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19 Janvier 1995
Un entretien avec Maurice Goldstein, rescapé du camp d'extermination nazi d'Auschwitz publié dans l’hebdomadaire belge «Moustique», le 19 janvier 1995.
Cette rencontre avec le baron Maurice Goldstein qui était président du Comité international Auschwitz m'a très fort marqué. Depuis le 6 octobre 1996, ce docteur en médecine qui fut notamment professeur de chirurgie vasculaire à l'Hôpital universitaire Saint-Pierre à Bruxelles n’est plus parmi nous. Rescapé du camp d’extermination mis en place par les nazis, cet homme extraordinaire avait tenté de m’expliquer l’enfer sur terre. Dans la mesure où l’enfer est racontable…
«Quand j’ai été arrêté par les nazis, le nom d’Auschwitz ne me disait absolument rien. Je crois que c’était la même chose pour l’immense majorité des déportés. Nous ignorions tout de l’inimaginable cauchemar qui nous attendait en Pologne». Il y a cinquante ans de cela… Le baron Maurice Goldstein n’a rien oublié de ce matin du 4 septembre 1943 : «Il était six heures. Un gestapiste allemand et un collaborateur belge sont venus à notre domicile, boulevard du Midi à Bruxelles. J’y vivais avec Hélène, ma femme qui était enceinte. Nous avons pu prendre une petite valise et on nous a emmené dans une voiture noire jusqu’au locaux de la Gestapo, avenue Louise. J’y ai retrouvé mes parents et Max, mon frère aîné. Ils avaient tous été arrêtés à peu près en même temps».
Les nazis sont pressés d’atteindre leurs quotas de déportés. Dès l’après-midi de ce 4 septembre, la famille Goldstein est transférée à la caserne Dossin à Malines : dans notre pays, c’est l’antichambre d’Auschwitz. «On nous y a mis dans une grande salle avec une centaine d’autres personnes. Il y avait une promiscuité inhabituelle. Des problèmes d’hygiène. Et déjà les cris, les coups et les insultes des SS…».
Le 19 septembre, Maurice Goldstein et ses proches font partie du 22ème convoi de 1425 personnes déportées à Auschwitz. «On ne savait toujours rien de l’endroit où nous allions. Pour nous mettre en confiance, on nous avait ordonné d’emporter toutes nos affaires. Le voyage a duré trois jours et trois nuits. Nous étions une centaine dans un wagon à bestiaux. Les places près des rares ouvertures grillagées étaient très recherchées. Il n’était pas possible pour tout le monde de s’allonger. On devait manger ce que nous avions emporté nous-mêmes. Pour les besoins hygiéniques, il y avait une espèce de fût qu’on a pu vider une seule fois durant le voyage.»
Le 22 septembre au soir, le train s’arrête définitivement. «Les portes se sont ouvertes. Des espèces de zombies en uniformes rayés nous ont fait signe de descendre. On nous a dit de laisser nos bagages, que nos noms étaient inscrits dessus et qu’on les récupérerait. Sur le quai, on découvrait un monde inconnu, irréel. Il y avait des grands phares allumés, les aboiements des chiens et des haut-parleurs, ceux des SS. Et puis cela s’arrêtait. Il y avait alors des moments d’intense silence. On cherchait à comprendre ce qui se passait. Mais personne ne pouvait imaginer ce qui nous attendait.»
Comment alors une étrange sélection. Les hommes d’un côté. Les femmes et les enfants de l’autre. «Je me suis mis dans la colonne des hommes. Un SS demandait l’âge de chacun. Lorsqu’un garçon était trop jeune, il était envoyé dans le groupe des femmes. Idem pour les vieillards. Le tri a duré une demi-heure. Puis, il y eut aussi une sélection dans l’autre groupe. Au total, 179 femmes et 371 hommes avaient reçu l’ordre de rentrer à pied dans le camp. Le reste du convoi – avec ma mère et ma femme enceinte – devait monter à bord de camions. Je cherchais une explication logique à cette mise en scène. Je me suis dit qu’il était normal que les plus faibles soient motorisés… » (1).
