Un dossier évoqué sur le plateau de "L'info confidentielle Paris Match -RTL-TVI, le dimanche 31 janvier 2010 et publiée dans l'hebdomadaire "Paris Match" (Belgique), le 4 février 2010
Ce sont de belles personnes, jeunes, enthousiastes et pleines d'énergie positive. Wafya et Mounir travaillent à temps plein à Bruxelles et ils sont bien investis dans leurs métiers. Ils s'aiment et veulent fonder une famille, mais l'administration belge leur refuse le droit au mariage. Autopsie d'un piège juridique qui pourrait - c'est le comble - valoir des poursuites judiciaires aux deux amoureux.
Ils vivent au dernier étage d'un petit immeuble à Forest Un petit nid douillet où ils aiment à se retrouver après des journées de travail bien remplies. Elle est employée dans un salon de coiffure d'une grande enseigne à Uccle. Il est éducateur spécialisé et il passe son temps à arrondir les angles, à plaider la cordialité et le respect dans une école de l'agglomération bruxelloise. Pas possible de refuser une délicieuse crème de concombre avant de commencer à discuter. Tous les deux, ils s'affairent en cuisine et mettent la table. Avant de raconter leur histoire d'amour qui, malheureusement, est devenue synonyme de tracas administratifs et judiciaires.
En octobre 2008, Mounir El Khamlichi est invité à passer une soirée chez l'un de ses amis à Bruxelles. «II m'avait dit que, parmi ses invités, il y aurait une jeune femme qui, comme moi, avait récemment voyagé en Inde. C'était l'occasion d'échanger avec quelqu'un à propos d'une expérience de voyage assez peu commune. Je me suis donc rendu à cette fête avec entrain. Et je n'ai pas été déçu. Quand j'ai vu Wafya, cela a été comme une illumination. Bien sûr, on parlé du Taj Mahal, mais pour moi, c'était elle, la huitième merveille du monde ! Rien, personne d'autre, il n'y avait plus qu'elle.»
Et pour elle, il n'y aura désormais plus que lui. «Après ce court séjour en Belgique, je suis rentrée en Espagne où j'habite depuis près de dix ans, mais j'ai emporté Mounir dans mon coeur», continue Wafya Ben Fares. Commencent alors plusieurs semaines de coups de téléphone et de chat sur le Net, avant que Mounir décide de se rendre à Madrid. «J'y ai passé mes congés de fin d'année et cela m'a donné l'occasion de rencontrer ses parents. Ce furent des moments magiques. Quand je suis revenu de là, j'étais devenu complètement fou d'elle. Il était déjà évident que nous étions faits pour vivre ensemble. »
En février 2009, c'est Wafya qui fait le déplacement en Belgique. Cette fois, elle est accompagnée de ses parents qui rencontrent ceux de Mounir. Tout le monde est d'accord pour entamer les démarches auprès de l'administration communale de Forest en vue d'un mariage espéré pour l'été. Mounir raconte : «Avec Wafya et ses parents, on a donc entamé les démarches. On était alors au début du mois de mars 2009 et nous avons eu besoin de plusieurs semaines pour rassembler tous les documents nécessaires. Fin mai, nous avions tout. Une date a été réservée pour le grand jour. Ce devait être le 3 juillet 2009 mais, à notre grande surprise, le 8 juin, nous avons reçu un recommandé de la commune nous annonçant que le mariage ne pourrait avoir lieu ! C'était une catastrophe, en plus d'un affront. Je ne l'ai toujours pas digéré et je maintiendrai, en utilisant toutes les voies de droit possibles, le projet d'un jour me marier dans l'hôtel de ville de la commune où j'habite depuis si longtemps ! »
Pour éviter toute ambiguïté, précisons immédiatement que, dans cette affaire, il n'a jamais été question de suspicion de mariage blanc; Il n'y a pas d'enjeux en termes de « papiers » ou même sur le plan économique dans le projet d'installation en Belgique de Wafya. Juste un mobile amoureux : «Voilà plus de dix ans que mes parents ont refait leur vie en Espagne. Notre famille y bénéficie d'une existence agréable. D'ici quelques mois, j'aurai la nationalité espagnole et, à Madrid comme à Bruxelles aujourd'hui, j'avais un travail à temps plein... A vrai dire, j'espère convaincre un jour Mounir de vivre là-bas. Pour commencer, en Espagne, il fait déjà moins froid qu'ici », dit la jeune femme.
