Un texte publié dans Paris Match (Belgique), le 29 août 2012,
(Ce commentaire est lié à la publication par ce même hebdomadaire de la lettre de Jean-Denis Lejeune à Michelle Martin)
« Raconter l’ineffable, c’est le revivre, laisser remonter l’angoisse, le chagrin, la douleur, parler, c’était redonner à ses tortionnaires le pouvoir de l’écraser. » Dans son dernier roman (1), l’écrivain français Caryl Ferey pénètre les pensées de Rubén Calderon, fils de poète, autrefois victime de la dictature militaire argentine. Un homme se retrouvant dans l’impossibilité de témoigner des tortures dont lui et ses proches ont été victimes lors de leur détention dans les sinistres geôles de l’Ecole de Mécanique de la Marine, à Buenos Aires.
Il est des souffrances qui sont incommunicables. Il y a aussi le complexe du survivant. La culpabilité de n’avoir pas pu, fût-ce par un tour de magie, sauver ceux que l’on aime. Il y a des horreurs qui ne trouvent pas de mots et des absences qui emprisonnent dans le silence. Les rescapés des camps de la mort, ceux des innombrables génocides qui ont ensanglanté cette terre, mais aussi tous les enfants battus, les femmes violées, les exploités de la misère, les vieux abandonnés dans des mouroirs et combien d’autres encore ont connu, connaissent et connaîtront ce boulet, l’ultime blessure de leurs existences dévastées : l’incommunicabilité du mal qu’on leur a fait. Cette impossibilité d’emmener les gens heureux, les épargnés du destin, les inconscients du mal et, bien sûr, les insensibles dans les profondeurs du gouffre dont ils sont sortis, mais qui, tellement souvent, se rappelle à eux, comme une maladie chronique, dans leurs cauchemars tourmentés.
Jean-Denis Lejeune, avec ses mots que publie Paris Match, avec ces mots qu’il envoie à Michelle Martin, tente toutefois de donner un aperçu de son gouffre à lui. C’est donc une démarche exceptionnelle, celle d’un père qui s’est fait voler sa fille. L’exercice est périlleux, forcément insatisfaisant. Les termes utilisés par Jean-Denis sont parfois maladroits. Lorsqu’il ne parle que de sa fille, quand il demande à Martin comment Julie s’est comportée pendant sa détention et encore quand il appelle la complice de Dutroux, « Madame ».
Au surplus, la démarche entreprise est sans doute vaine. Car l’espoir est quasi inexistant que la destinataire de cette lettre soit perturbée par des mots. Faut-il qu’un parent d’une victime de Dutroux écrive à Martin ? S’adresser au tortionnaire, est-ce en faire l’interlocuteur ? Est-ce, comme le ressentait le fils du poète argentin, se mettre une fois encore à la merci du bourreau ? Est-ce vouloir faire pleurer une pierre ? Toutes ces questions sont légitimes, mais elles appartiennent aux parents des victimes. D’autres parents, et singulièrement les Russo, préfèrent le silence. Mais ce n’est certainement pas celui d’un renoncement, plutôt celui d’un combat et d’un refus. Ils ont dit non au simulacre de justice qui autorise aujourd’hui qu’une personne comme Martin, dans les circonstances que l’on connaît – ses mensonges, ses secrets sur la mort des enfants – retrouve la liberté. Ils ont été écœurés, et certainement à juste titre, par les nombreuses récupérations de leur drame, qu’elles aient été médiatiques, politiques, personnelles ou institutionnelles…
Qui a raison ? Qui sait ce qu’il ferait à la place de ces parents ? Rester sous les projecteurs comme le fait Jean-Denis Lejeune ? S’éloigner, comme le font les Russo, des rapaces qui tournent encore autour des tombes des enfants assassinés ? Communiquer ? Se taire ? Marcher un dimanche à Bruxelles ? Échapper au cirque médiatico-politique, cette roue qui ne cesse de toute façon de tourner, banalisant aujourd’hui ce qui était intolérable hier ? Continuer à crier, à dire et à écrire comme dans cette lettre de Jean-Denis à Martin ? Pourvu qu’elles incitent les uns et les autres à un besoin de vérité, qu’elles nous rappellent que, justement, la vérité judiciaire du dossier Dutroux est une fable écrite par les auteurs des faits avec la complicité de médiocres auteurs institutionnels, ces attitudes sont également respectables. Il faut lire avec attention les mots de Jean-Denis Lejeune et écouter avec réflexion le silence signifiant – permanent ? – des Russo.
« Le poète était mort, mais sa voix résonnait dans la mémoire prodigieuse de son fils – des histoires où les femmes traversaient en puma l’obscurité et ses bois, où l’on partait à plusieurs sur des chevaux percés de clous, des histoires de passantes que Rubén se répétait sous les étoiles, pour se donner le courage d’écrire un jour, à défaut de parler. Mais les mots fuyaient. Ils fuyaient toujours… » Dans l’impossibilité de dire ou d’écrire, le fils du poète traque les répresseurs et les tortionnaires du passé pour le compte des « Madres de la Plaza de Mayo » argentines. Ces mères dont le slogan aurait parfaitement convenu à toutes les familles endeuillées et meurtries à jamais par les crimes de Dutroux et consorts : « Mémoire, vérité, justice ».
Les mots ou le silence ? Finalement, peu importe. Seul compte le désir de justice. La vérité, pas la violence s’ajoutant à la violence. La justice, pas la vengeance.
(1) Caryl Ferey, Mapuche, Gallimard, Paris, 2012.
« Assurons-nous bien du fait avant de nous inquiéter de la cause » Fontenelle 1686
Ca fait mal cette histoire: ces appels au meurtre, ces cris de haine, cette confiance
aveugle dans la vérité judiciaire. J’ai lu des choses terribles.
Et ce leitmotiv: elle a laissé mourir de faim des enfants.
En 2004, la plupart des personnes qui s’intéressaient à cette affaire disaient sur tous
les tons qu’il était impossible que les deux fillettes aient vécu tant de mois dans cette
cache, on tenait plutôt comme vérité qu’elles avaient vécu ailleurs.Il n’y avait que
Dutroux pour affirmer leur présence dans la cache.
Aujourd’hui, malgré toutes les invraisemblances, on tient leur mort par inanition comme
fait avéré. Avec les effets que l’on voit.
Et si maître Magnée appelle Martin un complice de paccotille ou un accessoire, c’est pour
souligner le peu d’importance qu’elle avait dans les événements, rôle que le mari dont
elle était l’otage la forçait à jouer.Elle ne mérite pas cette haine.