4 Novembre 2003
Une enquête publiée dans l’hebdomadaire « Le Journal du Mardi », le 4 novembre 2003
Réfugiée en Belgique depuis cinq ans, la famille Berisha, des Albanais du Kosovo, risque d'être bientôt expulsée du territoire. Les parents, comme leur six filles encore mineures d'âge sont pourtant parfaitement intégrés dans la vie sociale d'Estaimpuis (près de Tournai). Une décision contestable de l'Office des étrangers, fondée au surplus sur des éléments factuels erronés. Une décision inhumaine aussi. Elle met en danger Margarita, (15ans) l'aînée des Berisha dont l'équilibre psychologique avait déjà été perturbé par les horreurs infligées à sa famille dans son pays d'origine
«J'ai connu Margarita en 4eme année (...) En trois ans, j'ai découvert plein de choses : Elle est sympa. Elle est belle. C'est ma meilleure amie. Je ne sais pas encore tout sur elle, donc c'est la première raison pour laquelle je voudrais qu'elle reste, la seconde c'est que j'ai besoin d'elle, je n'ai pas envie qu'elle me (nous) quitte. J'ai besoin d'elle à côté de moi, sans elle je ne sais pas ce que je ferais. Aidez-nous SVP à ce qu'elle reste avec nous. SVP, SVP.»
Cindy a 14 ans. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Dans quelques mois, voire dans quelques semaines, il se peut sa copine de classe soit absente. Définitivement. Expulsée du pays comme si elle était coupable de quelque chose. Pourtant Cindy le sait : Margarita, sa meilleure copine, n'est coupable de rien. Au contraire, elle a souffert déjà plus qu'à son compte dans son pays d'origine. Qui expliquera à Cindy que notre beau pays, tellement friand de prises de position courageuses en matière de droits de l'homme... lorsqu'ils ne sont pas respectés à l'étranger, a tout de même «éloigné» Margarita? Le ministre de l'Intérieur, Patrick Dewael (VLD)? Un représentant de l'Office des Etrangers? Ou alors, plus vraisemblablement, laissera-t-on le sale boulot au directeur de l'Ecole communale d'Estaimpuis, M. Besanger?
Si tel devait être le cas, dans cette affligeante affaire, Monsieur le Directeur aura certainement du mal à trouver ses mots. Car, de toute évidence, il est tout aussi choqué par la catastrophe programmée par l'Office des Etrangers. Dans une lettre dont cet organe du ministère de l'Intérieur a connaissance, il explicite très clairement son expertise, en tant que pédagogue mais aussi en tant qu'homme, tout simplement. M. Besanger a fait connaissance des enfants Berisha en septembre 1999, très peu de temps après l'arrivée de la famille kosovare à Estampuis. A l'époque, elle fuyait les horreurs de la guerre : «Aidées par leurs parents, Margarita, Nakijé, Elona, Egzona et Edona ont directement voulu s'intégrer dans ce 'nouveau' pays et s'adapter à l'école. Appuyées par un interprète qui, dans un premier temps, venait à l'école pour résoudre le premier problème, celui de la langue, aidées par les services sociaux de la commune d'Estaimpuis et merveilleusement accueillies dans leurs différentes classes par une équipe pédagogique décidée à faire réussir un tel projet d'intégration, ces cinq filles ont rapidement pris leurs marques et réalisé de réels progrès, surtout et d'abord dans l'apprentissage de notre langue».
«Quelle joie de vivre' transpirait' de ces enfants», souligne encore le directeur de l'Ecole, «et ce malgré les atrocités auxquelles elles avaient été exposées quelque temps auparavant. A tel point, qu'on s'est très vite rendu compte qu'elles étaient capables de 'donner' aux autres». Plutôt que se refermer sur leurs difficultés - imaginons-nous un instant devoir tout quitter après avoir souffert mille privations et de se retrouver dans un pays inconnu où l'on parle une autre langue- les enfants Berisha ont toujours fait preuve d'une capacité d'ouverture admirable.
