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Publié par Michel Bouffioux

Reportage publié dans l'hebdomadaire belge "Ciné-Télé Revue", le 12 août 2004.

 

A Ath, ce 4 août, plusieurs milliers de Belges se sont déplacés pour rendre hommage à sept des victimes de la catastrophe de Ghislenghien. Au recueillement et à l’intense émotion suscitée par cette journée de deuil national succède maintenant le temps des questions pour les familles touchées par le drame et les victimes survivantes. Qui est responsable de cette catastrophe ? Etait-elle évitable ? Comment se fait-il que l’on ait procédé à des travaux de voirie au dessus du gazoduc ? Avec quelles précautions ? Pourquoi n’a-t-on pas évacué les ouvriers présents sur le site dès l’apparition d’une odeur de gaz suspecte ? Via Ciné-Télé Revue, les proches d’Angelo Spateri, un ouvrier de Diamant Board brûlé mortellement après avoir héroïquement sauvé deux personnes, lancent un appel à toutes les victimes de Ghislenghien : «Unissons-nous, formons une association parce que le combat pour la vérité s’annonce long et difficile!». Parallèlement, des langues commencent à se délier. Celle par exemple de Serge Steenhout, un cadre de Diamant Board terriblement bouleversé : «Avant même l’implantation sur ce site, la délégation syndicale s’était inquiétée de la présence de la conduite de gaz (…). On a construit le bâtiment dans la précipitation. En quelques mois. Les normes de sécurité n’ont pas toujours été respectées. A tel point qu’à la mi-juillet, on aurait du faire venir l’inspection du travail. Si le chantier avait été suspendu, cela aurait eu un coût économique… mais des vies auraient été sauvées». Mais le bilan de cette tragédie aurait aussi pu être plus lourd. Beaucoup plus lourd. «En situation normale de production, révèle M. Steenhout, Diamant Board utilise de nombreux produits dangereux, notamment de l’hydrogène. Le mercredi 4 août, deux remorques à hydrogène devaient être raccordées au site de Ghislenghien. Si cela avait explosé 5 jours plus tard, les conséquences auraient été encore plus tragiques."

 

«On a déposé plainte contre X. On veut savoir pourquoi notre frère est mort et même si cela prendra du temps, on ne renoncera pas. On veut des réponses claires en termes de responsabilités». Consternation, tristesse, incrédulité, colère mais aussi de la fierté. A Haine Saint-Pierre (La Louvière), au lendemain de l’enterrement d’Angelo, les sentiments s’entrechoquent chez les Spateri mais une idée domine dans la famille de cet ouvrier de Diamant Board : retracer le déroulé exact de la tragédie de Ghislenghien, déterminer ses causes et veiller à ce que la justice n’épargne pas d’éventuels coupables.

 

Cet après-midi-là, face à moi, il y a Giovanni, Raimundo, Isabelle, Antonio, Salvatore, Franca et Franco, sept des frères et sœurs d’Angelo. Mais ils auraient pu être bien plus nombreux; Installés en Belgique depuis 1968, les parents d’Angelo avaient fui la misère d’Aragona en Sicile et ils ont donné la vie à dix-huit enfants! Là-bas, dans le fond de la pièce, toute vêtue de noir, se trouve Conchetta, la maman. Assise sur un divan, silencieuse et solitaire, elle regarde la photo de ce fils parti trop tôt. La bulle de douleur dans laquelle elle s’est enfermée semble impénétrable. Après quelques heures, seulement, elle laissera échapper cette petite phrase : «Ce n’est pas facile…». Pas facile, bien sûr, d’accepter la disparition d’un fils, d’un frère, que tous présentent ici comme l’un des «piliers» de la famille.

 

«Le couloir de la mort»

 

«Angelo avait le cœur sur la main. Il répondait toujours présent pour rendre service à l’un ou l’autre. Que ce soit dans la famille ou ailleurs», témoigne Giovianni. «Lorsqu’une de nos sœurs était malade de la leucémie. C’est lui qui la conduisait à l’hôpital. Il s’en est occupé comme un père», renchérit Salvatore. Un altruisme qu’il a confirmé pendant la catastrophe de Ghislenghien où il a mis sa vie en péril pour aider deux personnes à s’enfuir. «Il s’agit de jeunes, une fille et un garçon qui travaillaient dans le cadre de jobs étudiants. Actuellement, ils sont encore hospitalisés mais leurs jours ne sont plus en danger. On attend qu’ils puissent témoigner pour savoir comment les choses se sont exactement passées», explique Antonio. Les Spateri ont eu des contacts avec le père du garçon sauvé des flammes. Pudiques, ils ne veulent pas parler à la place d’autres victimes. Isabelle, quant à elle, a pu brièvement communiquer avec la jeune rescapée. «Elle était dans le même hôpital qu’Angelo, à Liège. Lorsque j’ai prononcé le prénom de mon frère, elle s’est légèrement redressée. Et avec ses  mains, elle  m’a fait comprendre qu’il l’avait bien sauvée… Je n’ai pas osé lui apprendre qu’Angelo est mort…».

