4 Novembre 2010
Entretien évoqué sur le plateau de "L'info confidentielle Paris Match" sur RTL-TVI, le dimanche 24 octobre 2010 et publié dans l'hebdomadaire "Paris Match" (Belgique), le 28 octobre 2010.
Le procureur honoraire de Neufchâteau se rebiffe. Et c'est sans doute la dernière fois, alors que la mort officielle de l'enquête judiciaire «menée» sur les activités criminelles de Dutroux et consorts vient d'être entérinée par la Chambre du conseil du Tribunal de Neufchâteau. Exit le dossier bis et ses pistes périphériques, qui ont été littéralement enterrées par l'institution judiciaire. Ce dont Michel Bourlet nous entretient - comme il l'a fait dimanche dernier, en exclusivité, sur le plateau de «L'Info confidentielle Paris Match» -, c'est bien sûr d'un goût de trop peu, d'une aspiration à une recherche plus approfondie de la vérité, de sa déception qu'on n'ait pas plus cherché à identifier les «inconnus» dont les traces ont trahi le passage dans la maison de l'horreur à Marcinelle, et singulièrement dans la sinistre cache où les victimes de Marc Dutroux étaient maintenues captives.
L’enquête judiciaire sur «l'affaire Dutroux» a vécu. C'est une page très importante de notre histoire judiciaire qui se tourne. Comment réagissez-vous ?
Michel Bourlet. J'ai un goût de trop peu. Ce dossier se clôture alors que des microtraces et des cheveux analysés par la police scientifique ont mis en évidence l'éventuelle présence d' «inconnus» dans la cache de la maison de Marcinelle où Marc Dutroux séquestrait ses victimes. Cela me déçoit que la justice ne se soit pas donné plus de temps, jusqu'à la prescription si nécessaire, pour aller au bout du bout des investigations possibles pour identifier ces inconnus. Qu'ils soient auteurs, victimes ou même sans intérêt ou implication spéciale, d'ailleurs. Il restera donc un doute. Une attitude jusqu'au-boutiste existe pourtant dans d'autres dossiers comme, par exemple, celui des tueries du Brabant. Qu'une enquête se clôture sur un non-lieu avec d'éventuels «auteurs inconnus», c'est toujours un échec. Dans cette affaire qui a bouleversé tout le pays, où il s'agit, rappelons-nous-en, d'enlèvements, de viols et de meurtres d'enfants, c'est encore plus difficile à digérer. Je ne parviens pas à comprendre l'attitude de certains magistrats et journalistes : on sent comme un soulagement d'en terminer enfin avec ce dossier. Malgré le doute. On dirait qu'ils éprouvent presque une réjouissance de n'avoir rien trouvé ! Comme si l'enjeu principal était de se convaincre qu'il n'y avait décidément plus rien à chercher dans cette affaire. Quand on clôture avec des «inconnus» qui restent à identifier, ce n'est évidemment pas le cas !
La comparaison que vous faites avec le dossier des «Tueurs» est troublante. Comment expliquer cette différence d'intensité dans le souci d'aller jusqu'au bout des possibilités d'investigation ?
Peut-être faut-il y voir la rançon de la réussite rencontrée par le parquet chestrolais dans le premier dossier Dutroux : quatre auteurs condamnés, deux victimes sauvées encore vivantes, cinq assassinats élucidés durant les premières semaines de l'instruction, etc. Dans l'affaire des «Tueurs», la justice n'a nulle part de vérité à donner aux familles des victimes. Rien ! Certains estiment peut-être que ce qu'on a trouvé dans le «dossier Dutroux», c'est déjà très bien ; que cette réussite provoquée par Neufchâteau est suffisante et qu'on doit s'en contenter. Mais moi, je ne partage pas cette manière de voir. Et je dois vous avouer que je me pose pas mal de question sur les dernières évolutions du dossier.
Quelles questions ?
Qu'en est-il des 680 cheveux dont je demandais l'analyse ADN février 2009, soit un mois avant mon départ à la retraite ?
De fait, tout le monde parle aujourd'hui de cinquante-cinq cheveux analysés par l'INCC... C'est beaucoup moins !
