Un entretien publié dans l'hebdomadaire belge "Ciné-Télé Revue", le 10 février 2005 (version intégrale)
Entre le 4 août 1942 et le 31 juillet 1944, 24.906 juifs et 351 tziganes furent déportés de la caserne Dossin à Malines vers Auschwitz. 1207 personnes seulement survécurent. Parmi les victimes des convois belges, il y avait 5.093 enfants dont 150 n’avaient pas encore deux ans. Des historiens ont démontré la participation de l’administration belge de l’époque dans le processus qui a débouché sur ces déportations et plus généralement dans la mise en œuvre de nombreuses décisions racistes et discriminatoires décidées par l’occupant nazi durant toute l’occupation. Pourtant, à la différence de l’Etat français, notre pays n’a jamais officiellement reconnu les graves fautes commises durant cette période sombre de l’histoire. Une commission de dédommagement, dépendant des services du premier ministre, existe bien. Elle est chargée d’indemniser les victimes de la déportation ou leur ayant droits. Mais à cet égard également, la polémique se développe au sein de la communauté juive de Belgique. Administrateur de l’ «Association pour la Restitution Individuelle, Intégrale et Rapide des biens volés au juifs» pendant la guerre, Eric Picard estime que le montant total des spoliations est sous-estimé par l’Etat belge et, surtout, que la distribution des réparations se fait de manière injuste. Avec d’autres, le 30 janvier dernier, il distribuait une pétition devant la synagogue de Bruxelles. Il s’est retrouvé menotté par les policiers de la ville de Bruxelles et emmené au poste… Coup de gueule.
- En quoi vous sentez-vous particulièrement concerné par la déportation et l’extermination de la moitié de la communauté juive de Belgique entre 1942 et 1945 ?
Eric Picard - Je pourrais vous répondre : parce que je suis juif et que pendant cette période sombre de l’histoire, des gens ont voulu faire disparaître toute la communauté à laquelle j’appartiens. Je pourrais ajouter : parce qu’à 46 ans je fais partie de la génération des enfants de rescapés. Je pourrais encore préciser qu’étant pédopsychiatre, je reçois régulièrement en mon cabinet des «enfants cachés». Aujourd’hui, ces enfants sont dans la soixantaine… Ce sont des gens que l’on croise en ville sans que l’on remarque quoique soit mais lorsqu’on les invite à parler de cette période de leur vie où ils échappé à la déportation en perdant leurs parents, il subissent une véritable transformation. L’enfant qui est en eux remonte à la surface. Ils changent de ton. De vocabulaire. Eventuellement d’accent. C’est très impressionnant. Dans leur vie de tous les jours, soixante ans après les faits, dès qu’ils sont confrontés à un petit élément de l’évènement stressant - manifestation d’antisémitisme mais aussi un simple bruit de botte, la vue d’un képi ou des propos tenus en Allemand…- ils ressentent l’émotion de l’époque. Ils ne me racontent pas : «Je me souviens que j’ai eu peur». Il me disent : «J’ai peur». Je pourrais vous donner toutes ces raisons mais, en fait, je crois que je me sentirais tout aussi concerné si elles n’existaient pas. Juif ou pas, tout démocrate doit se sentir concerné par ce qui s’est passé dans ce pays pendant la guerre. Et ce d’autant plus que l’Etat belge n’a pas encore accepté de regarder en face toutes les réalités de cette époque.
- Le fait que 25.000 juifs de Belgique ont été déportés vers Auschwitz n’est nié par personne. A l’occasion de la commémoration de la libération de ce camp de la mort, l’Etat belge, en la personne du premier ministre mais aussi du Roi, a encore rendu hommage à ces victimes de la barbarie nazie…
- Rendre hommage n’est pas suffisant. Et surtout pas quand des éléments essentiels de l’Histoire sont refoulés. Les officiels belges soulignent à juste titre que l’origine du crime est la violence assassine des nazis. Mais il se fait que quand ils ont occupé la Belgique, les Allemands ont trouvé une situation dont ils ont profité. Avec des gens qui ont été lâches, des gens aussi qui se sont inscrits dans la collaboration avec plus d’enthousiasme. Les Allemands ont pris toute une série d’ordonnances discriminatoires à l’égard des juifs (Ndlr : Définition du statut de juif et enregistrement dans un registre des juifs, cessation d’activités professionnelles, restrictions au droit de circulation, confiscations de biens, exclusion de la sécurité sociale, embauchage séparé, obligation du port de l’étoile jaune, etc…). Ces ordonnances ont été appliquées par l’administration sur ordre des secrétaires généraux qui étaient restés en Belgique. Or, on n’était pas au Moyen-Âge, Londres n’était pas loin et même si on était dans conditions de guerre, il y avait constamment des contacts entre cette administration et le gouvernement belge en exil. A cette époque, des fonctionnaires ont été confrontés à la situation extrêmement particulière de devoir exécuter des ordres qui ne respectaient pas la constitution et les lois belges ; Des ordres qui aboutissaient à l’assassinat de toute une communauté. On leur a intimé l’ordre de participer à l’élaboration d’un registre des juifs de Belgique. Ces fiches ont été rassemblées par commune : tous les bourgmestres, flamands comme francophones, communistes comme socialistes, libéraux et chrétiens les ont fait remettre ces listes à la SIPO allemande. Et bien entendu ces édiles savaient que les Allemands n’allaient pas en faire un usage sympathique! L’efficacité des rafles allemandes a donc été favorisée, pour ne pas dire rendue possible, par l’administration belge. La gestapo disposait des adresses où il fallait aller sonner. Parfois aussi, comme à Anvers, la police participait directement aux rafles. Il y a donc là une responsabilité de l’Etat belge. Qu’il devrait enfin reconnaître.