La décision prise par l'échevin de l'état civil de la commune de Forest s'appuie sur un autre grief, à charge de Wafya : entre 2005 et 2007, elle a été mariée au Maroc et elle ne serait pas valablement divorcée au regard du droit belge. Ce qui a le don d'énerver la jeune femme : «J'ai découvert avec stupeur que les autorités belges considéraient que j'avais été répudiée. C'est totalement faux ! Il est vrai que je me suis mariée, sous la pression familiale, avec un homme que je n'aimais pas. C'est ce qui m'a fait quitter l'Espagne pendant quelques mois. Ce premier époux était dans la même situation que moi. J'ai demandé le divorce, lequel s'est fait par consentement mutuel : cela a été instruit et jugé de manière tout à fait officielle et définitive par le Tribunal de 1ère instance de Tétouan. »
Mounir complète : «Au sujet du précédent mariage et du divorce de Wafya, c'est nous-mêmes qui en avons informé les autorités communales. Tout en leur donnant les documents gui prouvent qu'elle est bel et bien divorcée. Et que cette séparation définitive de son ancien mari s'est faite dans le respect total de la législation en vigueur au Maroc. C'est vraiment cruel de nous mettre des bâtons dans les roues comme cela ! On a l'impression de payer notre honnêteté.»
Nous avons consulté les documents dont parle le jeune homme. Rédigés en arabe par différentes autorités marocaines, ils comportent des versions françaises écrites par des traducteurs assermentés. En outre, ces pièces sont certifiées par différentes autorités (consulat de Belgique à Tanger, ville de Tétouan, Tribunal de 1ère instance de Tétouan...). L'authenticité de ces attestations officielles n'est pas contestée.
Il y a notamment une copie du registre de l'état civil de Tétouan qui a bien enregistré que «Wafya Ben Fares a contracté mariage avec Monsieur A. en vertu de l'acte n°... du 12 septembre 2005, homologué par le juge du Tribunal de1ère instance de Tétouan» et qui a été complété par la mention du «divorce de Wafya Ben Fares d'avec Monsieur A., suivant le jugement n°... du 17 juillet 2007, rendu par le Tribunal de 1re instance de Tétouan... ».
Il y a aussi un «certificat de divorce» rédigé par le consul général du Maroc qui «certifie que Madame Wafya Ben Fares (...) est définitivement divorcée de Monsieur A., selon l'acte numéro... ».
Il y a encore une attestation rédigée par le «président du conseil de la commune urbaine de Tétouan », soit le bourgmestre de cette ville marocaine, qui confirme que «Wafya Ben Fares (...), salariée (...) est divorcée. La présente attestation lui étant délivrée pour contracter mariage »...
Et encore la décision du Tribunal de 1ère instance qui confirme qu'il s'agit d'un «divorce par consentement mutuel» prononcé (c'est important dans cette affaire) en vertu des articles 78, 79, 80, 114 et 123 du Code de la famille marocain... Et, un «acte de divorce de mutuel accord» dressé par des notaires (adouls) requis par la loi marocaine. Lesquels notent qu'il s'agit d'un «simple divorce définitif de mutuel accord».
Il y a enfin une attestation du greffier en chef du Tribunal de Tétouan, établissant que le jugement de divorce concernant Wafya et son ex-époux est «définitif et n'est pas susceptible de recours ou d'appel»...
Difficile «en première analyse» de trouver dans tous ces documents des éléments laissant planer un soupçon d'insécurité juridique quant à l'état civil de Wafya. Et pourtant, la jeune femme est aujourd'hui dénoncée au Parquet de Bruxelles pour suspicion de bigamie ! Comment en est-on arrivé là ? Marc-Jean Ghyssels (PS), l'échevin de l'état civil de la commune de Forest qui a annulé le mariage en juin 2009, est évidemment un acteur clé de ce processus. Enfin, pas tant que cela, à l'entendre nous expliquer que, selon une procédure semble-t-il usuelle à Forest comme dans les autres communes bruxelloises, ses services se sont contentés d'envoyer le dossier Ben Fares à un conseiller général du ministère des Affaires étrangères. Lequel est habilité à donner un avis non contraignant à la commune sur la légalité des mariages impliquant des personnes de nationalité étrangère.