 

Alors que les Spateri me racontent leur frère, une femme aux cheveux bruns, les yeux mouillés, nous rejoint. C’est Diane, sa compagne. Il y a six mois, elle lui avait donné un petit Marco : «On devait se marier au mois d’août de l’année prochaine. On avait plein de projets. Il ne reste plus rien… Dans quelques années, Marco me demandera pourquoi il n’a pas de père. Je veux savoir ce qui lui est arrivé. Lorsqu’il allait travailler dans le bâtiment de Ghislenghien, Angelo me disait : ‘Je vais dans le couloir de la mort’. Je veux savoir pourquoi. Quels étaient les problèmes de sécurité sur ce chantier? Il m’avait dit le mercredi soir qu’il s’était perdu dans ce bâtiment et qu’il n’y avait pas de petits bonhommes verts pour indiquer les sorties de secours. Je crois que les conditions de travail sur ce chantier étaient déplorables, mais Angelo ne disait jamais «non» à son employeur. Comme d’autres, depuis une récente restructuration de Diamant Board qui avait conduit à une centaine de licenciements, il craignait par-dessus tout de perdre son gagne-pain. Je l’ai vu aller travailler avec de la fièvre, une autre fois avec une côte cassée. Manipulant des produits dangereux dans des conditions limites, il avait un taux de cobalt dans le sang particulièrement élevé…». Pendant un instant, Diane s’arrête de parler. Elle pense à ces deux vies sauvées par son compagnon. C’est bien la femme d’Angelo qui parle : «D’abord, je lui en ai voulu de n’avoir pas pensé à rester en vie pour nous. Mais ce n’était pas sa nature. Il n’aurait pas pu vivre avec l’idée de n’avoir rien tenté. Ses remords auraient été trop forts. Il a fait ce qui était juste».   

 

Angelo était aussi le père de Dylan (10 ans) et de Kelly (9 ans), nés d’un premier mariage. «L’entente avec son ex-femme n’était pas bonne. Depuis deux ans, il avait du mal à les voir. La semaine dernière, il a rendu son dernier soupir, une demi-heure seulement après que ses deux plus grands lui aient rendu visite au CHU de Liège», raconte Raimundo.

 

Unissons-nous!

«Je ne comprend pas pourquoi on n’a pas fait évacuer le zoning avant l’explosion», interpelle Antonio Spateri. «Des témoignages indiquent que dès avant 8 heures du matin, une odeur de gaz suspecte avait été décelée. Dans ce cas-là, il n’y a qu’une seule chose à faire, c’est de partir ! Quel était le responsable de la sécurité présent sur les lieux ?  Que lui ont dit les pompiers lorsqu’ils ont été prévenu à 8 heures 15? A-t-on conseillé aux ouvriers de rester sur place depuis le siège bruxellois de Diamant Board ? Pourquoi d’ailleurs, cette société s’est-elle installée là, si près du tube de gaz ? Certains parlent de liens familiaux d’un membre de la direction avec certains mandataires politiques locaux, voire avec un sous-traitant du chantier… Tous les permis ont-ils été octroyés dans les règles. On entend beaucoup de rumeurs et on veut savoir ce qui est vrai là-dedans. On sait que ce ne sera pas facile d’obtenir la vérité. Il y aura des expertises et de contre-expertises. Cela prendra du temps. Il faudra tenir. Il y aura des frais d’avocat. C’est pourquoi je lance un appel à toutes les victimes pour qu’elles s’unissent dans le cadre d’une association structurée et qu’elles fassent front commun dans les années à venir». Une adresse de contact pourra être obtenu via la rédaction. 