- Est-ce pour manifester cette opinion que, le 30 janvier dernier, en marge de la commémoration religieuse des victimes de la déportation en Belgique, vous vous trouviez devant la synagogue de Bruxelles ?
- Oui.
- Vous y avez été arrêté. Troubliez-vous l’ordre public?
- A mon sens, pas du tout! J’exerçais seulement un droit de démocratique. Celui d’exprimer librement une opinion. J’étais devant la synagogue alors que de nombreuses personnes juives - victimes, enfants de victimes- mais aussi des représentants de la société belge s’y rendaient pour rendre hommage aux victimes de l’antisémitisme nazi dans sa réalisation ultime qui furent les assassinats d’Auschwitz. Ce que je rappelais dans la pétition que je distribuais, sans qu’au départ cela ne pose guère de problème, c’est que les déportations ont commencé en Belgique. Et que si elles ont commencé en Belgique, il fallait réfléchir aux conditions qui ont permis le début du crime dans notre pays. J’appelais notamment à ce que l’Etat belge réunisse une commission parlementaire d’enquête sur ses responsabilités éventuelles dans la déportation des juifs de Belgique. Ce qui recoupe d’ailleurs très largement le texte d’une proposition qui a été déposée par le député Olivier Maingain à la Chambre des représentants.
- Etiez-vous en train de crier ou de perturber la cérémonie d’hommage ?
- Non, les gens prenaient le papier et puis ils rentraient dans la synagogue. Mais cela dérangeait visiblement la sécurité interne à la synagogue qui a fait appel à la police de Bruxelles. Et, de façon tout à fait surprenante, ces policiers de Bruxelles ont appliqué ce que je qualifierais volontiers d’ «acte de police politique interne à la communauté juive» C’est très grave…
- C’est quoi cette «sécurité interne à la synagogue»?
- Inscrits au ministère de l’Intérieur ces gens se chargent d’assurer la sécurité des évènements juifs qui sont malheureusement des cibles potentielles pour les terroristes. Il s’agit de jeunes gens bénévoles qui sont entraînés à déceler si il y a des valises qui traînent, à repérer si il y a des types louches. Ils ont un bon entraînement physique et psychique qui leur permet de maîtriser toutes sortes de situations. Malheureusement, dans le contexte que nous vivons, leur existence est tout à fait justifiée. Le problème, c’est quand ce groupe dépasse sa mission de protection pour faire de la police politique interne.
- De quelle intention la «sécurité interne» a-t-elle été le relais? A priori, du point de vue de l’observateur extérieur, la pétition que vous distribuiez devrait faire l’unanimité au sein de la communauté juive ?
- Ce que je demande fait sans doute l’unanimité chez les simples citoyens juifs mais cela dérange les dirigeants des grosses associations juives. Ceux que l’on a coutume d’appeler les «notables juifs» ou les «juifs de cour»; Ceux que l’on voit, ceux qui représentent, ceux qui parlent au nom de la communauté juive. Des gens comme David Suskind ou le baron Georges Schneck.
- Pourquoi cela les dérange ?
- Le débat sur la responsabilité de l’Etat est intimement lié à celui sur la restitution des biens volés aux juifs pendant la guerre. Nous le soulignions aussi dans la pétition. Et cela ne plait vraiment pas au «notables» qui ont très mal négocié cette question de la restitution avec l’Etat belge.
- Selon vous, quels sont les termes de ce débat ?