Encadré par les SS et des prisonniers en uniformes rayés, les «aptes au travail» du 22ème convoi sont conduits dans l’enceinte de Birkenau. «Arrivés dans le camp, on a dû se déshabiller complètement. On pouvait juste garder la ceinture. Une fois nus, on nous a rasé les cheveux et les poils. Puis, on a été aspergé avec un produit antiseptique. Ensuite, on nous a placés à dormir, nus et sans couverture, dans une baraque de quarantaine. Le lendemain, nous étions tatoués et habillés d’un uniforme rayé ridicule. En se voyant dans un tel accoutrement, plus personne ne se reconnaissait! Ils nous ont aussi donné un morceau de toile blanche sur lequel il y avait un triangle rouge croisé avec un triangle jaune. Cela formait une étoile de David. Puis, on a dû coudre notre numéro d’identification sur notre veste et notre pantalon. Il n’y avait plus de noms à Auschwitz-Birkenau…»
«Après 48 heures, nous avons enfin reçu un premier ‘repas’. Une écuelle de soupe claire pour deux personnes, avec une seule cuiller. Déjà apparaissaient les premières confrontations entre prisonniers. Qui avait mangé le plus? C’était voulu par les nazis. Il fallait que dans cette masse de gens apparaissent des types qui commanderaient et qui taperaient sur les autres. Pour ma part, j’ai partagé la soupe avec mon frère.»
Durant ces premières heures, une inévitable question tracasse ceux qui sont rentrés dans Birkenau. Que sont devenus les autres ? Celles et ceux qui sont montés à bord des camions. Dans ce groupe, il y avait notamment la mère et la femme de M. Goldstein. Rapidement, d’autres prisonniers, plus anciens, donnent la terrible réponse : «Vous voyez les cheminées qui fument là-bas ? Ils ont tous été gazés et ils brûlent déjà». Maurice Goldstein se souvient : «Je me suis dit que j’étais arrivé au bout du monde. Dans l’enfer. Ici, il n’y avait plus rien d’humain.»
Malgré la période de quarantaine, les hommes du 22ème convoi sont mis au travail. On leur fait porter des cailloux, creuser des trous que d’autres rebouchent ensuite. Les prisonniers apprennent aussi les us et coutumes de l’endroit. Par exemple : «Il fallait pouvoir claquer des talons et crier son numéro d’identification tant en allemand qu’en polonais. Parce qu’il y avait certains prisonniers polonais devant lesquels il fallait être aussi poli et réservé que devant les SS.» Parmi les premiers souvenirs de Maurice Goldstein, il y a aussi celui de «ces prisonniers soviétiques obligés de courir dans le camp. En loques. Battus. Affamés. Ces hommes avaient été réduits à l’état animal.»
Mais pour les survivants du 22ème convoi, la situation n’est pas plus enviable. «On logeait dans des anciennes écuries. C’était des bâtiments en bois. Comme mobilier, il y avait des châlits sur quatre niveaux, d’une profondeur de 3,5 mètres. On y mettait de 6 à 10 prisonniers l’un à côté de l’autre avec des couvertures en commun qu’il fallait plier au carré après le lever. Le matin, on recevait une boisson tiède sucrée à la saccharine. Les SS appelaient cela ‘café’ ou ‘thé’, mais ce n’était jamais l’un ou l’autre. A midi, il y avait un demi-litre de soupe par personne. C’était un liquide infect dans lequel il n’y avait jamais un morceau de viande ou un légume convenable. Enfin, après l’appel du soir, on ‘touchait’ un morceau de pain de 225 grammes. Deux fois par semaine, on avait droit à une tranche de saucisson et à une petite portion de fromage. Le tout équivalait à 1100 calories. Un régime qui vous faisait perdre le quart de votre poids en quelques semaines…»
Point de vue hygiène, ce n’est pas plus enviable. « Pour toute commodité, il y avait un tonneau. Pour les besoins plus importants, on devait aller dans un fossé derrière le bâtiment. Il n’y avait évidemment ni papier, ni eau. On en était revenu à l’âge de la pierre.»
Dans un tel univers, mieux vaut toujours être sur ses gardes. Par exemple, «il faut être attentif à ne pas se faire voler ses galoches. Il faut aussi manger son pain quand on en dispose. Donc, on ne gardait surtout pas une partie de la ration du soir pour le matin suivant. C’était trop dangereux.»
Après quelques jours déjà, une faim profonde s’installe. «Ce n’est pas comme ce besoin que l’on ressent quand on saute un repas. Cela n’a rien à voir. Chaque cellule manque de l’essentiel. La faim occupe tout l’horizon. On en arrive à rêver de la ration de pain du soir.»
