Entretien publié dans l'hebdomadaire belge "Ciné-Télé Revue", le 3 février 2005.
Jean-Joseph Mal, secrétaire national du SNPS
«Trop de policiers se suicident!»
Au cours de ces dix dernières années, près de 200 policiers ont pris la décision de volontairement en finir avec la vie. Avec un taux de suicide de 5,21 pour 10.000 – les membres des forces de l’ordre ont, en moyenne, deux fois plus souvent recours à cette arme ultime contre le désespoir que l’ensemble de la population belge. Pour Jean-Joseph Mal, secrétaire national du Syndicat national du personnel de police et de sécurité (SNPS), «la solution passe par une réforme des mentalités dans les rangs des policiers. Pas assez solidaires entre eux, les flics doivent aussi pouvoir considérer qu’il n’est pas honteux de craquer quand on exerce une profession aussi stressante. Admettre que l’on puisse être déstabilisé ne veut pas dire qu’on est faible ou incompétent!".
- A la fin du mois de décembre, deux policiers viennent encore de se suicider à Ottignies et à Uccle. Ils ont auront ainsi allongé le triste décompte des «morts par désespoir» dans les rangs des forces de l’ordre. Soit près de 200 personnes depuis dix ans! Que fait la police?
- Je crains que les chiffres officiels que vous citez soient sous-évalués! Avant la fusion des polices, il n’y avait pas de statistiques systématiques sur cette question en ce qui concerne les polices communales. Que fait la police? D’une part, on essaye de comprendre, mais honnêtement, malgré plusieurs études faites et encore en cours, on n’y est pas encore tout à fait arrivé. D’autre part, une structure d’aide a été mise en place depuis quelques années et elle est accessible à tous les policiers du pays. Il s’agit du «stress team» qui fonctionne avec l’aide de psychologues spécialisés. Cette structure assure l’assistance psychosociale aux membres du personnel ayant vécu des événements traumatisants tels que usage d’une arme à feu, accident grave, prise d’otage, catastrophe.
- Le «stress team» existe depuis 1983. Or, à voir les chiffres disponibles depuis 1993, le nombre de suicide ne diminue pas. Il y en a 19 par an, en moyenne. Avec aussi des années noires, comme 1995 par exemple, où il fallait déplorer 25 cas…
- Ce constat est certainement interpellant. Pour autant, il faut y apporter cette nuance. Quand un policier se suicide, ce n’est pas nécessairement en relation directe ou totale avec sa fonction professionnelle. Par exemple, pour le policier d’Uccle, on sait qu’il venait d’apprendre qu’il souffrait d’une maladie grave et que c’est cette mauvaise nouvelle qui l’a fait basculer. Maintenant, il n’en reste pas moins que le suicide est plus fréquent chez les policiers que dans les autres catégories de la population belge.
- On en revient à la question du pourquoi ?
- Comme l’a notamment relevé un rapport du Comité P (ndlr : organe de contrôle des services police), il y a un problème de mentalité, de «culture d’entreprise» et cela est encore plus sensible chez les anciens gendarmes qui ont été formé dans une structure de type militaire. Trop de flics fonctionnent sur le mode «sois fort, tais-toi et encaisse». Pas question pour certains d’entre eux d’aller raconter leurs difficultés à des jeunes psychologues ou assistant sociaux. Il y a là une sorte de fierté mal placée. A cela s’ajoute un environnement qui n’est pas toujours adapté. J’ai vraiment le sentiment que dans la police telle qu’elle fonctionne actuellement l’écoute entre collègues est devenue trop rare. Et là, pourtant, on touche à une question fondamentale car quand quelqu’un envisage le pire, il y a souvent des signes avant-coureurs. S’ils n’étaient pas banalisés au nom du chacun pour soi, on éviterait sûrement un certain nombre de drames. Reste, de toute manière, que les policiers sont soumis à de nombreux stress inhérents à leur fonction. C’est évident que, dans certains cas, cela laisse des traces.
- Quels sont ces stress difficiles à encaisser pour les policiers ?
- Quand on travaille sur le terrain, on est tout de même confronté régulièrement à des situations d’horreur. Dans une carrière de flic, on est amené à voir des corps déchiquetés, mutilés, brûlés… Des personnes suicidée, assassinées. Et puis, il faut annoncer cela à la famille de la victime… En principe, on se renforce avec le temps et on sait encaisser. Mais peut-être n’est-ce pas toujours aussi simple pour tout le monde. Et puis, tout un chacun peut être plus fragile à un moment ou un autre de sa vie. Et ce qui semble assimilable en temps normal ne l’est plus. C’est là qu’il faudrait une écoute systématique, notamment auprès des collègues. Une autre difficulté tient aux horaires – en tous cas pour ceux qui ne travaillent pas dans un bureau. Il est très difficile de mener une vie de famille quand on preste à heures irrégulières et imprévues. On ne sait jamais à l’avance ce que l’on aura à faire. De là, découlent très souvent des difficultés de couple qui, inévitablement, jouent sur le moral.