- En même temps qu’il y a eu déportation des juifs de Belgique, il y a eu vol. Organisé de manière systématique également. Lorsqu’une famille était envoyée à Malines avant Auschwitz, son logement était vidé de toutes ses valeurs. Par ailleurs, les juifs qui avaient une activité économique, une entreprise, se voyaient obligés de la céder à un gérant, lequel la dépeçait. Il l’a vendait à vil prix et il prenait ce qu’on appellerait aujourd’hui des frais de dossier. Mais c’était des frais énormes et à la fin, il envoyait un papier à la dernière adresse connue : «Voilà votre entreprise valait 234 francs, cet argent a été mis sur un compte à votre nom à la banque machin et bien entendu, il est à votre disposition…» C’était d’un cynisme effrayant… De cette manière, des personnes privées se sont fait des petites fortunes crapuleuses. Après guerre, les juifs ont peu revendiqué à cet égard. C’était douloureux comme démarche. Cela faisait revivre toute la frayeur de la guerre. Et donc, ils se sont plutôt acharnés à construire des institutions. Les entreprises volées n’ont pas été remboursées. Lorsqu’il y avait des comptes en banque ou des assurances de personnes assassinées, beaucoup de banques et de compagnies ont oublié de chercher qui étaient les éventuels héritiers. Ils ont déclaré que ces comptes et ces primes d’assurance étaient en déshérence. Ce qui fait qu’elles ont gardés beaucoup d’argent dans leurs coffres.
- Mais, à l’initiative du monde politique belge, il y a eu une commission d’étude officielle qui a abordé cette question. Alors où est le problème ?
- Cette commission Buyse a demandé aux banques et aux assurances si elles détenaient des comptes en déshérence. Dans un premier temps, les organismes concernés ont dit «Non, pas beaucoup. Peut-être trois ou quatre dossiers». A ce moment-là, les membres de la commission Buysse, sous pression des notables juifs, ont frappé sur la table et les banques ont dit «Bon d’accord, il y en a un peu plus». Il faut savoir que la commission Buysse avait les pouvoirs d’un juge d’instruction et qu’elle pouvait aller perquisitionner. Elle ne l’a jamais fait. Pour protéger les banques et les compagnies d’assurance, afin de rester entre gens de bonne compagnie, on a fait confiance à leur volonté de transparence. Mais, personnellement, je n’y crois pas. La commission Buysse a retrouvé une quantité impressionnante de biens et d’argent volé mais, à mon sens, elle n’a pas tout retrouvé. N’ayant pas fait tout le nécessaire à cet égard.
- On a une idée de ce que cela représente ?
- Pas facile à évaluer. Cela a été volé en 1942. Il faut calculer ce qu’un franc 1942 vaut à notre époque. Il y a eu un accord entre l’Etat et ceux qu’il a nommé comme représentants de la communauté juive sur un coefficient de 24,8. Cela nous conduit à 110 millions d’Euros. Nouvelle sous estimation. Le coefficient d’actualisation est inférieur de moitié à celui qui a été utilisé dans un accord individuel entre le fils d’une victime assassinée à Auschwitz et une compagnie d’assurance. La personne en question avait retrouvé dans des papiers de famille la preuve d’une assurance. Elle est allée devant une cour internationale à Londres qui a établi la matérialité de la preuve et a obligé l’assurance, vu l’inflation et le rendement moyen de l’argent, à payer non pas 24 fois la prime mais 53 fois. Les «notables juifs» ont donc accepté une réévaluation au rabais.
- Pourquoi ?
- Dans la loi de restitution, votée en décembre 2001, il y a des éléments que ces notables ont eux-mêmes négociés avec les pouvoirs publics. Ceux-ci leur sont favorables mais sont défavorables à la grande majorité des victimes. Ils sont défavorables aussi à la vérité et à la santé politique de notre pays.
- A savoir?
- Le montant du butin retrouvé sera, dans un premier temps, restitué à ceux qui peuvent faire la preuve des spoliations. Le solde sera constitué en capital d’une «Fondation pour la vie juive» que ces notables dirigeront de façon non démocratique – conseil d’administration composé et renouvelé par cooptation -, laquelle sera chargée de financer les institutions de la communauté juive.
- A ce jour, il y a eu 6.000 demandes d’indemnisation introduites par des particuliers ?
- Et tout ce qui ne sera pas donné en restitution à ces gens sera finalement géré par les notables. On peut l’imaginer, au bénéfice de leurs associations. Nous appelons cela la deuxième spoliation!
- Que restera-il après le payement des réparations aux particuliers ?
- Les premiers dossiers qui ont été examinés par la commission de restitution sont ceux des personnes les plus âgées. C'est-à-dire des personnes qui étaient adultes au moment des crimes nazis et peuvent savoir beaucoup plus que ceux qui étaient enfants si il y avait un compte en banque, si il y avait une assurance, quels étaient les différents commerces de papa. Il s’agit donc des dossiers les plus étayés. Si on projette les résultats de l’examen de ces premiers dossiers sur l’ensemble des dossiers introduit, on arrive à une restitution individuelle de l’ordre de 15 millions d’euros.
- Donc il reste beaucoup pour le projet de Fondation !
