Enseignement : l'ascenseur social ne fonctionne pas (14/10/2010)
L'ascenseur social ne fonctionne pas
- Enquête évoquée sur le plateau de "L'info confidentielle Paris Match" sur RTL-TVI, le dimanche 10 octobre 2010 et publiée dans l'hebdomadaire "Paris Match" (Belgique), le 14 octobre 2010 -
L'égalité des chances est un ciment essentiel de notre société. Mais elle n'est toujours qu'un mirage pour trop d'enfants issus des milieux sociaux les plus pauvres, qui se voient dirigés à tort vers l'enseignement spécialisé. Celui-ci a été créé fort utilement, il y a quarante ans, pour scolariser des enfants handicapés, pas pour se débarrasser d'élèves précarisés insuffisamment pris en charge dans l'enseignement ordinaire ! Incontestable, objectivée par de nombreuses études, cette facette du déterminisme social remet en question une croyance largement partagée dans les élites et les classes moyennes selon laquelle «il suffit de vouloir pour pouvoir». Toutefois, en Communauté française, plusieurs mesures correctrices ont été mises en chantier depuis 2009 et, nous assure-t-on au cabinet de la ministre de l'Enseignement, elles commencent à produire des effets très positifs.
Légende de la photo : Révoltée Mélinda (27 ans) a témoigné ce dimanche sur le plateau de« L'Info confidentielle Paris Match» sur RTLTVI : «Je n'ai toujours pas compris pourquoi j'ai été dirigée vers l'enseignement spécialisé».
Comme souvent, cette enquête de «L'Info confidentielle Paris Match» démarre par un témoignage. Celui de Sylvie (prénom fictif), une institutrice maternelle qui exerce le plus beau métier du monde dans un petit village situé à l'extrême sud de la Belgique. Nous ne serons pas plus précis sur l'identité de cette dame, car le vécu qu'elle évoque concerne des enfants dont Paris Match tient à préserver l'anonymat. L'année dernière, l'enseignante a été interpellée par la situation préoccupante de deux élèves : «II s'agissait de Léa et Alissia (prénoms fictifs). Des collègues ont partagé mes constats sur les carences dont ces deux sœurs avaient à souffrir dans leur famille : des manques sur les plans affectifs de l'hygiène, de la nourriture et du sommeil. Agées respectivement de 5 et 6 ans, Léa et Alissia avaient été soustraites à l'influence néfaste de leurs parents alcooliques, et leur garde confiée à des grands-parents paternels qui n'étaient guère plus attentifs. Toutefois, ces derniers m'avaient autorisé à m'occuper de Léa après l'école. Des mois se sont ainsi écoulés et je voyais la petite progresser. Elle commençait à bien communiquer...Mais pendant les vacances scolaires, les grands-parents ont souhaité changer les petites d'école. Alissia est passée en première année primaire et Léa a été dirigée vers l'enseignement spécialisé où elle rejoignait l'un de ses frères. Je ne comprends pas la décision du centre PMS, car il est évident que Léa a toutes les capacités pour réussir dans l'enseignement ordinaire. Son seul problème, c'est qu'elle provient d'un milieu social précarisé où elle ne reçoit pas les stimuli nécessaires. En lien avec ses mauvaises conditions de vie, comme d'autres membres de sa famille, elle souffre d'anorexie et elle est repliée sur elle-même. J'imagine que ces "troubles de comportement" justifient officiellement son passage dans le spécialisé, mais je trouve cela parfaitement scandaleux car, encore une fois, cet enfant a toutes les capacités intellectuelles pour suivre l'enseignement ordinaire».
L'histoire d'une enfant victime de ses origines sociales ? «Pas du tout», conteste-t-on au cabinet de la ministre de l'Enseignement, Marie-Dominique Simonet (CDH). «Le cas de Léa a été étudié par des personnes compétentes d'un centre PMS. Si elle a été placée en enseignement spécialisé de type 2, c'est qu'elle souffre d'un handicap mental léger, mais avéré. Cette histoire se situe dans un contexte passionnel, où des enseignants d'une école communale se sont pris d'affection pour cette petite fille et sa soeur. Mais en termes de scolarisation, c'est le meilleur choix qui a été fait».
