Une enquête publiée dans Paris Match (Belgique), le 23 août 2012
Ce 14 août, l’affaire des déchets nucléaires de Fleurus éclate dans la presse au travers de la publication d’un rapport de Bel V dénonçant la présence de strontium mal et sur-stocké sur le site de Fleurus. Les titres qu’on peut lire alors, du genre « Une entreprise américaine en faillite a abandonné des déchets radioactifs à Fleurus » sont certainement un résumé très court de cette histoire qui devrait plutôt amener à un véritable questionnement sur l’action menée par le monde politique belge, et plus particulièrement wallon, depuis vingt-ans ans, pour soutenir un « fleuron de la technologie». En égard aux dépenses d’argent public importantes qui sont évoqués dans cette enquête, le contribuable wallon serait en droit de savoir quel a été le véritable prix payé pour le maintien de 100 emplois et de la paix sociale sur le site nucléaire de Fleurus.
1. Le vrai prix d’un «fleuron de la technologie wallonne ». De la myopie à l’amnésie des décideurs politiques
Beaucoup de responsables politiques concernés font comme si… Comme si la question des déchets nucléaires de Fleurus était apparue après la « découverte » récente de sacs et de bouteilles de strontium-90 en quantité bien trop importante et mal stockés par l’organe de contrôle Bel V. Faux : la question des déchets de Fleurus a fait l’objet de nombreuses réunions, mais aussi de beaucoup de tergiversations entre différents acteurs (Ondraf, IRE, AFCN, Nordion, BMB) depuis plusieurs années et, de manière plus intense, depuis un an. Il y a eu des courriers, des réunions, des mises en demeure… Il fallait régler les problèmes en « urgence », disait-on déjà il y plusieurs mois dans le cadre de discussions discrètes, aujourd’hui mises en lumière par Paris Match… Derrière cette question des déchets se cache un autre enjeu : celui du démantèlement du site. Dont coût estimé à environ 50 millions d’euros. Et là encore, on fait comme si, après le départ d’un méchant opérateur américain, le monde politique découvrait avec consternation que les finances publiques allaient être mises à contribution pour dépolluer et réhabiliter… Encore faux : le principe du « pollueur-pas payeur » a été accrédité contractuellement par le Gouvernement wallon en 1990. Fin 2011, après l’arrivée de BMB en Belgique, il a été mis fin unilatéralement à ce contrat mais il était déjà trop tard. Sans perspective historique, il serait vain d’essayer de comprendre les véritables ressorts de l’affaire des déchets nucléaires de Fleurus. Raison pour laquelle cette enquête, qui s’articule sur des témoignages et des pièces officielles restées secrètes jusqu’à ce jour, commence par une plongée dans le passé.
Dans les années 60, les pionniers belges de la fabrication d’isotopes médicaux œuvrent au Centre d’étude de l’énergie nucléaire (CEN-SCK) à Mol. En 1971, cette activité très spécifique et complexe est délocalisée en Wallonie. C’est la création de l’Institut des radioéléments (IRE), structure qui est alors la propriété de l’Etat belge encore unitaire. Vingt ans plus tard, réforme de l’Etat oblige, ce « bijou de haute technologie » tombe pour partie dans l’escarcelle de la Région wallonne… qui le réceptionne tel un cadeau empoisonné : fin 89, l’IRE emploie encore 300 travailleurs et elle affiche une perte de 25 000 euros par jour ! Pour éviter un sinistre social dans une sous-région en grande difficulté, « l’Exécutif régional » – on ne disait pas encore le Gouvernement wallon – décide mettre la main au portefeuille pour maintenir l’activité sur le site de Fleurus… Pas qu’un peu : 16 millions d’euros dans le cadre d’un plan triennal !
Dès la régionalisation partielle de l’IRE, la Région wallonne met donc la main à la poche. Mais elle cherche aussi à se débarrasser d’une partie de l’activité. Raison officielle invoquée : en déficit et de taille trop modeste, l’IRE ne peut lutter contre les géants d’un secteur où les coûts de recherche sont très élevés.
Le processus de vente d’une partie de l’IRE est houleux. Parfois difficile à décoder. Le secteur, déjà, ne brille pas par sa transparence. Un des candidats à la reprise d’abord pressenti puis évincé entame des procédures judiciaires contre la Région wallonne et contre l’IRE. Il s’agit du groupe Medgenix, porté par des capitaux de l’Anglo American Company et qui, à l’époque de ce conflit commercial, compte parmi ses actionnaires… la Région wallonne (via la SRIW) et l’IRE elle-même ! Medgenix, soutenu de manière presqu’ostensible par Melchior Wathelet senior, est en sus un partenaire commercial privilégié de l’IRE, dont elle vend certaines productions depuis le milieu des années 80. Mais elle désire reprendre une part de l’IRE sans bourse délier. Un appétit jugé trop grand par un Exécutif régional wallon (PS-PSC) présidé par le socialiste Bernard Anselme.