M. Besanger peut en témoigner : «Les aînées ont très vite donné de leur personne dans la réalisation de petites tâches du quotidien d'une école de près de 400 élèves comme la nôtre : aide aux travaux ménagers pendant le temps de midi à la cantine, aide aux dames chargées de l'encadre ment des petits enfants de classes maternelles, les 'charges' organisées dans leurs classes. Nous avons pu observer très vite leur excellent état d'esprit, leur facilité dans l'accueil, leur souci des autres. Ce lundi 15 avril, la petite dernière, Elvira, a intégré notre école d'Estaimpuis dans ce même esprit».
Disponibles et généreuses. Travailleuses aussi les filles Berisha : «Pour Margarita, le projet que nous mettons en chantier depuis quelques mois est de l'amener à participer à l'examen cantonal, évaluation certificative à laquelle tous nos élèves de (pme primaire participent chaque année. Ce projet n'est pas aisé (la grosse difficulté consiste surtout en la connaissance suffisante de la langue française) mais la volonté de cette fille et le soutien de l'équipe pédagogique nous laissent de grands espoirs. A ce sujet, pour les autres enfants, surtout les quatre plus jeunes, l'acquisition de la maîtrise du français pose moins de problèmes».
La conclusion du directeur de l'école communale d'Estampuis? «Nous sommes en train de mènera bien un projet extraordinaire avec des enfants et une famille extraordinaires». D'autres intervenants pédagogiques qui ont côtoyé les enfants Berisha confirment largement ce point de vue élogieux. M. Delcroix, un ex-instituteur de Margarita, notamment : «Dès son arrivée, nous avons découvert une fille profondément marquée par ce qu'elle avait vécu dans son pays d'origine. Un long travail de remise en confiance a été nécessaire avant de l'intégrer au mieux dans notre école, mais également dans notre village. (... ) C'est durant cette année scolaire que j'ai eu la chance de la côtoyer durant une année complète. Je dis bien, la chance, car j'ai rarement connu pareille gentillesse, pareil courage et pareille volonté, pareille humilité chez un élève. Ses progrès ont été fulgurants. Elle parle maintenant le français couramment et ses résultats 'scolaires sont étonnants. ( ... ) J'oserais affirmer qu'il s'agit probablement d'une des plus grandes réussites de notre établissement et à titre personnel de mon plus beau souvenir. Mais outre ses résultats scolaires, je voudrais mettre en exergue son adaptation au sein de notre entité. C'est aujourd'hui une jeune fille gaie comme un pinson, qui croque la vie à pleines dents, et qui a un bel avenir devant elle. Elle fait l'unanimité autour d'elle et c'est là, je crois, la plus belle récompense pour elle, après l'enfer qu'elle a vécu. C'est en tout cas quelqu'un qu'on n'oublie pas ».
Les dames de la garderie, de la cantine et de la surveillance de l'école d'Estampuis ne sont pas moins élogieuses pour les enfants Berisha. Dans une lettre commune, elles expliquent que «les enfants Berisha se sont vraiment très bien intégrés dans l'école. En effet, après leur vécu au Kosovo, ces enfants sont arrivés chez nous, craintifs, apeurés, vraiment repliés sur eux-mêmes. Peu à peu, après leur suivi psychologique, leur changement nous a réellement fait plaisir à voir. Les grandes, nous en sommes certaines, n'oublieront jamais les horreurs qui se sont déroulées devant leurs yeux, quant aux petites, nous espérons de tout cœur qu'elles ne les connaîtront jamais. Des étrangers ? Peut-être! Mais juste de nationalité. Par les rires, les gentillesse et leurs bons cœurs qu'elles nous donnent, ce sont nos enfants».