- 95 millions d’Euro. C’est cela toute l’opération! Laquelle a d’ailleurs été longtemps tenue secrète par les notables qui ont mis une énergie importante à ne pas dire quelles étaient les données de leurs discussions avec l’Etat, quelles étaient les structures de la fondation, qui en seraient membre etc. Cela s’est fait de façon à ce que les simples citoyens juifs n’aient pas d’information et puissent espérer qu’il y ait un remboursement et que le solde éventuel irait à une fondation. Mais on ne leur disait pas que le remboursement serait marginal et que l’essentiel irait à la fondation!
- Selon vous comment aurait dû être distribué cet argent récupéré ?
- En s’inspirant de ce qui se passe en France. D’abord en faveur des personnes qui ont la preuve de la spoliation. Ensuite le solde devrait être distribué entre tous les individus rescapés ou leurs ayant droit (enfants, petits enfants, frères, oncles etc…). Parce qu’il faut considérer que tous les juifs ont été volé, même si la majorité d’entre eux, les plus pauvres, ont laissé un maigre mobilier. En France où l’Etat a reconnu sa responsabilité (Ndlr : Le président Chirac a dit en 1995 : «Nous avons commis une faute et cette faute est irréparable.») les rescapés sont contactés par les membres de la commission de restitution qui leur dit «Voilà, vous avez droit à 25.000 euros d’office. Mais si vous avez des éléments qui permettraient de vous rembourser plus, je suis là pour vous aider à les retrouver et à les présenter». On doit épuiser le butin retrouvé au profit des victimes.
- A priori, cela semble assez logique ?
Sauf que les institutions se sont arrangées pour détourner cet argent à leur profit. Cela s’est probablement fait dans un donnant-donnant qui conduit aujourd’hui les notables juifs à s’opposer à une commission d’enquête sur les responsabilités éventuelles de la Belgique dans le processus qui a conduit à la mort des milliers de personnes appartenant à la communauté qu’ils disent représenter. Ils ont soutenu l’encomissionnement du problème par la nomination d’une commission d’historiens chargés d’évaluer la situation. Il a fallu quinze mois pour que l’on trouve l’argent pour engager les historiens. Ils ont entamé leurs recherches depuis septembre 2004 alors que les éléments de preuve ont déjà été rassemblés à suffisance par le travail pionnier d’autres historiens tels Maxime Steinberg et de Lieve Saerens. Au contraire du travail en huis clos des historiens, une commission aurait eu l’avantage d’être médiatisée et donc de faire pédagogie.
Pourquoi le monde politique belge ne veut-il pas reconnaître les erreurs du passé ? C’est peu de chose par rapport à la souffrance qui a été répandue. Et puis il l’a fait pour des évènements plus récents. Par exemple, l’affaire Lumumba?
- Le blocage, c’est les enfants des responsables. La situation d’un Léo Delwaide est symptomatique à cet égard. Cet homme est extrêmement puissant au VLD. Il a en charge le port d’Anvers. On pourrait dire qu’il est le régent de Flandres. Son père était bourgmestre d’Anvers en 1942, il avait donc l’autorité sur une police qui, à l’évidence, les témoins sont là et les preuves matérielles existent, a participé avec enthousiasme aux rafles des juifs d’Anvers en 1942. Il y a là une responsabilité que, sans doute, ce monsieur ne veut pas examiner. Et, pour ce faire, il utilise les relations qu’il a à la tête du VLD pour qu’il n’y ait pas de débat, pas de commission d’enquête parlementaire. Qu’on n’en parle pas. C’est sans doute une position individuelle qui oriente la politique belge à cet égard, mais ce n’est pas la seule. Il doit y avoir 36 autres personnes qui œuvrent en ce sens. Le blocage, c’est ce que l’on fait quand les parents ont commis des fautes. Ce qui est évidemment très difficile par rapport à des personnes que l’on aime bien, qui nous ont fait sauter sur les genoux et qui sont a priori des gens normaux.
- Que des gens normaux puissent commettre des fautes gravissimes dans un certains contexte social et politique, ce serait un enseignement très intéressant pour les jeunes générations ?
- Absolument. C’est exactement la démarche intellectuelle que les Allemands ont du faire, en tous cas à l’Ouest. Et qui fait que les jeunes allemands d’aujourd’hui sont le plus souvent des gens intéressants et agréables à fréquenter. Ils disent «Nos grand parents et l’Etat allemand ont commis des crimes abjects. Nous n’en sommes pas personnellement responsables, mais nous sommes responsables de le dire, de le reconnaître et de faire en sorte que cela ne se reproduise pas». C’est aussi un bon antidote contre le retour de l’extrême droite. Malheureusement, je crains que les «notables juifs» se soient laissés convaincre par un marché de dupe. Ils ont échangé leur propre reconnaissance et celle de leur Fondation en ce inclus son financement contre une regard myope de l’histoire belge de la déportation…