En 1990, ces responsables politiques préfèrent s’accorder avec les Canadiens de Nordion qui emportent la mise en acceptant un prix d’achat de 12 millions d’euros, en envisageant aussi d’en investir le double et en garantissant 103 emplois à Fleurus. Une décision appuyée au niveau fédéral par le gouvernement Martens 8, et particulièrement par son secrétaire d’Etat à l’Energie, le socialiste Elie Deworme. L’affaire semble belle. Bien qu’elle implique aussi un dernier subside de la Région (7,5 millions d’euros) pour apurer les comptes du passé. Il est vrai que quand on aime, on ne compte pas.
Dans le moment d’intense bonheur politico-syndical qui coïncide avec l’annonce du rachat canadien, en 1990, la question du traitement des déchets nucléaires créés par Nordion et celle de la réhabilitation du site en cas de cessation de l’activité ne fait l’objet d’aucune conférence de presse. Ces «détails», qui n’en sont malheureusement pas pour les finances publiques, sont réglés à l’abri des projecteurs.
Aujourd’hui, Paris Match les met en lumière au travers de différentes pièces officielles qui étaient restées secrètes jusqu’à ce jour. Des notes, contrats et conventions signées par des ministres, des dirigeants d’entreprises et des avocats qui démontrent que des sommes faramineuses ont été consacrés par la Région wallonne au « provisionnement » du démantèlement futur des installations de la société privée Nordion et à l’évacuation de ses déchets. Des pièces officielles qui prouvent que des responsables politiques belges et wallons ont accrédité contractuellement un principe du « pollueur-pas payeur » qui doit être une spécificité toute locale.
A leur décharge, les politiques, poussés dans le dos par les syndicats, ont voulu privilégier les pistes qui leur semblaient de nature à maintenir de l’emploi dans une région fort peu favorisée sur le plan économique. Mais cela a eu et a encore un coût important, certains diront déraisonnable ou même démentiel, lequel devrait faire l’objet d’une évaluation dans le cadre d’un débat public réellement transparent. Pour favoriser ce débat, Paris Match a décidé de publier intégralement le contenu de différents documents officiels que l’on qualifiera de très surprenants. Mais sans doute est-ce un euphémisme…
Entre autres, il y a cette note interne du Gouvernement wallon qui raconte, avec moult détails, les circonstances de la signature par l’équipe Anselme en 1990 de ce contrat avec Nordion qui a couté (et coûtera) très cher aux finances publiques. L’auteur de cette note rédigée le 10 mars 1999 (voir le fac simile en PDF- Scandale nucléaire de Fleurus : les documents du gouvernement wallon -1 ) est le socialiste Robert Collignon, alors ministre-président du gouvernement wallon. Et voici l’histoire qu’il raconte à ses collègues de majorité (PS-PSC) qui, bien entendu, n’en ont jamais fait aucune publicité :
« Dans le cadre de la réforme de l’Etat de 1988, la Région wallonne s’est vu transférer une partie des activités de l’Institut national des radioéléments (IRE) (…) Le conseil des ministres fédéral, en date du 18 mai 1990, a pris position quant au dossier de restructuration de l’IRE, et plus particulièrement quant aux conditions reprises dans l’offre de la société canadienne Nordion SA. (…) La notification du conseil des ministres faisait état de la proposition suivante : le démantèlement nucléaire du site et des installations cédées à Nordion doit être pris en charge par la Région wallonne ; une partie du coût du traitement des déchets nucléaires produits par Nordion doit être prise en charge par la Région wallonne.»
Le ministre-président poursuit : «L’ensemble de ces termes ont fait l’objet d’une convention conclue entre l’Etat fédéral et la Région wallonne, relative à l’offre déposée par la SA Nordion, et ce suite au choix de la Région wallonne de céder l’exercice d’une partie des activités à des repreneurs privés.» Quelle convention précise ? Robert Collignon n’est pas avare de détails pour ses collègues. Ce qu’il expose alors fait tout à fait penser à un contrat de type léonin, mais personne ne bronche au sein du Gouvernement wallon.