«Le meilleur choix, je dirais même le seul choix possible, c'est aussi comme cela que la chose a été présentée par une psychologue de l'école à mes parents quand j'avais 7 ans», témoigne Mélinda. Aujourd'hui âgée de 27 ans, cette jeune femme garde un goût d'injustice dans la bouche : «Je suis restée jusqu'à mes 18 ans dans l'enseignement spécialisé de type 3, qui s'adresse aux enfants souffrant de "troubles comportementaux". Je ne peux vous en dire plus sur la nature de mon "handicap". Dans ma famille, il y avait beaucoup de disputes et peu d'intérêt pour l'école. Etais-je une enfant agitée ? Je ne me souviens pas très bien. Je n'ai toujours pas compris pourquoi j'ai été envoyée dans l'enseignement spécialisé. Avec le temps, cela m'a révolté, car j'ai l'impression qu'on a mis ma vie sur des rails dont il est très difficile de sortir. Dans les différentes structures scolaires où je me suis retrouvée, je n'ai finalement pas appris grand-chose. On nous occupait, on jouait, on regardait la télé... On m'a surtout appris des choses très pratiques comme cuisiner, nettoyer ou encore la couture. Et voilà : je suis sortie de cette formation longue de onze ans sans même le CEB (diplôme de l'école primaire). Peu de temps après, le destin m'a heureusement fait rencontrer une femme qui est devenue mon amie. Et c'est elle qui m'a appris à lire et à écrire ! Elle m'a donné le goût d'apprendre, d'oser avoir un projet. Un jour, je voudrais devenir policière. Alors, j'étudie au sein du Collectif Alpha à Saint-Gilles. Mon premier objectif est de décrocher le CEB. En plus, j'apprends le flamand. J'ai vraiment pris goût à la lecture, j'ai envie de pouvoir m'exprimer correctement, de pouvoir rédiger de belles lettres avec de belles phrases. Et tout cet intérêt pour l'apprentissage, ce n'est malheureusement pas l'enseignement spécialisé qui me l'a donné».
Le Collectif Alpha organise depuis plus de trente ans des cours d'alphabétisation pour adultes, hommes et femmes, à partir de 18 ans. Il fait partie du réseau d'alphabétisation Lire et Ecrire, au sein duquel œuvre Magali Joseph. «D'évidence, les capacités intellectuelles de Mélinda ont été sous-exploitées. L'enseignement spécialisé l'a tirée vers le bas et lui a donné un sentiment de disqualification », commente la sociologue. «Malheureusement, il ne s'agit pas d'un cas isolé. Dans les cours d'alphabétisation, on constate trop souvent de tels gâchis de compétences. Toutefois, il ne faut pas se tromper de débat. Ce n'est pas l'existence de l'enseignement qui pose question, mais plutôt de savoir quels enfants y sont orientés. Que des élèves qui en ont réellement besoin se trouvent en "spécialisé", c'est une très bonne chose. Mais trop d'enfants quittent trop vite le circuit de l'enseignement ordinaire, où leurs problèmes (troubles instrumentaux tels que dyslexie, dyscalculie ou encore agitation, échecs répétés) pourraient être pris en charge et trouver remédiation. Et, sans que ce soit un hasard, ces élèves mal orientés partagent presque tous une particularité sociale : ce sont des enfants de pauvres, de familles qui se situent au bas de l'échelle socio-économique. Il y a là une ségrégation sociale silencieuse, mais réelle. Ainsi, en Région bruxelloise, une récente étude réalisée par un professeur de l'ULB a démontré que 70 % des élèves de l'enseignement spécialisé de type 8 (troubles instrumentaux) proviennent des milieux sociaux les plus pauvres».
Ces chiffres interpellent. Comme ceux que nous communique Dominique Visée, la présidente d'ATD Quart Monde Wallonie-Bruxelles : «En Communauté française, l'enseignement spécialisé accueille 33 000 élèves, soit 3,5 à 4 % de la population scolaire. C'est cinq fois plus qu'au Danemark pour une taille de population plus ou moins comparable ! L'OCDE estime que 2 % de la population est en situation de handicap. Il apparaît donc qu'en Belgique, les effectifs de l'enseignement spécialisé sont énormes par rapport au taux de handicap réel. Ils sont la conséquence d'une orientation d'enfants défavorisés, en difficulté dans l'enseignement ordinaire qui ne prend pas les moyens de répondre à leurs difficultés d'intégration. Si on encadrait mieux, si on formait mieux les enseignants et autres intervenants de ce processus de relégation aux réalités socioculturelles vécues par ces enfants, on éviterait de tels erreurs d'aiguillage».