Voilà. C'est tout de même assez difficile à décoder. Il y a moins de deux ans, sur base de l'expertise de l'INCC (Institut national de criminalistique et de criminologie), il était question de plusieurs centaines de cheveux analysables et présentant un intérêt pour l'enquête. Pourquoi ce nombre de pièces dignes d'intérêt a-t-il fondu comme neige au soleil ? In fine, 90 % des cheveux intéressants seraient devenus impossibles ou inutiles à analyser, selon les mêmes experts de l'INCC. Je ne comprends pas.
Des cinquante-cinq cheveux finalement analysés, lesquels avaient été prélevés dans la cache de Marcinelle, deux n'appartenaient pas à des personnes déjà connues pour avoir pénétré dans ce sinistre réduit (Dutroux, Martin et leurs victimes identifiées). Un de ces inconnus a finalement été identifié comme un membre du personnel de l'INCC qui a pollué l'enquête (voir encadré repris en fin d’article). Mais il y a aussi ce cheveu qui a révélé le passage par la cache d'un autre inconnu, un vrai inconnu, cette fois...
Oui, «l'inconnu 1», puisqu'il semble qu'il s'agit de lui, et dont je signale qu'il avait été déjà mis en exergue avant le procès de 2004 par l'analyse INCC d'une microtrace trouvée dans la même cache. Eh bien, dois-je vous le préciser, j'aimerais bien connaître l'identité de cette personne ! A tout le moins aurais-je trouvé de bonne justice que l'on cherchât plus à procéder à cette identification. On aurait pu, par exemple, comparer ce profil à celui de suspects évoqués dans les pistes dites «périphériques» lors du procès d'Arlon. J'aurais aimé avoir la certitude que cet «inconnu n°l», dont on a le profil ADN complet, et d'autres «inconnus» dont l'existence a été mentionnée dans le dossier, ne correspondent pas à des suspects figurant dans la trentaine de pistes que j'ai déposées le 13 février 2001 dans un rapport fait pour la Chambre des mises en accusation de Liège.
On parle en définitive de combien d' «inconnus», dans ce dossier ?
Il y a une vingtaine d'ADN inconnus, mais cela ne veut pas dire qu'il y autant de personnes à identifier. Il y a des mélanges. L'inconnu 6 peut être un mélange de l'inconnu 3 et de l'inconnu 4, par exemple.
Et en termes de suspects dont il aurait été intéressant de comparer l'ÀDN, vous pensez à qui ?
Par exemple, au tenancier du "Brazil", cette boîte de Blankenberge. L'homme, déjà suspecté dans des trafics d'êtres humains et des affaires de proxénétisme, a fichu le camp au Brésil dès que le juge d'instruction Connerotte l'a fait perquisitionner en septembre 96. Or un témoin, lors des assises en 2004, a confirmé avoir vu An et Eefje devant le Brazil le soir de leur disparition. Et cela se situe à proximité immédiate de la porte par laquelle les jeunes filles sont sorties du casino. En outre, l'enquête a établi des liens entre Dutroux et le tenancier du "Brazil" : son prénom, son adresse, son numéro de téléphone et les heures pour le joindre figuraient sur un document saisi chez Dutroux et écrit de la main de ce dernier, comme en atteste une analyse graphologique. Cette piste conduit aussi vers une personne connue pour son implication dans des activités communes avec Dutroux et qui a également travaillé dans ce bar de Blankenberge en 1995. Ladite personne étant également concernée par la piste des «Fiesta rouges» évoquée lors du procès d'Arlon. En termes de comparaisons qu'on aurait pu faire, je pense aussi à ce gros bonnet de la nuit de Charleroi. Il possédait un établissement de l'autre côté du quai de la Sambre, tout près de chez Dutroux. Etablissement devant lequel un autre témoin d'assises a affirmé avoir vu Julie et Mélissa.
Depuis des années, l'évocation du «dossier bis» dans les médias se limite à la question des cheveux. Mais le spectre des recherches possibles était bien plus large. Les pistes que vous venez d'évoquer ont en effet été évacuées du procès d'Arlon en 2004 au motif que, justement, elles pourraient être instruites dans le «dossier bis». A l'arrivée, on constate que cela n'a pas du tout été le cas.