Premier volet, l’élimination des déchets radioactifs produits par Nordion. « Dans la convention de reprise d’une partie des actifs de l’IRE, la SA Nordion a demandé qu’un contrat d’une durée de 30 ans soit signé avec l’IRE pour la collecte et l’élimination des déchets provenant de l’activité commerciale la SA Nordion sur le site de Fleurus. Un contrat de déchets a dès lors été signé le 30 novembre 1990 entre l’IRE et la SA Nordion, qui précise bien que l’IRE assure la collecte de tels déchets et qu’elle a accès à des installations d’élimination. Le prix que la SA Nordion s’est engagée à payer pour cette élimination est de 1,5% de son chiffre d’affaires avec un minimum de 9 millions de FB par an. (…) La Région wallonne s’est engagée à supporter seule le coût résultant de la différence entre le prix que la SA Nordion a accepté de payer pour l’élimination de ses déchets radioactifs et les tarifs appliqués par l’Ondraf (Organisme national des déchets radioactifs et matières fissiles enrichies). » Quand le ministre-président Collignon expose cela à ses collègues, il y a déjà neuf ans que les choses se passent ainsi, et le gouvernement qu’il dirige trouve encore que c’est une très bonne chose.
La note poursuit en effet par ce constat : « L’exécution de ce contrat par l’IRE avec l’Ondraf en sous-traitance ne semble pas poser de problèmes particuliers. »
Deuxième volet de l’accord Anselme de 1990 avec les Canadiens de Nordion : la problématique du démantèlement et de la décontamination du site en cas de départ de l’exploitant nucléaire. Le ministre-président Collignon explique à ses collègues qu’il y a des principes généraux en la matière qui font que, fort logiquement, c’est le pollueur qui doit provisionner des fonds à cet effet sur un compte spécial de l’Ondraf. Mais qu’en ce qui concerne le site de Fleurus, les choses se passent de manière très différente… D’une part, pour l’IRE, «c’est l’Etat belge en tant qu’actionnaire qui couvre le passif technique » et pour Nordion, ces coûts sont également à charge du contribuable wallon.
Citons encore le ministre-président : « Dans la convention de reprise par la SA Nordion, le coût du démantèlement et de la décontamination est mis à la charge des pouvoirs publics (…) C’est la Région wallonne qui supporte seule la totalité du coût du démantèlement des installations cédées à la S.A Nordion. » Cette note interne du gouvernement wallon révèle ensuite qu’en 1994, l’Exécutif régional s’était déjà rendu compte que le contrat de 1990 allait coûter beaucoup plus cher que ce qui avait été envisagé en 1990. Les montants cités sont effarants. Robert Collignon explique en effet à ses collègues que son camarade Anselme n’était apparemment pas un as de la calculette : «Sur la base des informations dont il disposait, l’Exécutif régional wallon du 31 mai 1990 estima le coût annuel du démantèlement des bâtiments, sur une période de 30 ans, à 10-12 millions de FB, et celui du traitement de déchets nucléaires à 8-10 millions de FB. Le 1er décembre 1994, le Gouvernement wallon (NDLR : déjà présidé par Robert Collignon), faisant suite à l’envoi de déclarations de créances émanant de l’IRE, et après examen approfondi du dossier, décida d’honorer l’engagement contractuel pris en 1990. Mais contrairement à ce qui avait été mentionné dans la note du 31 mai 1990 (…) et suite une estimation plus fine des coûts futurs du démantèlement, l’intervention de la Région wallonne a été estimée à environ 70 millions de FB annuellement; le coût du traitement des déchets s’élevant à 20 millions de FB et le coût de décontamination des bâtiments à 50 millions de FB. A cet effet, le Gouvernement avait décidé de consacrer une somme de 1 100 millions de FB (…) La somme mentionnée ci-dessus avait été dégagée compte tenu des disponibilités budgétaires qui existaient à l’époque, mais également sur l’estimation des coûts que la Région wallonne devrait supporter dans les 25 ans à venir, qui étaient évalués à 25 x 70 millions, soit 1 750 millions de FB (NDLR : 43 millions d’euros).»
Et la note d’exposer que, dans le dossier de Fleurus, les responsables politiques n’ont pas seulement engagé de l’argent wallon pour assumer une partie des charges d’un pollueur canadien : « Il est en outre important de préciser que restent à charge de l’Etat fédéral, notamment le démantèlement du site et des installations de l’IRE, ainsi que le coût du traitement des déchets issus des productions de l’IRE ». Le lobby nucléaire est à l’évidence très persuasif…
Ces aides colossales ont d’ailleurs interpellé la Cour des comptes, ce qui a conduit le Gouvernement wallon, en 1995, à devoir verser les 1 100 millions de francs belges déjà provisionnés dans le cadre de la convention avec Nordion sur un compte de trésorerie de la Région wallonne.