 

Témoignage

«Ce chantier, c’était irréaliste»

 

  {C}{C}Depuis 1988, Serge Steenhout est actif au sein de la section ‘recherche et développement’ de Diamant Board. Ce cadre est aussi membre du conseil d’entreprise de la multinationale en temps que délégué syndical CNE. Selon lui, le chantier de Ghislenghien aurait du être interrompu, pour des raisons de sécurité, à la mi-juillet. Très interpellé par la non évacuation de ses collègues en temps utile, le jour de la catastrophe, M. Steenhout révèle que la tragédie aurait pu aussi avoir des conséquences encore plus dramatiques. 

 

- Pourquoi la société Diamant Board (DB) devait-elle quitter Bruxelles ?

- En 2002, DB a été racheté par le groupe Electrolux. Lequel a restructuré : il y a eu 150 licenciements. Le bâtiment de Forest était donc devenu trop grand. De plus, mal adapté d’un point de vue opérationnel, on ne pouvait plus y produire à un coût concurrentiel. Il nous fallait une grande plateforme qui permettrait de mieux agencer et contrôler les différentes étapes de la production. Sur la nécessité de déménager, il n’y avait donc pas de polémique : tout le monde était d’accord.

 

- Là, où il y avait débat, c’était sur l’idée de délocaliser à Ghislenghien ?

- Exactement. Plusieurs projets ont été étudiés. Il a été question d’un terrain à Ittre mais la direction bruxelloise estimait que la proximité immédiate d’une prison donnerait une mauvaise image à la société. Une implantation près d’Erasme (Anderlecht) a aussi été envisagée. Vu qu’il y avait une structure hospitalière toute proche, il n’est pas apparu souhaitable d’y installer une usine utilisant des produits dangereux, dont des gaz. En plus, le coût au m² était jugé trop élevé. Finalement, au conseil d’entreprise, il nous a été dit que du point de vue économique, le zoning de Ghislenghien était le site le plus intéressant. Le faible coût au m² et les subsides – de l’ordre de 120 millions de francs belges- accordés par la Région wallonne ont notamment été mis en avant par la direction… Pour information, cette aide régionale était octroyée sous condition d’engager 50 personnes, alors que le personnel craignait de nouveaux licenciements.

 

- C’est contradictoire…

- Très contradictoire ! On a posé beaucoup de questions sur ces fonds. A notre niveau, ce dossier reste flou. Outre les licenciements de 2002,  on avait fermé un site de production à Zonhoven au début de l’année. On déplorait également une chute de 30% des ventes et de 10% de la production par rapport à l’exercice précédent… Et dans ces conditions, on allait engager! Cela paraissait étonnant. Pour expliquer le grand entrain de la direction bruxelloise à émigrer vers Ghislenghien, il serait intéressant d’étudier le contenu des négociations qu’elle a eues avec certains responsables politiques d’Ath et de la Région wallonne.

 

- Depuis quand les syndicats étaient-ils au courant du passage du pipe-line à Ghislenghien ?

- Cela a été évoqué au conseil d’entreprise dès qu’il a été question du zoning athois. Nous avons émis de sérieuses réserves mais la direction voulait absolument s’installer là-bas. Au niveau syndical, on a milité pour que l’entreprise reste en région bruxelloise. Il y avait des pistes mais la direction n’a pas voulu les creuser. Elle était prise par le facteur «temps» : on cherchait un terrain depuis 2002. Quand le bâtiment de Forest a trouvé acquéreur s’est ajoutée une date butoir pour le déménagement. Au delà de celle-ci, DB aurait été tenu de payer des astreintes au nouveau propriétaire de Forest…  Tout est allé très vite ; Trop vite : On ne construit pas une usine de 500 millions de francs belges en huit mois! De plus, notre société a coordonné le chantier –impliquant une dizaine de corps de métiers- alors que ce n’est pas notre spécialité. Nous produisons des outils diamantés, nous ne sommes pas des constructeurs de grands bâtiments!

 

- Revenons au pipe-line de Fluxis. Les syndicats étaient donc bien au courant ?  

- Certainement. Et j’insiste : on a émis les plus grandes réserves à cet égard. On s’est même rendus sur les lieux. Je me souviens qu’on y voyait des balises orange qui signalaient la présence de la conduite. Il nous a été dit que le bâtiment se trouverait à distance suffisante…

 

- C’est tout ?

- La direction nous a dit qu’il n’y avait pas de danger. Que les autorités compétentes avaient donné tous les permis d’exploitation…

 

- Quand a commencé le chantier ?