En effet, le président de la Cour avait précisé que ces pistes étaient à exploiter dans le cadre du «dossier bis», et j'avais acquiescé à cette conclusion d'alors. Il n'en est désormais plus question. J'éprouve dès lors une gêne certaine vis-à-vis d'une partie civile comme la famille Marchal. Pour elle, la piste du «Brazil» était très importante. Elle pourrait croire que j'ai trompé sa confiance. Cela dit, dans l'arrêt de la Chambre des mises en accusation d'octobre 2001 qui a ouvert le «dossier bis», la priorité était donnée à la recherche de personnes qui n'étaient pas encore connues dans le dossier principal. Pour ce faire, il était préconisé de d'abord procéder à l'analyse des nombreux cheveux saisis dans le cadre cette enquête, notamment dans la cache de Marcinelle.
Vous voulez dire que l'analyse des cheveux était en quelque sorte un préalable avant d'aller plus loin dans ce «dossier bis» ?
C'était le devoir le plus urgent et, en même temps, le plus long à réaliser. En fait, il s'est avéré beaucoup plus long encore que tout ce qu'on aurait pu imaginer puisqu'au départ, la Chambre des mises en accusation avait donné six mois au juge d'instruction pour le faire réaliser. Et qu'en réalité, le résultat final - les cinquante-cinq cheveux supplémentaires analysés dont nous parlions tout à l'heure - est arrivé après dix ans. Disons que, du côté de l'INCC, cela a été relativement lent. Alors oui, pour répondre plus précisément à votre question, pour moi, c'était en quelque sorte un préalable : il s'agissait d'identifier des profils et de les comparer avec la banque de données de l'INCC et avec ceux de personnes suspectes déjà citées dans le dossier sans qu'on puisse les incriminer.
N'y avait-il tout de même pas d'autres actes d'instruction qui auraient été envisageables ? En termes d'analyse criminelle, d'interrogatoires, de recherches sur le terrain. Vous parliez tout à l'heure du tenancier belge d'une boîte de Blankenberge qui a fui au Brésil. Essayer de retrouver activement ce personnage trouble pour l'interroger et prélever son ADN, cela aurait eu du sens, non ?
Je ne peux pas vous donner tort. L'exemple que vous citez en est un parmi d'autres.
Dès lors, serait-ce caricatural d'estimer que, dans ce «dossier bis», on n'a rien fait ?
Disons qu'on a analysé une infime partie des cheveux. Objectivement, il n'y a rien d'autre à relever.
Fallait-il dix ans pour faire si peu ?
Mais non, il ne fallait pas dix ans ! C'est certain. Et en plus, le résultat est réduit à peau de chagrin puisqu'il se limite à l'analyse génétique de quelques cheveux.
Pourquoi cela a-t-il été si long ?
Depuis le début, il y a eu une réticence à analyser ces cheveux parce qu'effectivement, cela demandait un gros boulot. Le juge d'instruction et l'INCC n'étaient pas convaincus de la pertinence de la démarche. J'ai donc dû argumenter devant la Chambre des mises en accusation de Liège, qui m'a donné raison. Ensuite, il y a encore eu d'autres étapes de procédure et cela n'a évidemment pas fait gagner du temps.
Certains commentaires réducteurs vont encore se faire entendre avec la clôture du «dossier Dutroux». Des propos du genre «c'est la fin de la thèse de réseaux». Cela vous énerve ?
J'ai déjà exposé ce que je pensais de ce type de caricature dans mon livre (1). Des indices laissent à penser que d'autres personnes non identifiées dans le dossier sont allées dans la cache de Marcinelle. Si avoir la volonté d'identifier ces personnes c'est être un illuminé qui croit à de grands complots... Moi, je ne parle d'ailleurs jamais de réseau : je m'en réfère au droit pénal qui connaît la notion d'association de malfaiteurs et, rationnellement, des éléments laissent à penser que l'association qui a été mise hors d'état de nuire par Neufchâteau - et qui a été formellement reconnue, sous deux aspects, par la Cour d'assises à l'égard des quatre accusés condamnés - pourrait compter plus de membres que ceux qui ont été arrêtés et condamnés. Si la Chambre des mises en accusation de Liège n'avait pas voulu cautionner la pertinence de cette analyse, elle n'aurait pas créé le «dossier bis» !
Juridiquement, après le non-lieu, est-il encore possible que de nouvelles poursuites soient tout de même intentées dans le cadre de «l'affaire Dutroux» ?
Oui, par exemple si un enquêteur fait une découverte utile dans un autre dossier ou si l'un des profils ADN enregistrés dans «l'affaire Dutroux» par l'INCC devait réapparaître via une autre affaire... On entre maintenant dans une phase passive, mais techniquement le dossier n'est pas mort. Il reste sur le bureau du Procureur du Roi. Le dessaisissement implique seulement qu'il n'y a plus de juge d'instruction, que plus rien d'actif n'est fait.