Au bout de quatre semaines de quarantaine, Max et Maurice Goldstein sont transférés à Fürstengrube. Un camp situé à 40 kilomètres d’Auschwitz où se trouve une exploitation minière. Affecté au fond avec un horaire de nuit, Maurice n’est pas d’abord pas trop mécontent de son sort. «On devait assister des mineurs polonais. Ceux-ci venaient travailler avec des grosses tartines recouvertes de graisse d’oie. Parfois, ils partageaient…». Malheureusement, Maurice n’a pas tiré le bon numéro : non seulement «son» Polonais ne partage pas mais en plus il le dénonce aux Allemands : «pas assez productif». Conséquence : bastonnade de 25 coups dans les reins et quelques jours sans pouvoir marcher.
Parmi d’autres souvenirs de Fürstengrube, Maurice Goldstein se rappelle aussi que «les prisonniers étaient obligés d’aller se mouiller le matin dans une salle d’eau qui se trouvait au milieu de la cour. Mais bien sûr, il n’y avait ni savon, ni essuie. En plein hiver, on était obligé de ressortir humide de la salle d’eau pour se présenter au kapo.» Autre activité de l’endroit, le «sport», comme disait les nazis : «C’était une sorte de drill. Notamment, on nous forçait à nous rouler dans la boue. Cela amusait le chef du camp…» De Fürstengrube, les prisonniers pouvaient envoyer une carte postale dans leur pays d’origine. Elle portait une mention stéréotypée en Allemand : «Tout va bien»…
Pour Maurice, le régime de l’endroit devient insupportable. «Après une quinzaine de jours, je suis tombé malade. J’avais développé un œdème généralisé : mon corps était gonflé de partout et j’avais de la fièvre. Il n’y avait pas de médecin dans le camp, mais un infirmier qui m’a commandé un régime sans sel. Bien que, par ailleurs on exterminait des milliers de personnes tous les jours, il était possible d’obtenir un tel régime… Une semaine après, comme je n’allais pas mieux, on m’a transféré en ambulance cellulaire à Auschwitz 1. En toute logique, ce devait être ma fin. Comme tout entrant dans le camp, je devais en effet passer par la sélection et vu mon état, la décision n’aurait pas fait de doute. Mais, je ne sais pourquoi, ce jour-là, je n’ai pas été examiné par un médecin SS et je me suis retrouvé avec d’autres prisonniers malades à l’infirmerie du bloc 28.»
C’est là que Maurice Goldstein fait la connaissance d’un médecin tchèque. Un communiste d’une trentaine d’année, arrêté dès 1939, et qui avant Auschwitz avait déjà connu Buchenwald. «J’ai dit à cet homme que j’étais étudiant en médecine. C’était faux mais il m’a cru. Et comme il adorait la langue française, cela faisait deux bonnes bases pour entamer une relation d’amitié.» Deux semaines inespérées de report remettent Maurice Goldstein sur pied. Mais c’est alors que les SS réapparaissent. Tous les malades de l’infirmerie doivent se mettre en rang. Nus. En quelques minutes, une nouvelle sélection s’opère entre ceux qui iront à la chambre à gaz et ceux qui seront jugés «aptes au travail.»
«Les plaies, c’était mauvais. Etre maigre ou pâle également.» Maurice Goldstein sent bien qu’il vaut mieux retourner au travail et, cette fois, il est affecté dans un ‘kommando’ de construction. «Lever à quatre heures du matin. Travail : pousser des wagonnets, porter des briques et des sacs de ciment jusqu’à la tombée de la nuit.» Malgré l’épuisement, cette période est rendue un peu moins rude par une nouvelle amitié avec un jeune Slovaque. «En Allemand, nous parlions littérature, musique. C’était une véritable évasion qui rendait notre situation un tout petit peu plus supportable.»
Mais malgré l’amitié, la priorité est de survivre. Coûte que coûte. «Nous dormions tête-bêche sur le même châlit de 70 cm de large. Mon copain slovaque trouvait le moyen de se procurer un supplément de soupe froide, le soir. Jamais il ne m’en a donné une cuiller. Mais je ne lui en ai pas voulu. Il voulait absolument survivre… »
En mars 1944, Maurice Goldstein est contaminé par le virus de la grippe. Fiévreux, il est transféré dans une infirmerie du bloc 9 d’Auschwitz 1. Nouveau coup de chance : son ami, le médecin tchèque, travaille désormais dans ce bâtiment. «Il m’a pris sous sa protection. Dès que mon état s’est amélioré, il m’a désigné comme infirmier. Je le suis resté jusqu’à la libération du camp.» Prendre les températures, poser quelques actes médicaux simples, laver le sol, distribuer la soupe, l’endroit ressemble à une planque. Surtout Maurice Goldstein est à l’abri du froid et des appels : «Or, moins on avait de contact avec les SS, moins on avait de coups.»
