Un entretien publié le 9 janvier par l’hebdomadaire Paris Match Belgique et le 11 janvier par le site Paris Match.be
Ils ont moins de 26 ans. Ils apportent une aide constante à un membre de leur famille en situation de maladie, de handicap et/ou de dépendance. Le dévouement de ces jeunes aidants proche se paie scolairement, socialement et psychologiquement, mais les décideurs politiques tardent à leur reconnaître un statut spécifique, déplore Maxime Delaite, directeur de l’asbl Aidants Proches.
Paris Match. Ces jeunes aidants proches, ne pourrait-on pas aussi les appeler « les invisibles » ?
Maxime Delaite. Parfaitement ! Même s’ils sont très nombreux, on se rend peu compte de la place qu’ils occupent dans notre société. En termes de prévalence, les statistiques officielles sont lacunaires, pour ne pas dire inexistantes. Mais diverses études, dont une réalisée par l’ULiège, indiquent qu’il est raisonnable de penser que, dans les classes d’école secondaire en Belgique, un élève sur cinq est jeune aidant proche (JAP). Une recherche menée en France, au niveau de l’enseignement supérieur, a confirmé cette proportion de 20 % au sein des auditoires. On ne doute pas qu’il y ait aussi beaucoup de JAP dans les écoles primaires, même si personne ne les a encore recensés. Pourtant, quand on sonde les élèves ou les étudiants, qu’on leur demande s’ils connaissent des condisciples qui sont aidants proches, quasiment tous répondent par la négative. Les JAP, on ne les voit pas ! Il est vrai que ces héros du quotidien sont très discrets : ils ne se signalent pas.
Pourquoi ?
Bien que ce soit une attitude admirable de soutenir un proche en difficulté, les JAP ont généralement du mal à en parler. Quand on est jeune, on n’aime pas trop afficher une vie compliquée. On veut ressembler à ses copains de classe ou d’auditoire. En plus, il arrive souvent que les JAP ne perçoivent même pas que leur mode de vie est singulier, habitués qu’ils sont à donner de leur temps à un ou plusieurs membres de leur famille. S’y ajoute le fait que les directions d’école et les professeurs s’intéressent trop peu aux enjeux de la « proche aidance ». En somme, une catégorie de la population considérable, plus ou moins 220 000 jeunes en Wallonie, environ 70 000 en Région bruxelloise, passe sous les radars.
Si vous deviez dresser le portrait-robot du jeune aidant proche ?
C’est un enfant, un adolescent ou un jeune adulte de moins de 26 ans qui apporte une aide constante, régulière et bénévole à un membre de sa famille souffrant d’une maladie chronique, d’un handicap, d’un problème de santé mentale, de toxicomanie ou d’une fragilité liée au vieillissement. Dit autrement, c’est un jeune qui, au quotidien, endosse un rôle qui n’est pas adapté à son âge. Le plus souvent (60 %), il s’agit d’une fille, ce qui correspond à un habitus culturel discutable : l’aide aux personnes est très genrée : il y a plus d’infirmières que d’infirmiers, plus d’aides-ménagères que d’aides-ménagers, etc.
Quelles tâches remplissent-ils ?
Elles sont très diverses. Cela peut être des soins, du nettoyage, des courses, les repas, un soutien moral, une présence, la gestion du courrier, le paiement de factures, ou un peu de tout cela en même temps. Les situations sont variables selon les âges, mais la plupart d’entre eux doivent jongler avec des emplois du temps surchargés.
« Faute de pouvoir concilier ses études, son job étudiant — indispensable financièrement — et les heures d’aide apportées à ses proches, elle a finalement renoncé à sa vocation d’ingénieure «
Un exemple ?
Prenons le cas de Nathan (NDLR : ce prénom est fictif, comme tous ceux utilisés dans cet entretien), l’un des jeunes que notre association Aidants Proches a rencontrés. Son papa souffre d’un handicap qui a diminué son autonomie, et sa maman doit partir travailler très tôt. Dès lors, tous les matins, ce gamin de 14 ans aide son père à se laver et à s’habiller. Ensuite, Nathan accompagne sa petite sœur jusqu’à l’école maternelle et, dans l’après-midi, c’est encore lui qui est chargé d’aller la chercher.
Une vie d’adulte avant l’heure…
Exactement. Les JAP sont privés de cette forme d’insouciance dont il est bon de bénéficier à l’aube de l’existence afin de se construire progressivement. Ils se trouvent plongés prématurément dans le bain de la vraie vie. Bien entendu, cela n’est pas sans conséquences. Je reviens au cas de Nathan : ce garçon est plus fatigué que la normale. Parfois, il arrive en retard en classe et il manque de temps et d’énergie pour faire certains devoirs. Et le comble, il n’est pas rare qu’il se fasse punir pour cela !

C’est choquant !
Pourtant, ce genre de scénario est assez habituel. Un enfant en difficulté, oublieux de ses devoirs, arrivant parfois en retard à l’école, est vite catalogué par certains professeurs : sans doute s’agit-il d’un fainéant ou d’un accro aux écrans qui ne dort pas assez la nuit. Mais non, il y a aussi des Nathan qui vivent quasiment une double vie : enfant parmi les autres à l’école, aidant proche à la maison. Cependant, beaucoup d’enseignants passent à côté d’eux sans les voir. Je pourrais aussi vous parler de Maud qui, à 23 ans, est un soutien indispensable pour sa maman en phase terminale d’un cancer et pour son oncle schizophrène. Faute de pouvoir concilier ses études, son job étudiant — indispensable financièrement — et les heures d’aide apportées à ses proches, elle a finalement renoncé à sa vocation d’ingénieure.
« Un emploi du temps surchargé », disiez-vous. Mais aussi, sans doute, une charge mentale très lourde ?
Récemment, dans un colloque que nous avons organisé, une jeune fille qui aide sa maman solo souffrant d’un cancer témoignait avec ces mots : « Je suis devenue la maman de ma maman. » Cela dit beaucoup de ce que certains jeunes peuvent éprouver. Oui, leur charge mentale est très lourde. C’est déjà celle d’un adulte. Il arrive que des enfants encore très jeunes vivent avec le stress permanent des « bêtises » pouvant être commises par l’un de leurs parents souffrant d’un problème psychique, d’une addiction ou, c’est encore plus tabou, d’un burn-out. Marie, par exemple. Cette jeune de 16 ans soutient autant qu’elle le peut sa maman alcoolique. Elle doit passer derrière elle pour beaucoup de tâches ménagères, elle gère les courriers. Surtout, elle est en permanence sur ses gardes car, sous l’effet de l’alcool, un accident est vite arrivé. À son âge, Marie n’a évidemment pas de permis. Mais, au fil d’une discussion avec elle, elle a reconnu qu’il lui arrivait déjà de conduire la voiture familiale pour faire les grandes courses au supermarché. Quand maman n’est pas en état, c’est Marie qui prend le volant. Pour cette gamine, la prise de risque paraît raisonnable, moins importante en tout cas que l’option « maman va conduire complètement saoule ».

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