En mars 1998, l’enthousiasme pour les Canadiens de Nordion est toujours de mise. Une nouvelle convention entre l’Etat belge représenté par le socialiste Elio Di Rupo, le ministre fédéral de l’Economie et la Région wallonne, représenté par le ministre-président socialiste Robert Collignon, confirme la convention de 1990 sur le fait que «la Région wallonne s’engage à prendre seule à sa charge, en temps utile, la totalité du coût du démantèlement des installations et des bâtiments cédés à Nordion», tout en spécifiant la liste des bâtiments concernés sur le site de Fleurus. Déchets radioactifs de Fleurus, les documents du gouvernement wallon (2).
Et si le dossier revient, en mars 1999, sur la table du Gouvernement wallon par l’exposé du ministre Collignon, c’est en raison de l’accumulation d’un certain nombre de factures qui restent impayées. Une centaine de million de francs belges est alors en jeu. Robert Collignon explique à ses collègues du Gouvernement que «vu la complexité inhérente à une utilisation commune des bâtiments nucléarisés, la répartition des frais engendrés par le traitement des déchets produits par Nordion et ceux produits par l’IRE a nécessité une étude longue et difficile réalisée par notre conseil Tractebel. C’est seulement dans le courant de l’année 1998 qu’une clé de répartition des frais a obtenu l’accord des deux différents producteurs de déchets et a été approuvée par le ministre-président (NDLR : Robert Collignon himself, donc). C’est ainsi que, tout récemment, la Région wallonne a reçu officiellement les factures relatives à sa participation dans le traitement des déchets produits par Nordion, soit 13 271 565 FB en 1993 ; 21 919 106 FB en 1994 ; 12 131 859 FB en 1995 ; 24 461 292 FB en 1996 et 28 264 100 FB en 1997. Au total, 100 047 922 FB (NDLR : environ 2,5 millions d’euros) hors TVA sont dus par la Région wallonne à l’IRE. »
Le montant de la facture interpelle tout de même les hommes politiques qui siègent dans ce Gouvernement wallon de 1999. Mais sans stress excessif, comme le prouve encore l’exposé de Robert Collignon à ses collègues. Autour de cette table de gouvernement, on constate en effet que la convention de 1990 entre l’IRE et Nordion prévoit que la charge pour la collectivité des coûts de traitement des déchets de Nordion est contractuellement négociable depuis novembre 1997. Dès lors, Collignon dit à ses collègues : «Etant arrivé depuis plus d’un an au terme de cette première période (sic), il convient dès lors, au vu de l’augmentation très sensible du coût des déchets à charge de la Région wallonne depuis 1993, de revoir les paramètres menant au calcul de ce coût. Une réunion du comité de révision est prévue…» Mieux vaut tard que jamais.
Dans le même temps, le Gouvernement Collignon confie à Tractebel la tâche d’aider l’Ondraf dans le cadre d’une «étude de la décontamination et du démantèlement des installations cédées à Nordion» ayant pour but d’avoir un «plan de déclassement initial arrêté avant l’an 2000». Lequel «permettra d’estimer très précisément le montant total nécessaire au démantèlement des installations exploitées par Nordion». Et bien entendu, ce type d’étude et tout ce que recouvre «les missions légales de l’Ondraf en matière de déclassement » n’est pas gratuit. Pas grave. Dans ce dossier du site nucléaire de Fleurus, le Gouvernement wallon a semble-t-il les moyens de ses ambitions. Ainsi, dans cette note du 10 mars 1999, le ministre-président Collignon précise que « les prestations et dépenses annuelles nécessaires pour réaliser ces missions sont (montants hors TVA) jusqu’à 1998 : 980 000 FB (forfait couvrant l’amortissement et la mise à disposition des connaissances et des outils de l’Ondraf pour les révisions du plan de déclassement initial), pour 1998, 1999 et 2000 : plus ou moins 300 000 FB par an ». A cela, on ajoutera encore les coûts de l’inventaire des installations exploitées par Nordion, un travail réalisé par l’IRE et l’Ondraf et facturé 5 952 071 euros (hors TVA) en 1999. Et comme dessert, les coûts d’un autre exercice d’inventaire portant cette fois sur les équipements utilisés par Nordion et facturé par l’Ondraf pour un montant de 3 194 480 FB.