Mais pour autant, l’infirmier Goldstein prend aussi d’énormes risques en restant au bloc 9. Car malgré sa fonction, il garde le statut de «malade» et par conséquent, à tout moment, il peut être envoyé à la chambre à gaz. Jusqu’à la libération d’Auschwitz, il passera encore au travers de quatre sélections. Une sorte de roulette russe.
A la fin avril 1944, Maurice Goldstein apprend que son frère, malade, est arrivé de Fürstengrube. «Je ne sais comment je l’ai appris mais Max était alité avec une affection pulmonaire dans un bâtiment voisin du mien. J’ai pu le voir avant qu’il soit mis du mauvais côté lors d’une sélection. Le jour de son départ vers la chambre à gaz, j’ai pu lui donner un papier et un crayon. Je lui ai dit : «Tu vas dans le même camp que Papa, tu trouveras bien un moyen de m’écrire’. Et ils l’ont emporté.»
Quelques jours plus tard, Maurice Goldstein est réquisitionné, avec dix autres prisonniers infirmiers, par les SS. Il s’agit de décharger un camion pour l’hôpital des nazis. Une fois le travail accomplis, les prisonniers sont conduits dans l’ancienne chambre à gaz et crématoire d’Auschwitz 1 –cette chambre à gaz-là ne fonctionnait plus à cette époque- où ils voient des milliers d’urnes remplies de cendres. «C’était une ‘idée originale’ d’un SS. Cela l’amusait beaucoup», commente laconiquement M. Goldstein.
En mai, Maurice Goldstein vit encore une expérience qui le fait méditer sur la nature des hommes. «Un infirmier me donne une belle veste, bien taillée avec des lignes bien droites et des poches. Du jour au lendemain, cela change totalement ma vie à Auschwitz. J’avais une belle veste! Donc, je devais avoir un certain pouvoir. Donc, je pouvais être dangereux…»
En août, le dernier convoi belge arrive à Auschwitz. «J’ai pu parler à quelqu’un que j’avais connu à Bruxelles. Cette personne m’a appris que Jacques, mon frère qui avait échappé aux rafles… était mort. Il était l’une des victimes du bombardement de la place Liedts en mai 1944. Tous mes espoirs s’effondraient. Je rêvais de sortir de cet enfer, je me voyais revenir en Belgique où mon frère qui était médecin m’aurait aidé… »
Il y a encore des sélections jusqu’en novembre. Puis les nazis commencent à faire disparaître les traces de leurs crimes. «Ils ont brûlé des tonnes de papier et à démantelé les chambres à gaz.». En janvier 1945, des centaines de prisonniers sont encore exécutés sommairement dans le camp. Les SS décident d’«évacuer» ceux qui restent vers d’autres camps à l’ouest. Ce sera la ‘marche de la mort’ qui, dans la neige et par des températures de -15 à -20° verra disparaître près de la moitié des 62.000 personnes transférées. «J’aurais dû être avec eux mais là encore la chance était de mon côté», témoigne Maurice Goldstein. «Le 18 janvier 1945, avant le départ, tout le monde devait se mettre en rang devant les blocs. Mais ce jour-là, il y eut de nombreuses alertes aériennes. Le soir tombait. Chaque fois qu’il y avait un risque de bombardement les SS coupaient le courant électrique dans les barbelés. Nous étions donc tenus de rentrer dans les blocs pour éviter les évasions. A quatre reprises, nous sommes rentrés et sortis du bloc 9. La cinquième fois, quand on a frappé à la porte, le chef du bloc n’a pas répondu à l’ordre de sortir. Et les 350 prisonniers de ce bloc se sont réveillés le lendemain matin dans un camp vide de SS ! Une chance extraordinaire : j’étais de nouveau grippé et je n’aurais pas survécu à la marche de la mort.»
Avant l’arrivée de l’Armée rouge, le 27 janvier 1945, les prisonniers s’organiseront pour survivre. «On se servit notamment dans ce qu’on appelait le ‘Canada’ : 35 baraques dans lesquelles les Allemands avaient stocké tout ce qui était récupéré à l’arrivée des prisonniers. Il y avait de tout! Par ailleurs, l’eau courante avait été coupée par les bombardements. On fit donc la cuisine avec l’eau de la piscine que les nazis avaient fait construire derrière les blocs 4 et 5. Je me souviens notamment qu’on a mangé des macaronis. On avait plus vu cela depuis des années… »
Après la libération du camp, Maurice Goldstein revient en Belgique via Cracovie, Lublin, Odessa, Marseille et Paris.
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