Pour appuyer son analyse, Dominique Visée met en exergue l'indice socio-économique du quartier d'habitation des élèves, élaboré par les Indicateurs de l'enseignement (2). Fixé sur base de onze critères, celui-ci a une valeur moyenne de 0. Quand on monte au dessus du 0, cela évoque des quartiers de populations socialement favorisées. Quand l'indice est en dessous de 0, il s'agit de l'expression statistique de quartiers pauvres. Sachant cela, on constate sans surprise que, dans l'enseignement ordinaire, la valeur de l'indice socio-économique des élèves est proche de 0. Tandis que dans l'enseignement spécialisé, l'indice est de... moins 0,43 ! La présidente d'ATD Quart Monde décode : «Le niveau socio-économique moyen des enfants orientés en enseignement spécialisé (tous types confondus) est nettement plus bas que celui de ceux fréquentant l'enseignement ordinaire. Un enfant vivant dans un quartier très défavorisé a quatre fois plus de risques de connaître cette orientation qu'un enfant vivant dans un quartier très favorisé. Ce risque est porté à huit quand on ne considère que le spécialisé de type 1».
Fondateur de l'Aped (Appel pour une école démocratique), le chercheur Nico Hirtt appuie sur le clou en se basant sur les statistiques de la dernière enquête PISA (3) : «Les enfants issus des 25 % des familles belges les plus pauvres sont proportionnellement dix fois plus nombreux dans l'enseignement spécialisé que ceux issus des familles les plus favorisées sur le plan socio-économique. Autrement dit, on trouve dans cet enseignement 64 % d'enfants qui sont issus des 25 % de familles les plus pauvres, alors qu'il n'y a que 6 % des élèves qui sont issus des familles les plus riches. On peut donc dire que l'enseignement spécialisé capte une large majorité d'enfants qui, au-delà des troubles avérés ou non qui leurs sont diagnostiqués, ont pour particularité commune d'être issus des familles les plus précarisées. L'enquête PISA donne une photo de la situation à l'âge de 15 ans. Sans doute la tendance est-elle un peu moins forte au moment de l'école primaire, car elle se marque au fil des redoublements, qui conduisent à des relégations vers l'enseignement spécialisé. Une partie des problèmes de décrochage scolaire (qui touche plus les enfants précarisés) se résout ainsi, alors qu'une bonne partie des enfants concernés ne sont certainement déficients sur le plan de leur fonctionnement intellectuel».
D'autres données communiquées par ce chercheur interpellent : «Les enfants issus de l'immigration sont beaucoup plus nombreux que les enfants autochtones dans l'enseignement spécialisé. Là encore, il s'agit d'un rapport de un à dix. A 15 ans, 15 % des allochtones de première génération sont dans l'enseignement spécialisé, pour 1,9 % d'autochtones. En ce qui concerne les allochtones de deuxième génération, on tombe à 5 %. Cela démontre encore une fois que l'orientation vers l'enseignement spécialisé est l'un moyens utilisés pour résoudre les problèmes de décrochage scolaire. On ferait mieux de mettre en place des stratégies de rattrapage ! Dans le même ordre d'idée, les résultats des enquêtes PISA renseignent que les enfants issus de catégories sociales supérieures ont toujours de meilleurs performances en math, en français et en sciences... sauf dans l'enseignement spécialisé, où cette tendance s'inverse ! Les plus pauvres y obtiennent des résultats supérieurs... C'est un signe que ces enfants ne sont pas là où ils doivent être. Cela traduit le fait que dans les milieux aisés, on va beaucoup moins facilement faire confiance aux écoles et aux PMS qui proposent d'orienter vers l'enseignement spécialisé. Dans les classes moyennes et supérieures, les parents ont en effet l'information nécessaire : ils savent qu'ils peuvent refuser une telle orientation. Ils mettent en place des stratégies pour permettre à leurs enfants de rester dans la filière ordinaire (cours particuliers, logopédie...). En d'autres termes, pour qu'un enfant de classe aisée se trouve en enseignement spécial, il faut que ses difficultés de compréhension soient vraiment graves et ingérables dans la filière d'enseignement classique».