En tenant des comptes des missions de Tractebel, de l’IRE (gestion des déchets de Nordion entre 1993 et 1997) et de l’Ondraf, le Gouvernement wallon arrive à constater que l’ardoise qu’il doit régler pour assurer la présence de l’acteur privé Nordion SA sur le site de Fleurus est, au 10 mars 1999, de 112.474.473 FB, soit près de 2,8 millions d’euros. Quand on aime, on ne compte pas, bis. En 1999, le Gouvernement wallon PS/PSC assume tranquillement en constatant que « les créances détenues par les différents organismes précités ont un impact nul. Elles seront entièrement prises en charge par la provision d’1,1 milliard de francs actuellement en trésorerie.» Comme les choses sont parfois présentées…
Le puits est cependant sans fond. Car constate aussi le même Exécutif, il faudra encore mettre de l’argent sur la table dans les années à venir. Donc, « à partir de 1999, entre 20 et 30 millions de FB seront à charge annuellement d’une allocation de base à créer «quote-part Région wallonne au coût des déchets produits par Nordion» et ce, jusqu’à la fin des activités de Nordion (le montant est fonction de l’activité industrielle de Nordion). » De plus, «pour faire face aux dépenses liées aux missions ultérieures de Tractebel et de l’Ondraf, une allocation de base « coûts liés aux missions de Tractebel et de l’Ondraf » sera créée. Dès à présent, un montant d’environ 500 000 FB est à budgéter en 1999 ». En mars 1999 encore, il est décidé que 960 millions de FB encore disponibles en trésorerie seront « dédiés exclusivement au démantèlement futur des installations exploitées par Nordion, le tout formant ce que l’on pourra appeler « fonds de démantèlement nucléaire ». Un peu échaudés tout de même, les responsables politiques décident en parallèle de créer un « Comité de suivi » qui fournira au Gouvernement, une fois l’an, un rapport sur la nécessité éventuelled’augmenter l’enveloppe provisionnelle relative au démantèlement». En sus, le 10 juin 1999, le Gouvernement wallon décide de confier une mission déléguée de gestion technique à la SPAQuE concernant le « dossier relatif aux déchets produits et au déclassement des installations exploitées par la SA Nordion ».
Ensuite, les années se suivent et se ressemblent, au gré des majorités qui se succèdent à la tête de l’Exécutif wallon. Comme le relève une note plus récente de l’équipe actuellement au pouvoir (PS/CDH/Ecolo): «En ses séances des 7 décembre 2000, 22 novembre 2001, 18 octobre 2002, 13 novembre 2003, 10 novembre 2004, 21 décembre 2006, 20 décembre 2007, 12 décembre 2008, 17 décembre 2009, 16 décembre 2010 et 22 décembre 2011, le Gouvernement wallon a marqué son accord sur :
– L’octroi de la subvention due à l’Institut national des radioéléments au titre de quote-part de la Région dans le coût de traitement des déchets nucléaires produits par Nordion pour les années concernées − et ce, jusqu’en 2009, décision du 22 décembre 2011 (NDLR : cette dernière facture « déchets Nordion » honorée par la Région portait sur un montant de 502 170,33 euros) ;
– Le « provisionnement », sur le compte de transit de la trésorerie régionale dénommé « Fonds de démantèlement nucléaire », d’un montant annuel, s’élevant à 775 000 euros le 22 décembre 2011, inscrit au titre de provision pour le démantèlement futur du site de Fleurus (…) A noter que ce fond de démantèlement est actuellement provisionné à concurrence de 28 051 834,56 euros ;
– Le paiement des prestations de la SA SPAQuE dans le cadre de sa mission déléguée. A tous ces coûts, dont l’addition exacte relèverait du travail d’une commission d’enquête parlementaire, il faudra ajouter celui démantèlement des installations de Fleurus, à la suite du départ des repreneurs de Nordion, la société BMB. Il est estimé à environ 50 millions d’euros à charge des contribuables, ce qui est largement supérieur à ce qui a été provisionné par la Région. C’est tout ? Eh bien, non ! Car le prix de ces aventures nucléaires dans la « cité des Bernardins » va être augmenté de frais d’avocats, de frais de procédure et d’une éventuelle condamnation judiciaire. Durant le printemps dernier, la société BMB, qui a repris pendant un an les activités de Nordion, a déposé plainte devant l’US District Court d’Alexandria en Virginie. Elle réclame 30 millions de dollars de dommages et intérêts à l’Etat belge pour « modification unilatérale de contrat sans juste compensation et sans finalité publique et discrimination ». En cause, la volonté affichée à partir de la mi-2011, par le Gouvernement wallon, d’en finir avec le traitement de faveur qui avait été accordé pendant des années aux déchets étiquetés « Nordion SA ».
Un peu d’histoire encore pour comprendre cet aspect du dossier. Installés à Fleurus à partie de 1990, les Canadiens de Nordion font mieux que tenir leurs promesses sur le plan social et ce, pendant vingt ans. Une longue période durant laquelle la question de l’évacuation des déchets nucléaires et celle du démantèlement futur du site fait l’objet d’un consensus au sein de tous les gouvernements wallons qui se succèdent : on s’est engagés par la convention de 1990, on paie et on provisionne pour l’avenir.