Appréciés par les instituteurs et le personnel scolaire, les enfants Berisha le sont également des autres écoliers. Nakije par exemple, a été élue par ses pairs comme conseillère communale des enfants pour les années 2001-2002 et 2002-2003. Le 22 juillet 2002, elle recevait une lettre de félicitation du bourgmestre d'Estaimpuis, Daniel Senesael : «Qu'il me soit permis de te remercier et de te féliciter pour ton précieux concours au sein du Conseil communal des enfants».
Tous ces éléments témoignent d'une parfaite intégration des enfants Berisha dans leur nouveau pays. Et il en va de même pour leurs parents. Un voisin, M. Quintin en témoigne dans une lettre jointe au dossier de régularisation de la famille kosovare : «La famille Berisha est un exemple d'intégration. A plusieurs reprises, ils m'ont reçu chez eux et malgré le barrage de la langue, qui a vite disparu, l'accueil était très chaleureux. Nous avons même passé une journée à la mer avec eux. Et les enfants ne manquent pas de copains dans le village. En début d'année, j'ai été malade et ils m'ont fait parvenir un petit mot de réconfort avec un dessin des enfants. Pour résumer, pour nous, ce ne sont plus des 'étrangers'.»
«Les Berisha ont toujours favorisé une intégration discrète et judicieuse de leur famille en respectant les habitudes de leur pays d'accueil.», confirme-t-on au Centre psycho médico-social de Tournai.
Une belle histoire en somme. Qui témoigne des richesses que peuvent produire la rencontre de cultures différentes. Mais certains fonctionnaires belges sont peu sensibles à ce type de considérations. Et malgré toutes les épreuves endurées, malgré tous ses efforts pour les surmonter, cette famille est en passe d'être expulsée de Belgique. «Ils ont suivi le parcours «classique» des candidats réfugiés du Kosovo», explique leur avocat, Me Patricia van der Smissen. «Leur demande de reconnaissance du statut de réfugié a été rejetée. Comme le fut ensuite leur demande de régularisation sur base de la loi du 22 décembre 1999»
A cet égard, l'avocate souligne un dysfonctionnement pour le moins consternants, alors qu'il est question de l'avenir de six enfants : «La Commission de Régularisation, pour des raisons inexpliquées, n'a pas été correctement informée des faits à l'appui de la demande! Son avis négatif, le 25 septembre 2000, indique notamment que Monsieur Berisha aurait déclaré : 'que sa maison n'avait pas été détruite; qu'elle était occupée par ses parents, son frère (accompagné de sa femme et de son enfant) et sa sœur; que ces personnes partageaient déjà son habitation avant son départ et qu'il ne s'était pas occupé de politique antérieurement'. Or, il ressort des documents officiels en ma possession transmis à l'Office des Etrangers que la maison de M. Berisha au Kosovo a été intégralement détruite; Une attestation des Nations Unies du 28 juin 2002précise qu'il s'agit d'une destruction de KAT. V (catégorie V), soit la pire des catégories. Il n'en reste rien! En outre, lorsqu'il résidait au Kosovo, M.Berisha vivait uniquement avec sa femme et ses enfants. Ses frères ne partageaient pas son habitation. Ses parents non plus. Par ailleurs, sa mère est décédée en 1986 ; son père en 2001. Enfin, l'un de ses deux frères a été tué par la police serbe en août 1991. L'autre a été reconnu réfugié politique en Autriche. On a donc considéré qu'il remplissait les critères de la Convention de Genève. Il possède actuellement la nationalité autrichienne.» Pour Me van der Smissen, «ces seules erreurs de fait justifiaient largement un réexamen de la décision négative du Ministre de l'Intérieur fondée sur l'avis de la Commission de Régularisation. Malheureusement, le conseil de la famille Berisha à l'époque n'a soulevé aucun de ces arguments à l'appui d'une requête en annulation très sommairement motivée introduite devant le Conseil d'Etat contre cette décision…»
Résultat : le 28 juin 2002, le Conseil d'Etat rejetait les requêtes en annulation et en suspension introduites par les parents contre la décision leur refusant le statut de réfugiés politiques. En juillet 2002, la famille Berisha introduit un autre recours par le biais d'une demande d'autorisation de séjour fondée sur l'article 9, alinéa 3 de la loi du 15 décembre 1980 (circonstances exceptionnelles ; humanitaires, médicales et psychologiques, sociales, principe d'unité de la famille et droit au respect de la vie privée et familiale). Mais début octobre, une décision négative de l'Office des Etrangers tombait comme un couperet : la demande est déclarée sans objet et le fond du dossier n'est même pas examiné. Motifs invoqués : ayant déjà introduit un dossier à la Commission de Régularisation, un article d'une loi de 1999, interdit de faire une autre demande sur base de l'article 9 de la loi de 1980. Une interprétation de la loi qui a été confirmée par la Cour d'arbitrage.