«Et c'est presque l'inverse pour l'enfant très pauvre», complète Magali Joseph de Lire et Ecrire : «Ses parents vont être avertis d'un changement d'orientation vers le spécialisé sans avoir les outils pour protester, sans même se rendre compte qu'il y a peut-être quelque chose à contester quand leur enfant souffre de troubles instrumentaux remédiables. Avec paternalisme, on va leur faire comprendre que c'est mieux ainsi, que l'enfant sera mieux encadré, qu'il bénéficiera de toutes sortes de remédiations gratuites. En d'autres termes, un même dyslexique se verra envoyé vers le spécialisé ou continuera dans la filière ordinaire en fonction de son appartenance sociale». Dominique Visée, d'ATD Quart Monde, confirme : «Le phénomène a été longtemps mal connu... ou plutôt pas reconnu. Mais les indicateurs socio-économiques de l'enseignement sont clairs : ce lien qu'on ne peut nier entre l'origine sociale défavorisée et l'orientation vers l'enseignement spécialisé est particulièrement évident dans l'enseignement spécialisé de type 1 (débilité mentale légère), de type 3 (troubles du comportement) et de type 8 (troubles instrumentaux tels que la dyslexie ou la dyscalculie). Il y a des cas d'orientation précoce, dès la maternelle, mais pour la plupart des enfants défavorisés, cela se passe en primaire ou en début de secondaire, après plusieurs redoublements. La "mésorientation" étant alors un mode de gestion de l'échec scolaire».
Bernard De Vos, le délégué général aux Droits de l'enfant, ne dit pas autre chose : «On a récemment remis un rapport au gouvernement de la Communauté française sur les incidences de la pauvreté chez les jeunes. Les questions d'enseignement étaient très présentes. Des "mésorientations" scolaires sont à déplorer dès le plus jeune âge, notamment vers l'enseignement spécialisé de type 8. Et ce pour des enfants qui n'ont aucun handicap physique, mental ou comportemental. Des enfants qui ont seulement un retard pédagogique et des difficultés d'adaptation liées à leur milieu d'appartenance socioculturel. Ce "handicap social" devrait idéalement, et c'est comme cela qu'est conçu le décret mission, être pris en charge à l'intérieur même de l'enseignement ordinaire. Mais plutôt que de donner des moyens complémentaires pour ce faire, on se facilite la vie en dirigeant ces enfants vers l'enseignement spécialisé. C'est un véritable scandale parce que, quand on rentre dans le spécialisé, il est extrêmement compliqué d'en sortir. Dans le type 8, il y a très peu d'enfants qui arrivent à passer le CEB. Ce sont des carrières scolaires qui sont abîmées dès le plus jeune âge. C'est vraiment très moche».
Est-ce à dire que ces dysfonctionnements perpétuent les différences sociales ? «Oui, on peut même dire qu'ils les amplifient !» estime Bernard De Vos. Et de poursuivre, amer : «On devrait espérer que l'école améliore le statut des enfants par rapport à leur parents, et on constate que ce n'est pas le cas. Dans les familles défavorisées socialement, les parents ont eux-mêmes intégré que l'école ne sera pas un vecteur d'ascension sociale : 'Je ne demande pas que mon enfant soit docteur ou avocat, mais qu'au moins il ait le CES." Et si les parents ne croient pas en l'école, forcément, les enfants ne seront pas en phase avec leurs enseignants. Outre un combat à mener pour une véritable gratuité de l'enseignement, il faut beaucoup insister sur la formation des enseignants. Il faut leur apprendre à faire le lien entre les difficultés d'apprentissage de certains enfants et leur réalité sociale. Ils ne sont pas assez sensibilisés à ces questions-là. Objectivement, on est obligé de constater que l'ascenseur social ne fonctionne pas. Les "mésorientations", les relégations dont on parle ici dans le primaire, se répliquent à tous les niveaux. Et ce sont les enfants provenant de milieux défavorisés socialement qui se retrouvent majoritairement dans les filières d'enseignement les moins valorisées. Le président du conseil d'administration de l'Université libre de Bruxelles a encore stigmatisé cela récemment : globalement, pour arriver à réussir des études universitaires, il vaut mieux être né dans une famille instruite qui a les moyens financiers. Aujourd'hui encore, rares sont les enfants d'origine pauvre qui arrivent à l'université».