- Avant de devenir syndicaliste, vous avez fait du terrain pendant trente ans. Vous est-il arrivé de craquer?
- Jamais au point d’avoir envie de me suicider. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas connu ces moments de blues et de trop plein. Autrefois, je travaillais à la brigade de Fleurus. Une nuit, je suis appelé en intervention dans une maison maternelle qui accueillait des femmes battues. Un type s’était introduit par l’arrière du bâtiment et il tenait une éducatrice en otage. Avec un collègue, je parviens à rentrer par une fenêtre et on tombe nez à nez avec le preneur d’otage. Il est là, à quelques mètres de nous, sur le premier palier d’un escalier et il maintient une éducatrice sous la menace d’un couteau. Il fait sombre. Seule la lune nous permet de distinguer plus ou moins ce qui se passe. Tout en l’invitant au calme, je sors mon révolver et je le tiens en joue. Il réagit en poussant la femme. A ce moment, pendant une fraction de seconde, j’ai la possibilité de le descendre. Mais je ne le fais pas. Il grimpe les escaliers quatre à quatre jusqu’à l’étage supérieur. Il rentre dans une chambre et il poignarde sa femme et son bébé. Quand je parviens à entrer dans la chambre, il est trop tard. Je découvre une scène d’horreur. Le nourrisson a le ventre ouvert. Il est mort. Sa maman aussi… Ca ma poursuivi pendant des années. D’ailleurs, j’en parle encore aujourd’hui avec des frissons. J’ai été envahi d’un sentiment de culpabilité. Les questions se bousculaient dans ma tête. Si j’avais tiré, peut-être que les choses se seraient passées autrement ? Etait-ce de ma faute si ces deux personnes sont mortes ? A l’époque, heureusement, j’ai pu en parler, longuement et souvent, avec un magistrat et avec mes collègues. Il n’y avait pas encore de «stress team» quand cela s’est passé. Mais la simple écoute que j’ai eue m’a empêché de sombrer. C’est d’expérience que je dis que, dans ce métier, il faut savoir se serrer les coudes entre collègues! Et ce d’autant que la pratique professionnelle nous amène à revivre plusieurs fois certains évènements difficiles. Il faut prendre des photos pour constater les faits, rédiger des procès-verbaux et plus tard, dans certains cas, encore une fois revivre les choses lorsqu’on est amené à témoigner en cours d’assises.
- A force de vivre des situations de stress comme celles que vous venez de nous décrire la peur n’a-t-elle pas tendance à s’installer chez le policier ?
- Si la peur s’installe, ce n’est pas au moment même de ces interventions périlleuses. C’est un poison qui fait son effet à plus long terme. Quand on est dans le feu de l’action, on réagit avec son instinct. Et puis, parfois longtemps après, on réfléchit aux risques que l’on a courus. C’est là que cela peut faire des dégâts et qu’il faut pouvoir débriefer avec quelqu’un du service.
- N’existe-t-il pas un décalage entre ce que vivent les policiers de terrain et certains de leurs supérieurs qui restent dans leur bureau ?
- C’est vrai que depuis la réforme tout ceux qui portent le grade de commissaire, voire même d’inspecteur principal, ne sortent pratiquement pas. Dans ces conditions, il est difficile de comprendre les problèmes du gars qui se trouve sur le terrain. C’est un des mauvais aspects de la nouvelle police.
- Lors de leur formation, les policiers sont-ils sensibilisés à la gestion du stress ?
- Il y a bien un peu de théorie là-dessus mais c’est le genre de choses qu’on ne peut découvrir véritablement que sur le terrain. C’est à ce moment que l’on en découvre aussi beaucoup sur soi-même.
- On constate que l’immense majorité des suicides de policiers sont commis avec l’arme de service. Quand une personne est à la dérive sur le plan psychologique ne lui retire-t-on pas son arme ?
- Mais si, bien entendu! C’est une mesure de précaution élémentaire qui est prise quand il est constaté qu’un membre du personnel n’est pas bien dans sa tête. Votre question renvoie donc à la problématique principale qui se pose à nous : comment mieux détecter les personnes en souffrance psychologique puisqu’en effet, de nombreux «suicidés» parviennent encore à conserver leur arme pour la retourner contre eux. J’y vois un enjeu collectif. Il faut plus d’intérêt pour le vécu des policiers de terrain au niveau de la hiérarchie. Il faut aussi plus de solidarité entre collègues. Enfin, il conviendrait d’en finir avec une idée reçue du siècle dernier : les états d’âmes qu’un policier peut ressentir ne doivent plus être perçus comme des signes de faiblesse. Il s’agit de signaux d’alerte qui doivent pris au sérieux. En définitive, des flics-robots qui ne se poseraient jamais aucune question sur le sens de leur métier et le service qu’ils rendent à la société, c’est cela qui me paraîtrait inquiétant!