Un ancien de Nordion témoigne du climat de cette époque bénie pour ceux qui collaboraient au « fleuron de la technologie wallonne » : « A vrai dire, ce qu’on a vécu était assez improbable. Le site de Nordion Fleurus n’a jamais été rentable mais, pour des raisons stratégiques, la maison mère canadienne le maintenait en activité. Dans les années 2000, le déficit est arrivé à atteindre les 500 000 euros par mois mais, malgré tout, les Canadiens mettaient toujours la main au portefeuille, car ils faisaient des profits colossaux dans leurs autres filiales. En gros, nous avions une fonction de roue de secours si le cyclotron du Canada tombait en panne. En football, on dirait que nous étions des « réserves de luxe. On était très bien payés à ne pas trop travailler et nos employeurs étaient prêts à beaucoup de concessions pour préserver la bonne qualité du climat social, ce qui nous valait de nombreux avantages sociaux tout en conférant de plus en plus de pouvoir aux représentants syndicaux. On comprenait bien qu’il y avait aussi une donne politique dans cette affaire, vu les coûts pris en charge par la Région wallonne pour l’évacuation des déchets. Ces conditions avantageuses octroyées par les gouvernants devaient être clairement liées à un maintien de l’emploi. Dès lors, on avait l’impression que le rêve se poursuivrait indéfiniment. Tout le monde s’y retrouvait quelque part : nous les travailleurs, Nordion et la Région, car l’image du site, dit de « haute technologie » et producteur d’emplois, était souvent vantée par les politiques. »
Le partenariat public-privé, pour utiliser une expression très à la mode, s’est ainsi renforcé au fil du temps. En février 2001, par exemple, les Canadiens tiennent une conférence de presse pour annoncer la bonne nouvelle d’un investissement de 2 millions d’euros à Fleurus. Nos confrères du « Soir » précisant à l’époque que «la rénovation et l’extension des bâtiments de la zone stérile ont été couplées à la construction et à l’équipement d’un laboratoire central. La Région wallonne est intervenue à concurrence de 18 millions de FB (NDLR : 450 000 euros) dans le financement de ce projet qui permettra à l’implantation nucléaire de Fleurus de participer au programme de l’yttrium-90. »
En 2004, la belle histoire est cependant assombrie par un premier plan de restructuration. Nordion se débarrasse d’une trentaine de membres de son personnel, qui est largement excédentaire, mais en y mettant les formes. Le plan social avoisine les 10 millions d’euros. C’est le prix de la paix sociale. Aussi importante pour Nordion que pour le gouvernement wallon. Toujours pas de débat public à ce moment-là sur la question des déchets nucléaires produit par Nordion.
L’IRE évacue. Le Gouvernement wallon paie. Mais la belle et chère mécanique imaginée en 1990 s’enraye. Certains déchets nucléaires, notamment le strontium qui a fait la une de l’actualité, ne sont bientôt plus évacués du site. Un rapport rédigé le 30 juillet dernier par un membre de l’AFCN raconte ces péripéties qui auraient bien valu un débat public en temps réel : «A la fin des années 2000, Nordion a connu une exploitation déficitaire avec des pertes financières récurrentes. Le manque de stratégie et la situation économique et financière difficile ont empêché l’exploitant de réellement mettre en œuvre le plan d’identification, de caractérisation et d’évacuation des déchets accumulés sur le site depuis des années.»
Traduction en langage courant par un ancien cadre de Nordion : «Les déchets de strontium dont on parle aujourd’hui se sont accumulés depuis le début des années 2000 parce que leur évacuation n’était pas prévue par la convention de 1990. C’était à Nordion de s’en charger et, à partir d’un certain moment, les difficultés financières aidant, cela ne s’est plus fait. On a stocké et encore stocké. De manière excessive…» A cette époque, le fait que Nordion a bien trop « stocké » est bel et bien un secret de polichinelle pour les autorités de contrôle, mais l’heure n’est pas aux questions dérangeantes. La paix sociale n’a pas de prix. En 2009, dans la plus grande discrétion, un plan spécial d’évacuation sera demandé à Nordion, mais sans suite car…
En juillet 2010, c’est le coup de semonce. Nordion annonce en conseil d’entreprise que les deux tiers du personnel vont être bientôt remerciés. Une procédure de licenciement collectif est envisagée. Le climat social se tend et il s’avère de plus en plus clair que les Canadiens ne resteront plus en Belgique. Pendant plusieurs semaines, il n’y a pas de repreneur déclaré. Inévitablement, le dossier revient sur la table du Gouvernement wallon… Des dizaines d’emplois sont en jeu, mais pas seulement. La question de l’évacuation des déchets stockés et du démantèlement du site en cas de cessation d’activité se pose pour la première fois de manière concrète.
Le contrat de 1990 est relu. Mince : si les Canadiens partent, les finances publiques auront bien plus qu’un désastre social à gérer. Au moins 50 millions d’euros pour assainir ! Ce chiffre, dont on parle depuis quelques jours dans la presse, circule déjà dans certains cabinets ministériels.