Ce qui a encore été confirmé par une récente étude de l'OCDE (4), laquelle exposait que dans nombre de pays développés, les enfants dont les parents ont un bon niveau de formation ont généralement eux-mêmes un niveau d'instruction élevé et moins de difficultés à trouver un emploi bien rémunéré. En revanche, tout se ligue contre les enfants qui ne bénéficient pas de ce cercle vertueux. Ainsi, l'étude montre que les enfants dont le père dispose d'un diplôme universitaire gagnent généralement 20 % de plus que ceux et celles dont le père n'a pas obtenu de diplôme d'enseignement secondaire. Ce phénomène, dit l'étude de l'OCDE, est particulièrement prégnant en France, aux Etats-Unis et en Belgique. En juin 2010, la Belgique s'est, en outre, fait tancer par le Comité des droits de l'enfant des Nations unies, qui invitait notre pays à « prendre les mesures nécessaires en vue de garantir à tous les enfants l'accès à l'enseignement indépendamment de leur statut socio-économique et de veiller à ce que les enfants issus des familles pauvres ne soient plus relégués aux programmes de l'enseignement spécial ».
(1) On évitera toute généralisation abusive à partir de ce témoignage : pauvreté et maltraitance ne vont évidemment pas de pair !
(2) Les Indicateurs de l'enseignement, ministère de la Communauté française de Belgique/ETNIC, Commission de pilotage de l'enseignement, 2007.
(3) PISA est une enquête menée tous les trois ans auprès de jeunes de 15 ans dans les trente pays membres de l'OCDE et dans de nombreux pays partenaires. Elle évalue l'acquisition des savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire.
(4) «Mobilité sociale intergénérationnelle : une affaire de famille ?» (http://www.oecd.Org/dataoecd/2/8/45002669.pdf)
Discrimination
En cas de trouble sévère de l'apprentissage, l'origine sociale influe sur le destin scolaire des enfants.
« La communauté Française ne reste pas les bras croisés »
A la suite de nos entretiens avec tous ces experts qui dénoncent la surreprésentation des enfants issus des classes sociales défavorisées dans l'enseignement spécialisé, nous avons interpellé la ministre de l'Enseignement de la Communauté française, Marie-Dominique Simonet (CDH). C'est Jean-François Delsarte, le spécialiste de l'enseignement spécialisé au sein de son cabinet, qui a répondu aux questions de Paris Match.
En résumé, le problème de la surreprésentation n'est pas nié, en tous les cas, en ce qui concerne l'enseignement de type 8 (troubles instrumentaux). Toutefois, insistant aussi sur la qualité et le dévouement des professeurs du spécialisé, M. Delsarte nous a aussi exposé que la Communauté française ne reste pas les bras croisés. Plusieurs actions concrètes sont financées par la Communauté française depuis 2009 afin de maintenir dans l'enseignement ordinaire des enfants qui, naguère, se seraient trouvés en spécialisé. La préoccupation d'une plus grande égalité des chances est, nous dit-on, bien réelle et se chiffre en millions d'euros d'investissement.
Voici donc en détail le complément d'information faisant état de ces mesures :
Paris Match : Diverses experts relèvent qu'il y a une sur représentation d'enfants issus des classes sociales les plus défavorisées dans l'enseignement spécialisé (ES). Êtes-vous d'accord avec un tel constat ?
Jean-François Delsarte : Toutes les personnes que vous avez rencontrées ont des visions que je ne dirais pas subjectives mais que je ne qualifierais tout de même pas d'objectives. Pour objectiver un problème, il faut le quantifier, or en l'espèce, il manque d'études pour ce faire. Il n'existe aucune statistique exacte qui permettrait de donner une indication quand au nombre d'élèves extrêmement défavorisés sur le plan social et culturel qui fréquenteraient l'ES alors qu'ils ne souffriraient pas de troubles associés. Si des enfants arrivent dans l'ES, c'est qu'un centre agréé a déterminé qu'ils ont besoin d'aides qu'ils ne pouvaient obtenir que dans l'ES : on n'entre pas dans l'ES comme dans un moulin! Les critères d'orientation sont extrêmement stricts et sont évalués par les centres PMS ou par des centres de guidance.
