêts pétroliers dont il est le principal lobbyman. Cela me donne la nausée. 
 
- Il y a les morts au front mais aussi des milliers d’autres jeunes qui reviennent aux states avec des handicaps et des mutilations. Sans compter le fait que des données alarmantes se font jour sur les troubles psychiatriques qui se développent chez les appelés qui combattent en Irak…
- C’est une bombe à retardement ! L’administration Bush est en train de bousiller une génération. Les Etats-Unis n’échapperont pas à un nouveau syndrome vietnamien. Mais Bush n’en a rien à faire. Sa politique peut se résumer en ces quelques mots : «après moi, les mouches !». C’est d’ailleurs la même chose dans tous les domaines. Sur le plan intérieur, il  a vidé les caisses de l’Etat comme aucun autre président n’a osé le faire avant lui. La dette des Etats-Unis est devenue abyssale mais vous verrez qu’il continuera à baisser les impôts, ce qui profite essentiellement aux plus riches. Dans le Bushland, des millions de personnes n’ont plus aucune couverture en soin de santé et les dépenses militaires ne font qu’augmenter. Cette armée si sophistiquée coûte plus d’un milliard de dollars par jour au peuple américain! Dans le même temps, sur cette planète, plus de 2 milliards d’homme vivent avec moins de 2 dollars par jour… Personnage creux et sans scrupule, Bush n’en a rien à faire. Comme il s’en fiche des générations futures. Sa politique gouvernementale en est la parfaite illustration.
 
- Vous évoquez la non ratification des accords de Kyoto?
- Bien entendu et c’est encore une fois extrêmement choquant car les Etats-Unis sont de loin les plus grands pollueurs du monde! Avec le réchauffement du climat lié à l’effet de serre, un désastre écologique est annoncé. Tous les scientifiques sont d’accord là-dessus, mais Bush n’en a rien à faire. Kyoto, c’est la dernière de ses préoccupations alors qu’il s’agissait déjà d’un accord minimaliste : il faudrait faire quatre fois plus pour préserver la qualité de vie des générations futures. Et non seulement cet ignare texan ne signe pas cela! En plus, il sabote ceux qui essayent de faire quelque chose. Gageons tout de même que sa réélection aura fait des heureux dans le lobby pétrolier : bientôt de nouveau forages seront sans doute autorisés dans les montagnes rocheuses et en Alaska… Après moi, les mouches!
 
- Certains se veulent toutefois optimistes. Des commentateurs de cette élection ont souligné que George Walker Bush va entamer son dernier mandat. Et que dès lors, il pourrait vouloir laisser une trace plus positive dans l’histoire. Qu’il serait aussi moins sensible à certains lobbies et plus ouvert au dialogue avec le reste du monde ?
- Ceux qui disent cela sont des naïfs. Voilà un homme qui a triché pour être élu. En 2000, il est devenu président avec un demi million de voix en moins que son adversaire et, en 2004, il est presque plébiscité. Je pense qu’il va plutôt se sentir légitimé. Qu’il va continuer à mettre en œuvre sa politique avec plus d’intensité. Désormais, il n’a plus de limite : il peut faire ce qu’il veut. Il ne faut pas négliger deux clés d’analyse. Primo, Bush est nettement plus puissant qu’il y a quatre ans. Il dispose d’une majorité plus large au congrès, l’appareil de son parti roule pour lui et, durant son mandat, il va pouvoir nommer trois nouveaux juges dans une Cour suprême qui en compte neuf. Cela lui assure contrôle des tribunaux et la possibilité de bloquer des débats de société pendant des nombreuses années. Souvenez-vous que c’est la Cour suprême qui a supprimé la ségrégation raciale… Ce qui vient de se passer aux Etats-Unis aura donc des conséquences profondes et durables sur la société américaine. Secundo, il ne faut certainement pas négliger le caractère religieux et quasi messianique de la démarche de ce président. Je crains qu’il agisse en ayant très sincèrement le sentiment d’être dans le bon, d’être le chevalier servant d’une croisade pour la civilisation. C’est son point commun avec Ben Laden, il croit agir pour et avec l’aide de Dieu… «Got mit uns» ! J’ai le sentiment que l’histoire bégaie!
 