- En octobre 2003. Il y a eu des intempéries, beaucoup d’eau. Je ne dirais pas qu’il s’agissait d’un terrain marécageux, mais bon, il n’était pas facile. Cela a causé des retards dans la construction du bâtiment et, par la suite, une course au parachèvement. De la précipitation… Tout le monde devait être délocalisé pour la fin octobre 2004, sinon c’était les astreintes financières à Forest.

 

- Cette «dead line» aurait donc causé des manquements en termes de sécurité sur le chantier ?

- Tout à fait. Le 15 juillet, avec un collège, j’ai réalisé un dossier photographique qui objectivait ce constat… Je tiens à être précis : ce dossier ne comportait pas d’incrimination quant au pipe-line. Mais cela n’empêchait pas des inquiétudes à cet égard. Lors d’une visite précédente, au mois de mai,  j’ai vu des grands bulldozers vibrer et passer une route ou un parking à proximité et au dessus de l’endroit où se trouvait le tuyau. Il y avait aussi des grues mais je ne les ai pas vues en action. Cela m’avait effrayé. Je ne comprends pas comment des gens sensés peuvent accepter ce genre de choses. Il faudrait déterminer pourquoi et comment, un entrepreneur a eu l’autorisation d’effectuer des terrassements en un tel lieu! En bon père de famille quand il y a un endroit dangereux comme celui-là, je balise et je n’y met pas les pieds. Et s’il faut absolument creuser, cela doit se faire manuellement comme le recommande d’ailleurs la société qui gère le gazoduc. Ici, les choses se sont passées dans la précipitation. L’enquête judiciaire pourrait, à mon sens, déterminer d’éventuels manquements qui en auraient découlés. Les entrepreneurs locaux qui ont travaillé sur le site ont-ils été informés correctement ? C’est une des questions que je me pose… Et aujourd’hui, cela me donne mauvaise conscience : à la mi-juillet, on aurait du faire venir l’inspection pour suspendre ce chantier en raison des graves manquement constatés en termes de sécurité et d’hygiène. Cela aurait peut-être eu un coût économique mais il n’y aurait pas eu de victimes… Vous savez, le bilan aurait pu être plus tragique encore…

 

- Comment cela ?

- En temps normal, il y a deux cent personnes qui travaillent pour DB. Il y a aussi des remorques à hydrogène qui se trouvent à côté des bâtiments pour alimenter les fours, pour enlever les oxydes sur les produits que nous devons traiter… Le mercredi 4 août, deux de ces remorques à hydrogène devaient être raccordée au site de Ghislenghien. Si cela avait explosé cinq jours plus tard, la tragédie aurait été décuplée. Et là, il n’y aurait pas eu que des ouvriers et des pompiers parmi les victimes.

 

- On allait installer une bombe à côté d’une autre bombe, en quelque sorte…

- On avait polémiqué sur ce point au sein du conseil d’entreprise en relevant qu’on allait travailler avec des gaz au dessus du gaz…

 

- En mai, vous avez vu ces bulldozers mais cela n’explique pas encore les entailles qui ont été constatées sur le tuyau…

Je n’ai pas la prétention de tout expliquer. Je dis ce que j’ai vu. Ni plus, ni moins.

 

- En juillet, vous avez donc réalisé un dossier «photo» pour objectiver les problèmes de sécurité sur le site de Ghislenghien. Cela ne témoigne-t-il pas d’un climat assez particulier au sein de l’entreprise ?

- Si ce dossier photo a été fait, c’est parce que des gens qui travaillaient sur place m’avaient vivement interpellé : «Il faut constater les choses. Ici, c’est le ‘couloir de la mort». Je me suis donc rendu sur les lieux, incognito, avec un collègue. Nous avons été surpris par ce que nous avons vu (ndlr : M. Steenhout se refuse à en dire plus mais des sources convergentes évoquent des étagères non fixées au sol, des pieds abîmés, des machines disposées dangereusement, isolées avec des caisses en carton, des risques d’accidents graves pour le personnel etc.…). Il y avait des manquements graves à la sécurité qui détonnaient particulièrement alors que, d’un autre côté, la société investissait cinq cent millions de francs pour le bâtiment. Nous en avons fait part de nos constats à la direction des ressources humaines. Et là, on nous a interdit de retourner sur le site. La direction s’y est ensuite rendue pour remédier aux problèmes que nous avions constatés.

 

- Tout était donc rentré dans l’ordre ?