En résumé, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Il y a tout de même une recherche universitaire, faite de manière scientifique, celle du doctorant Tremblay de l'Université Libre de Bruxelles sur laquelle s'appuie en partie le Délégué général aux Droits de l'Enfant. Mais j'aime bien mettre les choses dans un cadre relativement normatif : sinon on va croire que les écoles d'enseignement spécialisé sont gorgées d'élèves issus de classes socialement défavorisées, ce qui n'est tout de même pas la réalité. Cela dit, la recherche de M. Tremblay a mis en évidence que dans l'enseignement de type 8, spécifique pour les élèves ayant des troubles de l'apprentissage - en théorie les élèves dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques - il y a une sur représentation des enfants issus de milieux socialement défavorisés. Ce n'est pas normal parce que le dyslexie touche toutes les classes sociales. Il se passe que dans les familles aisées ou moyennes, les parents vont intervenir en supplément de l'effort déjà consenti par l'école ordinaire pour aider leurs enfants en difficulté d'apprentissage; Ils engageront une logopède, un psychotechnicienne, des enseignants pour des cours complémentaires dans l'idée que leur enfant puisse rester le plus longtemps possible dans l'enseignement ordinaire. Cette réalité est connue depuis longtemps. En conséquence, il est exact que les enfants de milieux favorisés qui souffrent de ces troubles sévères de l'apprentissage se retrouvent finalement peu nombreux dans l'ES.
Il y a là donc bien quelque chose à corriger...
J'y viens. Mais je signale d'abord que l'étude du professeur Tremblay ne dit pas que les enfants de classes défavorisées qui se trouvent en ES ne seraient pas atteints de troubles sévères de l'apprentissage. Lesquels sont parfois complexes et, c'est vrai, trouvent parfois à avoir été amplifiés par des facteurs liés à une origine socioculturelle défavorisée. Voilà, j'en viens à la prise en compte du problème dont vous me parlez.
Je suis tout ouïe...
Dans le milieu de l'ES, une réflexion est née il y a quelques années déjà. On s'est rendu compte que des élèves qui nous étaient envoyés avec des tas de problèmes devenus complexes auraient pu être mieux aidés s'ils avaient été pris en charge précocement. Si, de manière préventive au sein même de l'enseignement ordinaire, on avait pris des mesures d'accompagnement pour éviter une telle orientation sur base d'échecs répétés. D'où la logique de l'intégration scolaire qui a fait l'objet d'une résolution votée à l'unanimité du parlement en 2008. Le résumé de ce texte, c'est qu'on doit intervenir de manière plus précoce dans l'enseignement ordinaire pour les élèves qui peuvent y rester moyennant un coup de pouce. Le décret du 5 février 2009 a mis en place ce que la résolution du parlement demandait. En conséquence de quoi, depuis le 1er septembre 2009, il y a 523 élèves qui sont inscrit purement administrativement dans l'ES sans l'avoir jamais fréquenté physiquement; Ils poursuivent leur études au sein de l'enseignement ordinaire à temps plein avec du personnel de l'ES qui accompagne les professeurs de l'enseignement ordinaire. En intervenant précocement, c'est à dire en première et en deuxième primaire, cela peut aider des enfant à passer un cap fondamental. L'année dernière, 213 écoles ordinaires et 76 écoles spécialisées ont été impliquées dans cette nouvelle politique. Désormais, on sent que la contagion est en train de s'établir : a terme, des tas d'élèves qui arrivaient autrefois au sein des écoles spécialisées après des échecs répétés n'y arriveront. Ils poursuivront une scolarité normale moyennant ces mesures d'accompagnement qui ont nécessité un investissement de 1.200.000 euros.