«Cet avis estime que cette jeune femme n'est pas valablement divorcée au regard du droit international privé », avance M. Ghyssels. « En fait, il considère qu'elle a fait l'objet d'une "répudiation" qui ne peut sortir ses effets en Belgique. Au moment de cette décision judiciaire marocaine, Wafya Ben Fares vivait en Espagne, un pays qui ne reconnaît pas la répudiation, ce qui a pour conséquence que la Belgique ne peut pas non plus reconnaître la validité de son divorce. A partir de là, le mariage est aussi interdit en Belgique parce qu'on créerait alors une situation de bigamie. »
Nous faisons remarquer à notre interlocuteur qu'aucun des documents produits par le couple ne fait référence à une quelconque «répudiation» et que tous évoquent «un divorce par consentement mutuel». Mais l'échevin se retranche encore derrière l'avis du spécialiste des Affaires étrangères. «II est impossible pour nous de connaître toutes les législations étrangères. C'est pour cela que l'on fait appel à un département spécialisé. On leur a encore écrit le 8 septembre 2009 et il nous a été répété que c'était une "répudiation" (lire encadré). J'ai pris ma décision sur cette base, mais elle peut être contestée devant les tribunaux civils. Si, in fine, je devais être judiciairement contraint d'exécuter ce mariage, je le ferais sans problème. Je n'ai évidemment rien contre ces gens et je suis conscient que c'est très ennuyant pour eux.»
A l'occasion d'un second entretien, l'échevin entrouvre une porte : «Je renverrai les pièces du dossier au consul général du Maroc. Si jamais il confirme qu'il s'agissait d'un simple divorce par consentement mutuel, je suis prêt à revoir notre position.»
A cet égard, Paris Match peut certifier avoir eu un contact avec un spécialiste du Code de la famille à l'ambassade du Maroc. Impossible d'avoir déjà un avis officiel après un seul entretien mais, en première lecture, notre interlocuteur a constaté comme nous que les pièces qui font foi dans cette affaire, qu'elles soient rédigées en arabe ou en français ne font nullement état d'une répudiation ou d'un divorce par compensation (« khôl' ») (lire l'encadré). Il faut espérer que cette approche préliminaire sera officialisée prochainement. Sinon, cette histoire ne serait autre que celle d'une femme parvenue à se libérer d'un mariage imposé au Maroc... qui se voit interdire un mariage choisi en Belgique.
Quoiqu'il advienne, elle a déjà causé certains dégâts colatéraux. Mounir explique : « En juillet dernier, pour démontrer que Wafya était bel et bien divorcée au Maroc, nous sommes allés nous marier là-bas. Et nous avons produit l'acte de mariage à la commune pour le faire valider. La réaction a été négative. Notre démarche a été dénoncée au Parquet d Bruxelles où une information a été ouverte. Il faut croire que le Parquet nous a ensuite dénoncé à l'Office des étrangers, car mon épouse vient de recevoir un ordre de quitter le territoire ! » s’indigne Mounir.
«Je les avais prévenus de ne pas se marier au Maroc. Je leur avais dis que je ne pourrais reconnaître la validité de cet acte», rétorque l'échevin de l'état civil de Forest. Si ce dernier n'est pas convaincu par le consul général du Maroc qu'il n'y a jamais eu de répudiation dans ce dossier, le couple soi-disant illégitime se retrouvera pris dans un piège juridique dont la seule sortie sera de longues procédures judiciaires visant à faire reconnaître la validité de leur union par le tribunal de 1ère instance. Leur avocat, Me Laurent Mosselmans, a d'ores et déjà paré au plus urgent en introduisant un recours contre l'ordre de quitter le territoire dont Wafya fait l'objet.
KHOL' OU PAS KHOL' ?
Par deux fois, un conseiller général du SPF Affaires étrangères a signalé à la commune de Forest que le divorce de Wafya n'est pas valable. Et les termes utilisés sont tranchés, disant que les documents produits «ne dissolvent pas le mariage» mais se limiteraient à «autoriser le mari à répudier son épouse». Ce n'est pas du tout ce qu'on peut lire dans ces pièces, mais le conseiller poursuit en estimant gué «le divorce est régi par les articles 94 à 113 du Code de la famille marocain. La répudiation par les articles 114 et suivants. Il s'agit donc bien d'une répudiation et non d'un divorce. » Le même fonctionnaire confirme ce point de vue dans un fax envoyé à l'avocat du couple : «Je confirme mon avis que sur base des documents transmis, la dissolution du mariage s'est bien faite par répudiation. Il s'agit d'une répudiation khôl'.»