Fin 2010, un repreneur se manifeste. Best, une société américaine, est prête à relancer le buisines. La signature de la cession d’action de Nordion à Best a lieu le 1er avril 2011.
Mais dès avant cette date, BMB est associé à une réunion mettant en présence l’Agence fédérale de contrôle, l’Ondraf, Bel V et de l’IRE où il est décidé d’un « crash programme » visant à « diminuer la présence de déchets radioactifs sur le site ». La question de déchets excédentaires est donc bien connue. Mais on travaille dans un climat de confiance avec le repreneur, auquel il est promis que la Région wallonne ne changera rien à son intervention dans les frais de traitement des déchets par l’IRE et dans le provisionnement pour le démantèlement.
Une lettre écrite le 25 mars 2011, soit quelques jours à peine avant la signature de la reprise de Nordion par Best, en témoigne de manière très explicite. Cette lettre est signée par le vice-premier ministre et ministre de l’économie du Gouvernement wallon, le socialiste Jean-Claude Marcourt. Elle est adressée à Ian Downie, directeur général de MDS Nordion, lequel la transfère à Krish Suthanthiran, le patron de Best, pour qu’il soit définitivement convaincu de l’intérêt d’investir à Fleurus.
Jean-Claude Marcourt écrit : « La question de l’incidence de l’opération projetée par la société Best Medical, laquelle envisage de faire l’acquisition de toutes les actions que la société canadienne Nordion Inc détient dans la SA MDS Nordion, a été soumise à l’examen de l’avocat de la Région wallonne. Il résulte de l’analyse de ce dernier que, d’un point de vue juridique, l’opération précitée n’est pas de nature à avoir un quelconque impact sur les obligations que la Région wallonne a souscrites envers la société SA MDS Nordion (…). Le Gouvernement wallon en a pris acte lors de sa séance du 24 mars dernier et m’a chargé de vous en informer. »
Jeu de dupes pour attirer l’investisseur étranger qui promettait de sauvegarder tous les emplois sur le site ? Le ministre Marcourt ajoute dans son courrier un paragraphe qui prendra toute sa signification quelques mois plus tard. Le genre de petite clause qu’on oublie dans les conditions générales des contrats d’assurance : «Cette analyse est bien entendu établie sans préjudice de l’exercice des compétences de l’Etat fédéral en matière de contrôle et de sécurité nucléaire, et de stockage et de traitement des déchets radioactifs, notamment. A cet égard, je vous signale que le Gouvernement wallon m’a chargé d’informer les ministres fédéraux de l’Intérieur et de l’Energie de sa décision.»
Double discours. Le 5 juin 2012, interpellé au parlement wallon par le député Ecolo Xavier Desgain, le même ministre Marcourt déclare : « Pour rappel, en date du 24 mars 2011, le Gouvernement a pris acte de la cession de Nordion Inc à Best (…) A cette même époque, le Gouvernement m’a également chargé de procéder à l’examen des dispositions à prendre en vue d’une négociation par l’IRE, de la révision des conditions financières relatives au traitement et à l’élimination des déchets radioactifs provenant des activités de la Nordion SA. »
CQFD : Dans la lettre du 25 mars, il est dit que rien ne changera et, au gouvernement du jour précédent, on a décidé de modifier le contrat léonin de 1990. Rien n’a été annoncé en ce sens pour ne pas faire fuir l’investisseur providentiel, mais la machine est en marche, qui va finalement conduire au blocage total de l’évacuation des déchets produits à Fleurus, aggravant in fine une situation de sur-stockage qui existait déjà avant l’arrivée de BMB sur le site. Déchets nucléaires de Fleurus : les documents du gouvernement wallon (3)
Dès le 24 juin 2011, c’est le ministre fédéral du Climat et de l’Energie, Paul Magnette (PS), qui arme le missile destiné à la cible BMB en écrivant un courrier à l’Ondraf. Il demande à cet organisme faire un examen « relatif à la situation du passif technique de l’IRE et à la gestion des déchets radioactifs sur le site de l’IRE ». En termes administratif, c’est une invitation claire du ministre de tutelle à ce que soit relue la convention de 1990…
L’Ondraf prend son temps pour répondre. Cinq mois durant lesquels le climat social se dégrade fortement sur le site de Fleurus. Témoignage d’un travailleur : «Le management des repreneurs de BMB s’est tout de suite avéré très différent de celui de Nordion. Du temps des Canadiens, les syndicats étaient quasiment des partenaires de la direction. C’était parfois excessif et même contreproductif pour la société, car certaines personnes étaient payées à ne pas faire grand-chose. C’est bien simple, les mots « sanctions » ou « licenciement » n’existaient pas dans le vocabulaire de cette époque. Et puis, les gens de BMB sont arrivés, avec leur mentalité un peu trop américaine : le patron décide tout et ne rend que très peu de compte à ses employés. Et ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à s’en aller. Le choc culturel s’est tout de suite avéré explosif.»