Par ailleurs, il a fallu agir sur l'ensemble des écoles ordinaires. En rapport notamment avec les résultats des enquêtes Pisa, il a fallu travailler en amont, pour renforcer les apprentissage de base. C'est pourquoi il y a eu les mesures P1, P2 : le renforcement de l'encadrement en première et en deuxième primaire. Il s'agit de diminuer le nombre d'élèves par classe et de permettre aux enseignants d'appliquer la pédagogie différenciée et la remédiation immédiate de manière plus efficace. Ces mesures P1 P2, c'est tout de même 17 millions d'euros et 900 emplois. En renforçant l'encadrement, on devrait aussi limiter l'orientation vers l'enseignement spécialisé.
D'autres choses encore ?
On sait tous que l'encadrement en maternelle est très important. Pour éviter qu'il y ait de trop grosse classe, 2 millions d'euros impliquant la création de 150 emplois complémentaires ont été investi. En outre, les mesures du contrat pour l'école du cabinet Arena en termes d'encadrement différencié sont poursuivies et amplifiées. Pour l'enseignement fondamental, cela représente 31 millions d'euros et 1350 emplois supplémentaires qui permettent d'empêcher de mauvaise orientations pour le public cible dont vous parlez. Les écoles ont ainsi la possibilité d'engager des logopèdes, par exemple; Ou encore des assistants sociaux pour mettre en oeuvre un travail d'accrochage avec les familles. Il y a enfin les mesures de capital temps supplémentaire qui concernent toutes les écoles de moins de 50 élèves. Cela a créé 350 emplois pour un investissement de 5 millions d'euro. L'ensemble de ces mesures ont créé 2.750 emplois avec l'objectif prioritaire d'aider les enfants des couches sociales les plus défavorisées.
Quand vous dites qu'il n'y a aucune statistique pour objectiver le problème dont on parle, ce n'est pas l'avis des experts que nous avons entendu...
Je voudrai savoir d'où ils tiennent leurs chiffres. Pour avoir des données statistiques, il faudrait analyser les 32.000 protocoles délivrés par les centres agréés dans lesquelles se trouvent toutes les anamnèse sociales et psychosociologiques de chaque élève. C'est impossible à réaliser. Le professeur Tremblay l'a fait mais pour 200 élèves uniquement en Région bruxelloise.
Et il a constaté le problème dans le type 8, c'est cela ?
Il a constaté le problème dans le type 8.
Quel était selon cette étude le pourcentage d'enfants venant de milieux sociaux défavorisés ?
70% d'enfants issus de milieux socialement défavorisés.
C'est tout de même beaucoup, non ?
Dans l'enseignement de type 8.
Quand on me dit qu'il y a 32.000 élèves dans l'ES, cela représente 3,5% de la population scolaire. Dans un pays à population comparable, tel le Danemark, il y a cinq fois moins d'élèves en spécialisé. Au niveau de l'OCDE, on estime que le taux de handicap dans la population est de 2%. Il y a donc une discordance avec le taux de scolarisation dans l'ES et cela pourrait être la conséquence de la mésorientation vers l'enseignement spécialisé d'enfants pauvres, non suffisamment pris en charge dans l'enseignement ordinaire...
Il faut comparer ce qui est comparable. Qu'entend-t-on par handicap? Hier le président d'une association qui s'appelle «Annonce du handicap» qui regroupe une quinzaine d'associations de parents estimais qu'il y a 5% de personnes handicapées dans la population. Il s'agit là de statistiques générales qui sont valable pour toute l'Europe.
Il y aussi les indicateurs de l’enseignement du Ministère de la Communauté française de Belgique? ATD-Quart Monde met en exergue l'indice socioéconomique du quartier d'habitation des élèves. Celui-ci a une valeur moyenne de 0. Quand on monte au dessus du 0, cela évoque des quartiers de populations socialement favorisées. Quand l'indice est en dessous de 0, il s'agit de l'expression statistique de quartiers pauvres. Sachant cela, on constate sans surprise que dans l'enseignement ordinaire, la valeur de l'indice socioéconomique des élèves est proche de 0. Tandis que dans l'enseignement spécialisé, l'indice est de... moins 0,43 !
C'est un indice statistique qui existe. Cela peut fluctuer selon les Régions.
Et ces autres chiffres? A l'âge de 15 ans, 64% des élèves qui fréquentent l'ES sont originaires du quart de la population la plus défavorisée sur le plan socioéconomique...
La question est de savoir d'où viennent ces statistiques.
De la dernière enquête PISA.