Commentaire de Me van der Smissen : «Cette interprétation est logique lorsque deux demandes de régularisation sont introduites parallèlement ( sur base de la loi de 1999 d'une part, et de l'article 9 de la loi de 1980 d'autre part ) puisqu'elles ont le même objet. Elle est en revanche choquante et inquiétante lorsque, comme en l'occurrence, deux ans se sont écoulés depuis la première décision de refus et que des éléments nouveaux et sérieux sont invoqués. Cette interprétation est d'autant plus choquante si elle est appliquée d'office, sans aucun réel examen du fond du dossier comme ce fut le cas. Cette interprétation, qui joue rétroactivement, interdit donc désormais à toute personne ayant introduit, en janvier 2000, une demande sur base de lu loi de régularisation du 22 décembre 1999 d'encore introduire une demande d'autorisation de séjour fondée sur des circonstances exceptionnelles et humanitaires. Impossible ici d'obtenir la révision d'une décision négative fondée sur des éléments de fait dont on démontre qu'ils sont erronés... Or, c'est de la vie d'une famille de six enfants qu'il s'agit.»
Un recours a été introduit devant le Conseil d'Etat. Mais le débat juridique sera délicat. Le Ministre de l'Intérieur, Monsieur Patrick Dewael a d'ores et déjà été interpellé par le député André Frédéric (PS). «Il pourrait apaiser les angoisses de Margarita et de sa famille, retirer la décision négative et régulariser d'emblée leur séjour en Belgique», insiste Me Van der Smissen. Nous avons contacté son cabinet pour savoir si c'est le sens que prendrait éventuellement ce malheureux dossier. Il nous a été répondu que le ministre donnerait sa position, le mercredi 5 novembre, en Commission de l'Intérieur de la Chambre.
«Un retour au pays est à proscrire»
On l'a lu par ailleurs, l'ancien instituteur de Margarita, la décrit comme «une fille gaie comme un pinson, qui croque la vie à pleines dents, et qui a un bel avenir devant elle.» Mais depuis quelques mois, Margarita va mal; elle a compris qu'elle ne pourrait peut-être pas rester en Belgique, elle est terrorisée et a dû être hospitalisée en urgence durant une bonne partie de l'été 2002. Selon un certificat médical rédigé à ce moment, les symptômes qu'elle présente sont «des épisodes d'angoisse, de cauchemars, d'anorexie liés aux traumatismes vécus durant la guerre serbo-croate. Elle était en effet la personne désignée par sa famille pour aller 'aux nouvelles' auprès des proches et a ainsi été confrontée de très près aux dangers et aux horreurs de la guerre.» Diagnostic du neuropsychiatre et de la psychologue qui la suivent très régulièrement depuis des mois : névrose post-traumatique consécutive aux événements tragiques qu'elle a vécus lors de la guerre du Kosovo. Sa psychologue avertit le 23 octobre 2003 dans une lettre adressé à Me Van der Smissen : «L'état psychologique de Margarita est fragile. La reconstruction est longue. Un retour au pays est à proscrire tant pour elle que pour l'ensemble de la famille qui la soutient.»
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