Précisons que dans la traduction française officielle du Code, le terme « khôl' » ne renvoie pas à une répudiation, mais à un «divorce par compensation». Dans cette formule de séparation, ce n'est pas l'homme qui «renvoie» sa femme. C'est la femme qui désire mettre fin à l'union conjugale et qui obtient l'accord de son futur ex-époux moyennant, par exemple, le remboursement de la dot ou tout autre arrangement financier. Wafya nous a précisé à cet égard que son divorce n'a fait l'objet d'aucune transaction financière et que pour elle, il ne pourrait s'agir d'un « khôl' ».
Toutefois, l'acte de divorce produit par Wafya s'appuie sur les articles 78, 79, 80,114 et 123 du Code de la famille marocain. «Or les trois premiers articles, les 78, 79 et 80 sont des adaptations dans le nouveau Code de la famille marocain d'anciennes dispositions de la loi marocaine sur la répudiation et le khôl'. Ce qui crée une ambiguïté qui explique l'avis du ministère des Affaires étrangères dans ce dossier. On pourrait y voir un khôl'», explique la professeur de droit et d'anthropologie Marie-Claire Foblets, une spécialiste reconnue du Code de la famille Marocain (1)
L'article 123 introduit aussi un élément de doute en utilisant la formule «Tout divorce du fait de l'époux est révocable, à l'exception du (...) divorce par consentement mutuel». Et ce, malgré qu'encore une fois la décision du tribunal explicite à plusieurs reprises dans ses motivations qu'il s'agissait bien d'un divorce par consentement mutuel voulu par des personnes valablement représentées.
«Dans ce type de dossier, on ne peut se contenter des dispositifs de jugement et des traductions. En droit, il faut bien tenir compte des articles de loi qui sont mentionnés », tempère Mme Foblets. A nos yeux, en tous les cas, l'article 114 qui est au centre du dispositif de cette décision judiciaire marocaine est assez limpide : «Les deux époux peuvent se mettre d'accord sur le principe de mettre fin à leur union conjugale, soit sans conditions, soit avec conditions, sous réserve que celles-ci ne soient pas incompatibles avec les dispositions du présent Code et ne portent pas préjudice aux intérêts des enfants. En cas d'accord, la demande de divorce est présentée au tribunal par les deux conjoints ou l'un d'eux, assortie d'un document établissant ledit accord aux fins d'obtenir l'autorisation de l'instrumenter. Le tribunal tente de concilier les deux époux autant que possible et si la conciliation s'avère impossible, il autorise que soit pris acte du divorce et qu'il soit instrumenté.» II n'est pas ici question de «répudiation» !
Quid du khôl' ? L'article 114 est mentionné sous le Titre V du Code de la famille. Titre V qui s'intitule «Du divorce par consentement mutuel OU moyennant compensation (KHOL')». Le chapitre premier du Titre V traite exclusivement du «divorce par consentement mutuel» et ne comporte qu'un seul article - le 114 ! Vient ensuite un chapitre 2 traitant du «divorce par khol’ » et qui commence avec les articles 115 et suivant qui n'ont pas été mentionnés par le Tribunal de Tétouan dans l'acte de divorce de Wafya et de son ancien mari...
Khôl' ou pas khôl' ? La question ouverte dans ce dossier, comme dans de nombreux autres qui handicapent des femmes marocaines divorcées en quête d'un nouveau mariage, est-il vraiment le bon débat ? Pour Marie-Claire Foblets, les autorités belges font preuve d'une grande prudence dans ce genre de dossiers. «L'idée de départ est de protéger la femme marocaine par rapport à des situations, comme la répudiation, que le droit belge ne peut cautionner. Mais dans des cas comme celui que vous exposez, la protection risque de se retourner contre la femme II faudrait que les autorités belges clarifient davantage leur position par rapport aux khôls tels qu'ils sont actuellement prononcés par les tribunaux marocains. Si cela se fait dans le respect des règles qui sont prévues par le nouveau Code de la famille marocain et conformément aux exigences posées par le droit belge en matière de procès équitable, cela est assimilable un divorce par consentement mutuel qui devrait être reconnu en Belgique. »
A l'ambassade du Maroc, on nous a précisé qu'une rencontre entre autorités judiciaires belges et marocaines était prévue ces jours-ci sur ces questions d'interprétation. De même, Marc-Jean Ghyssels a aussi émis récemment l'idée d'une rencontre de la Conférence des échevins de l'état civil de la Région bruxelloise avec le consulat général du Maroc sur cette même thématique. Espérons que de ces dialogues naîtra une gestion plus humaine de ce type de situations.
(1) Marie Claire Foblets et Jean-Yves Carlier, « Le Code marocain de la famille – Incidences au regard du droit international privé en Europe », Emile Bruylant - 02/02/2006