Alors, il n'y a pas à contester ces chiffres.
On voit tout de même bien qu'il y a un problème social.
Je veux être positif. On ne reste pas les bras croisés.
J'entends bien que des mesures positives ont été prises. Il est évident que les politiques ne sont pas dotés d'une baguette magique pour résoudre de tels problèmes du jour au lendemain. Mais quand vous admettez que 70% des élèves inscrit dans l'E.S. de type 8 à Bruxelles est originaire des milieux sociaux les plus défavorisés, c'est tout de même énorme!
Comprenez-moi bien. L'étude qui a mis cela en évidence ne dit pas ces élèves n'étaient pas handicapés par des troubles sévères de l'apprentissage.
Mais la suite du raisonnement, c'est que si ils avaient des parents plus riches, ils n'aurait abouti dans l'ES...
Oui. Je suis dyslexique moi-même et je ne suis pas allé dans l'ES. J'ai eu des cours de logopédie parce que mes parents les ont payés. Alors, c'est vrai, on sait bien que dans les milieux défavorisés les parents n'ont pas le même accès à l'information; Ces parents ne savent pas vers qui se tourner pour avoir de la logopédie, pour payer des enseignants le soir. Moi j'ai eu la chance d'avoir ces aides là mais tout le monde ne l'a pas.
Si vous n'aviez pas eu cette chance et que vous étiez passés par l'ES, seriez-vous là où vous êtes aujourd'hui d'un point de vue professionnel?
Pourquoi est-ce que je me bas pour eux à votre avis ?
Sincèrement, vous seriez là où vous êtes aujourd'hui ?
Je connais des enfants qui sont allés dans l'ES et qui, grâce à l'ES ont eu leur CEB. Qui ont ensuite accédé à l'enseignement général, technique ou professionnel et ont été diplômés... C'est là l'objectif même de l'enseignement spécialisé! Je voudrais vous éviter de vous enfoncer dans un article qui diaboliserait l'enseignement spécialisé à un moment où celui-ci arrive sur le terrain d'un partenariat avec l'enseignement ordinaire.
Mon article porte sur l'orientation vers le spécialisé d'élèves qui, aidés suffisamment, pourraient rester dans l'enseignement ordinaire. Or, il se fait que ces enfants pas assez aidés sont souvent d'origine socioéconomique pauvre.
Intellectuellement, personne ne peut admettre que des personnes issus de milieux socio-défavorisés qui n'auraient pas de troubles associés y soient orientés. Et donc, nous devons tout faire en Communauté française pour que les équipes éducatives et les centre PMS évitent des orientations inutiles. On doit agir au sein de l'enseignement ordinaire et les mesures dont je viens de vous parler vont dans ce sens-là.
Est-ce qu'il n'y a pas aussi un problème de formation des professeurs dans l'enseignement ordinaire ?
Pourquoi croyez-vous que le ministre Marcour a pour projet d'étendre la formation des maître de 3 à 5 ans. C'est inscrit dans la déclaration de politique communautaire. Je crois que si il y avait une meilleur formation en matière d'observation des élèves, de détermination de leur besoins et de prise en charge de cours particuliers, ce serait certainement très positif.
La nouvelle formation envisagée ne devrait-elle pas aussi conduire les enseignants vers une meilleure perception des réalités sociales? Différents intervenants dénoncent des mécanismes non dit, non assumés surtout, de rejet des enfants pauvres...
Cela ne correspond pas à l'esprit du gros dictionnaire qui se trouve dans toutes les écoles, à savoir le décret mission. C'est pourquoi, en sus des moyens supplémentaires déjà évoqués, la Commission de pilotage de l'enseignement a mis en place un système d'évaluations externes. Il s'agit de donner des indicateurs - aux enseignants et aux équipes en 2ème, 5ème et 6ème primaire, en 2ème et 5ème secondaire – du niveau qui doit être exigé des élèves et d'avoir une harmonie au sein de l'école. Cela doit aussi faciliter la mise en place ce qu'on appelle la pédagogie différenciée et une continuité des apprentissages. C'est donc cette addition de mesures qui va permettre à terme de faire évoluer positivement la situation. C'est très bien que des associations fassent des constats mais ceux-ci sont connus et on est déjà dans l'action.