- Pour être un «chevalier du bien», Bush n’a-t-il pas été trop souvent pris en flagrant délit de mensonge ?
- On n’en est pas à une contradiction près. Et puis, quand on est en «croisade», la fin justifie les moyens… Ce qui paraît très interpellant de cette tragédie, c’est que ces mensonges soient admis par les électeurs. Pourtant, je ne crois pas que les américains soient des abrutis. Comment peuvent-ils accorder leur confiance à un homme qui leur a tellement menti? C’est une question qui me taraude. Dès sa première élection, au poste de gouverneur du Texas, Bush a menti sur les chiffres de la criminalité. Comme président, il a menti pour entrer en guerre contre l’Irak. Les armes de destruction massives, il n’y en avait pas. Le lien entre terrorisme et Saddam Hussein n’étaient pas avéré. Bref, la guerre a été basée sur des conneries et des jeunes américains sont en train de mourir pour des mensonges. Mais l’Amérique profonde en redemande! Cela me dépasse un peu. Je sais que la presse américaine, dans son ensemble, a failli dans l’analyse critique des faits après l’élan patriotique du 11 septembre, mais tout de même! Même aux Etats-Unis, tout le monde sait maintenant que le pétrole était le véritable enjeu de cette guerre…
 
- Sur la table du salon, il y a ce texte dont le titre est «Bush gagne, le monde et la planète perdent». C’est vous qui l’avez rédigé?
- Oui, j’ai écrit cela d’un jet en découvrant le résultat des élections américaines et je l’ai envoyé à quelques amis. (Il prend le texte et en lit un extrait) Je le conclut ainsi : «Le décor est en place. Le rideau peut se lever. Au programme, terrorisme contre terrorisme, et un monde de plus en plus à feu et à sang. Une super puissance dans le rôle de gendarme planétaire incapable de sortir de la misère chez lui les millions d'américains vivant en dessous du seuil de pauvreté. (…) Une majorité d'américains ont donc décidé de maintenir W à la maison blanche. Je pense, personnellement, qu'ils ne tarderont pas à le regretter quand de plus en plus de «body bags» ramèneront les corps de leurs soldats tombés au champ d'horreur.(…) W. a gagné, le monde et la planète ont perdu.»
 
- Ce n’est pas très optimiste…
- Vous avez raison. Il y a aussi des lueurs d’espoirs dans ce monde. L’Europe garde tout de même ses spécificités. On n’y observe pas ce retour vers ce conservatisme radical et une prédominance de la religion dans les affaires civiles. Mais l’Europe n’est plus maître du jeu mondial et en plus les Etats-Unis y disposent de plusieurs alliés inconditionnels tel la Grande Bretagne… Il y aussi un espoir sud-américain où les démocraties ont produit récemment de nouveaux dirigeants plus proches de leurs peuples. C’est le cas au Brésil, au Venezuela, au Chili, en Argentine et en Uruguay. Ces nouveaux dirigeants ne sont pas des révolutionnaires. Ils ne rejettent pas le marché mais ils n’en font pas une fin en soi. Ils veulent que l’économie profite aussi aux couches les plus défavorisées de la société. On verra si le grand frère du Nord laissera faire… Il est si souvent «intervenu» durant le siècle passé et principalement sous la direction de présidents républicains. Le Chili et le Nicaragua s’en souviennent encore… Peut-être que mon texte est trop pessimiste mais il traduit aussi une grande tristesse, une déception de quelqu’un qui se fait une autre idée de l’Amérique.
 
- Quel est votre Amérique à vous ?
- C’est celle des nombreux amis que j’ai là-bas. C’est celle qui, il y a quelques décennies encore, était en avance sur son temps dans beaucoup de débats sociaux et moraux et culturels. C’est aussi l’Amérique de ce GI qui m’a pris dans ses bras quand j’avais cinq ans. C’était la libération de Bruxelles. Il m’a offert une banane. Je n’avais jamais vu un tel fruit. J’ai cru qu’on le mangeait avec sa peau. Aujourd’hui, je n’oublie pas le cadeau américain, la libération du joug des nazis. Mais je sais aussi que les bananes ont des peaux. Parfois, elles peuvent nous faire glisser…
 
 
 
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