- Malheureusement, il n’y avait pas que cela : j’ai entendu des choses graves de la part de sous-traitants. Il était question de malfaçons. L’un d’entre eux qui coordonnait les différents intervenants extérieur (ndlr : M Steenhout ne le cite pas, mais selon nos informations, il s’agit de M. Catelin, l’une des 18 personnes qui ont perdu la vie à Ghislenghien) m’avait fait également d’inquiétudes quant à la gestion de tous ces corps de métier dans un contexte de course contre la montre… Quand on constate tellement de problèmes dans une visite de une ou deux heures, on peut imaginer beaucoup de choses…  Ce chantier était irréaliste.

 

- A l’époque, quand vous avez dénoncez ces problèmes de sécurité, comment a réagit la direction ?

- Elle nous a dit que nous étions des «emmerdeurs». En ce qui me concerne plus personnellement, il a été dit que j’étais «un homme qui crée les problèmes». Aujourd’hui, je constate cependant qu’il y a des gens qui ne sont plus là…

 

- Pour vous, comment s’est passée la journée du 30 juillet ?

- J’ai reçu un coup de téléphone me disant qu’il y avait une forte odeur de gaz à Ghislenghien. Il devait être 8 heures 45. C’était un collègue qui n’était pas sur place, mais il était inquiet. J’ai appelé la direction pour savoir ce qui se passait. J’ai pu avoir le directeur général des ressources humaines quelques minutes plus tard. Il m’a dit qu’il y avait eu «un petit problème», «une petite explosion». A ce qu’il savait il y avait un blessé. Peut-être un mort. Quand j’ai entendu le mot «mort», je me suis précipité dans mon véhicule et connaissant bien la région, j’ai pu rentré dans le périmètre de sécurité qui avait déjà été installé. Je suis arrivé sur les lieux avant la direction générale. Me rendant compte de la gravité de la catastrophe, j’avais l’impression que mon estomac était à la gorge.

 

- Vers quelle heure êtes-vous arrivé à proximité du zoning?

- Il devait être 9 heures 30. Je me suis d’abord rendu à l’antenne de secours pour, le cas échéant, réconforter des collègues de travail. Lorsque la direction est arrivée, on m’a chassé du site : «tu n’as rien à faire là, retourne à Bruxelles». Un peu plus tard, j’ai vu un pompier. Il est venu vers moi en pleurant. Il m’a dit qu’une personne demandaient à être achevés tellement ils souffraient. Il y a des tas d’images insupportables que je ne tiens pas à décrire par respect pour les victimes.

 

- Comment expliquez-vous que les ouvriers n’aient pas été évacués du bâtiment de Ghislenghien dès l’apparition de l’odeur de gaz ?

- Je me l’explique d’autant moins qu’à Bruxelles, le personnel avait déjà connu des simulations d’évacuations dans un passé récent. Comme on travaille avec des gaz dangereux comme l’hydrogène, la procédure est rodée. En tant que responsable du recensement du personnel à évacuer lors des incendies, je sais très bien que la mesure prioritaire c’est l’évacuation immédiate. Ensuite seulement, on s’occupe d’identifier le risque avec plus de précision…

 

- Une rumeur circule dans les familles des victimes. Peu après huit heures, il y aurait eu un coup de téléphone depuis le site de Ghislenghien vers le siège de Forest. On aurait dit aux ouvriers présents sur le zoning athois qu’il ne fallait pas évacuer le bâtiment. Qu’il n’y avait pas encore de gaz dans celui-ci et que la situation était sous contrôle…

- Ce que je sais, c’est qu’à Bruxelles, le problème de l’odeur de gaz était connu une heure avant l’explosion. C’est très perturbant… Sans vouloir incriminer le commandant des pompiers, il m’a été dit qu’il aurait fait savoir qu’il avait la situation bien en main; Que lui et ses hommes étaient en train de sécuriser le site. Je ne comprends pas très bien. Il me semble qu’une gestion correcte de la situation impliquait l’évacuation immédiate du site.

 

- Comment savez-vous qu’il y aurait eu cet ordre de non évacuation du commandant des pompiers ?

- Au travers de divers témoignages. Il en a été notamment question au conseil d’entreprise extra ordinaire de DB qui a eu lieu le dimanche 1er août. Mais à ce stade, bien entendu, il faut donc encore parler au conditionnel.

 

- Au sein même du bâtiment de DB, n’y avait-il pas un responsable qui aurait pu ordonner l’évacuation ?