Ce magistrat était si peu convaincu de l'utilité d'encore enquêter qu'il ne faisait, de toute façon, plus rien d'actif...
Il y avait aussi le ministère public. Le juge d'instruction n'est pas seul.
Certes, mais depuis que vous n'étiez plus là pour orienter l'action publique dans cette affaire...
Ce commentaire vous appartient. De toute façon, le même procureur général est toujours en place à Liège.
Avez-vous le sentiment d'être allé le plus loin que vous pouviez dans cette affaire, qui a occupé de nombreuses années de votre carrière de magistrat ?
Sincèrement, je ne crois pas avoir à exprimer de regrets. Mon point de vue a été clairement exposé dans de multiples rapports à ma hiérarchie, dans mes réquisitions au juge et à la Chambre des mises en accusation, et lors de la Cour d'assises. Mes dernières réquisitions écrites dans ce dossier datent des derniers jours avant mon départ. Aujourd'hui, mon point de vue est devenu celui d'un citoyen qui ne peut que trouver dommage une telle attitude de la justice, qui ferme un dossier comportant encore trop de points d'interrogation qu'il serait envisageable de lever. Souvenez-vous notamment de ce qui s'est passé dans «l'affaire Benaïssa». Pendant cinq ans, on a dit aux parents de la petite Loubna qu'il n'y avait rien à faire, que l'enquête était terminée, qu'on ne retrouverait jamais leur fille. Et puis ils sont venus à Neufchâteau, chercher de l'aide auprès de Jean-Marc Connerotte et de mon parquet et, six mois plus tard, on a élucidé l'affaire et on a mis hors d'état de nuire un individu dangereux qui était susceptible de répéter ce genre de crimes. La famille a pu enfin faire son deuil. A l'époque, cela m'a donné le sentiment d'un devoir accompli. En ce qui concerne «l'affaire Dutroux», bien qu'il m’était impossible de plus entreprendre et malgré le fait qu'on ait obtenu des résultats, il m'est difficile d'avoir ce même sentiment. Le fait qu'on ne se donne pas toutes les chances d'identifier ces «inconnus» en laissant au moins vivre le dossier jusqu'à la prescription est pour moi une vraie déception. L'histoire jugera.
(1) Michel Bourlet, «La Traque au loup», Editions Luc Pire, 2010.
«Quelle est la crédibilité de certains experts ?»
Paris Match. Comment réagissez-vous à l'invraisemblable erreur qui a été commise par l'INCC dans le dossier Dutroux ?
Michel Bourlet. Je suis heureux d'enfin entendre un journaliste qualifier cette erreur «d'invraisemblable» car c'est bien le terme qui s'impose. Voilà donc que l'un des cinquante-cinq cheveux ayant trouvé une correspondance dans un dossier de crime anversois appartiendrait à «une» préposée de l'INCC, sans qu'on puisse savoir s'il s'agit d'une laborantine, de la directrice (qui avait persuadé le juge d'instruction Langlois de ne pas procédera l'analyse des 6 600 cheveux fin 2000), ou d'une femme d'ouvrage ! Quand je pense qu'à l'INCC, on prétendait que nos agents de laboratoire n'avaient pas travaillé correctement le 15 août 1996 dans la cache, et on en concluait que les analyses ne servaient à rien ! N'auraient-ils pas mieux fait de surveiller ce qui se passait dans leurs locaux : une préposée qui passe son temps à perdre ses cheveux à la fois dans ceux de «l'affaire Dutroux» et dans ceux d'un autre dossier criminel d'une tout autre période et d'un arrondissement situé à l'autre extrémité du pays, ça fait mauvais genre dans un bureau d'expertises criminelles ! De plus, l'Institut s'est excusé... pour n'avoir pas inclus IADN de cette préposée, comme cela paraît-il est exigé, dans les banques criminalistiques! Voilà beaucoup d'erreurs dans un même dossier, et je peux comprendre l'ire de Me Mayence devant l'erreur tout aussi monstrueuse du même INCC dans une analyse de sang du «dossier Storme». In fine, tout cela m'inspire une question : la crédibilité de «notre» institut d' «experts» n'est-elle pas mise en doute, en ce compris dans son estimation à la baisse du nombre de cheveux analysables ?
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