- Au moment de la catastrophe, il n’y avait pas de surveillance du chantier par la personne qui dirigeait le site pour DB. En outre, le manager «sécurité et hygiène» était en vacances. A la demande de la délégation syndicale, il a été rappelé d’urgence le dimanche. Sur place, les ouvriers étaient donc livrés à eux-mêmes. Certains ont fui. D’autres sont restés…  Au conseil d’entreprise, on a cru répondre à cette lacune en prétendant qu’un substitut remplaçait le directeur du site. On a cité le nom du coordinateur de chantier (ndlr : il s’agit de M. Catelin) mais cet homme n’avait rien à voir avec DB ! C’était un sous-traitant. Son contrat était ponctuel et s’achevait à la fin septembre. Ce n’était pas à lui de gérer une situation pareille. Il y a peu, cet homme avait émis lui aussi certaines réserves quant à la vitesse excessive à laquelle se réalisait les travaux. Il pensait aussi que le chronomètre primait sur tout autre considération.

 

- Donc, il n’y avait pas de responsable de la sécurité de DB sur place ?

- Selon ce que j’en sais, aucun. Et il n’y a donc eu aucun mot d’ordre pour faire évacuer le bâtiment… Mais vous savez, s’il y avait eu un incendie, on n’aurait été guère mieux avancé : à ma connaissance, sur place, il n’y avait que quatre extincteurs qui avaient été rapatriés de Bruxelles. Pour un bâtiment de cette dimension, si peu de moyen de défense contre le feu, ce n’est pas normal. Je suis bouleversé… J’ai vu tous ces problèmes de sécurité et je m’en veux personnellement. Je n’aurais pas du me laisser impressionner quand on m’a qualifié «d’homme à problèmes». Si on avait pu arrêter ce chantier à la mi-juillet, ce serait tout à notre honneur… Maintenant, il y a des morts. Il y a des brûlés qui vont devoir vivre avec des séquelles importantes jusqu’à la fin de leurs jours…

 

- Ce serait possible pour vous d’aller un jour travailler sur ce site si DB décidait de s’installer tout de même à Ghislenghien ?

- Retravailler à Ghislenghien ? Je trouverais cela indécent : comment être là sans continuellement penser à nos amis morts. Ce serait aussi très insécurisant : il n’est plus possible d’oublier la présence de ce pipe line. Pourtant, je crains qu’on nous demande de retravailler là…

 

- Qu’est ce qui vous fait dire cela ?

- Un certain discours qui tend déjà à poindre : «ce qui est arrivé est malheureux, mais c’est la faute à personne. C’est juste de la malchance». Je trouve cela choquant pour les victimes et leurs familles. Mais bon sang, si cela s’était passé en octobre, c’était 200 travailleurs qui auraient été brûlés ! Sans reparler de l’hydrogène…

 

- Quelles sont à vos yeux les questions les plus importantes qui se posent aujourd’hui ?

- La première interrogation est fondamentale : quand on sent le gaz chez soi, on évacue. Le rôle d’un brigadier, d’un contremaître, toutefois si il y en avait sur place, c’était de faire procéder à cette évacuation. Il faudra également évaluer si la précipitation dans ce chantier aura été l’une des clés d’explication du drame. Deux jours avant l’explosion des collègues me demandait : «mais où va-t-on ?» Je pense ici à  un ouvrier qui est mort et un autre qui est gravement blessé. Ces gens se battaient corps et bien pour DB… Mais pour arriver à quel résultat?

 

- Des familles témoignent aujourd’hui. Il en ressort que les ouvriers de DB étaient prêts à tout pour garder leur place depuis les récentes restructurations ?

- Effectivement. Les pressions sont devenues de plus en plus grandes depuis les licenciements, en 2002. En décembre 2003, il y an encore eu 28 licenciements. Les gens avaient de plus en plus peur. Ils étaient prêts à accepter n’importe quoi pour garder leur emploi.

 

- Vous avez l’air d’en avoir gros sur la patate ?

- Comment pourrait-il en être autrement quand tant de collègues ont été touchés par cette catastrophe… Et quand on a été dénigré pour avoir attiré l’attention sur des problèmes de sécurité. Encore le dimanche 2 août lors de ce conseil d’entreprise extraordinaire, la direction restait obsédée par cette idée que certaines personnes n’étaient là que pour «créer des problèmes»…

 

- Vous n’avez pas peur d’en avoir dit trop, au regard de votre direction ?

- Non. Dans des circonstances aussi tragiques, je pense qu’il faut savoir prendre ses responsabilités. En tant qu’homme et père de famille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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