Investissements et dépenses non expliqués des repreneurs qui seront bientôt accusés par les syndicats de vider les caisses de l’entreprise à des fins douteuses, arrêts de travail, licenciement de quelques travailleurs, incapacité à communiquer des nouveaux patrons, accroissement du déficit…
En quelques mois, le Gouvernement wallon observe avec inquiétude la chute de plus en plus probable de BMB et, avec elle, le retour à l’avant-plan de la question de l’évacuation des déchets – pas seulement ceux produit par le repreneur, mais aussi ceux accumulés par son prédécesseur – et la question du démantèlement du site. La question qui taraude depuis des mois dans certains cabinets ministériels devient prioritaire : et si on parvenait à sortir du contrat de 1990 ? Le missile est prêt à être lancé. Avec un sens de l’agenda assez étonnant, le 17 novembre 2011, l’Ondraf se décide à envoyer au ministre Magnette la lettre qu’il attendait. Le constat qui n’avait jamais été fait du temps de Nordion devient une évidence : l’IRE ne peut plus collecter les déchets de Best Medical ! Ce document commence fort car, en préambule, l’Ondraf explique que c’est « suite à des démarches qu’il a entreprises » qu’il «a pris connaissance d’une convention relative à la collecte et à l’élimination de déchets conclue le 30 novembre 1990 entre l’IRE et Nordion Europe SA. » Soit…
Selon l’Ondraf, «l’article 10 de cette convention prévoit qu’elle sera résiliée de plein droit en cas de retrait des autorisations officielles (…). L’injonction adressée à l’Ondraf de conclure des contrats d’enlèvement avec chaque producteur présent sur le site de l’IRE implique indirectement, mais certainement, que l’IRE ne dispose plus des autorisations nécessaires pour réaliser les services qui font l’objet de ce contrat (…) Il s’ensuit que la convention par laquelle l’IRE collecte et élimine des déchets doit être résiliée. » Le 5 décembre 2011, le ministre Magnette est en droit de communiquer la «mauvaise-bonne» nouvelle au président et au directeur général de l’IRE : «Suite au courrier de l’Ondraf, je vous informe officiellement que l’IRE ne dispose plus à ce jour des autorisations nécessaires pour exécuter les missions de collecte et d’élimination des déchets. Par conséquent, la convention conclue entre l’IRE et Nordion Europe SA doit être résiliée. »
En parallèle, le ministre Marcourt est toujours chargé de négocier avec BMB une révision de l’intervention de la Région wallonne dans les coûts de traitement des déchets et du démantèlement futur du site. Axe de négociation : BMB doit accepter un nouveau contrat de sous-traitance avec l’Ondraf si elle veut que ses déchets soient encore évacués. On met la pression sur BMB, mais ce n’est encore qu’un premier avertissement.
Ainsi, le 7 décembre 2011, le directeur général de l’Ondraf écrit au directeur général de l’IRE pour le prier de tout de même « bien vouloir assurer la continuité des opérations techniques préparatoires à l’enlèvement des déchets radioactifs de Best Medical Belgium SA, et ce jusqu’à ce que tous les contrats nécessaires à la gestion de ces déchets soient conclus entre l’Ondraf et les parties concernées. (…)Ces opérations techniques seront exécutées par l’IRE, sous la surveillance et la responsabilité de l’Ondraf (…) L’Ondraf réexaminera la situation dans 6 mois si tous les contrats nécessaires à la gestioEnqun des déchets de Best Medical Belgium SA n’ont pas été conclus durant cette période. »
Le 19 décembre 2011 – entre-temps il y a eu changement de gouvernement fédéral –, c’est le frais émoulu secrétaire d’Etat à l’Environnement, Melchior Wathelet Jr, qui exerce désormais la tutelle sur l’IRE. Lequel l’informe par courrier de l’importance d’arriver rapidement à un accord avec BMB pour que l’évacuation des déchets puisse reprendre dans un cadre légal permettant à l’Institut de facturer ses services : «L’IRE est tenu d’interrompre ses prestations de préparation des déchets de BMB et insiste donc pour qu’un contrat de sous-traitance avec l’Ondraf soit conclu dans l’urgence».
La pression augmente encore. Cela tourne à l’imbroglio.
Le 16 janvier 2012, l’IRE insiste. Il écrit à l’Ondraf pour lui enjoindre de «formaliser, au plus tard pour le 20 janvier, (…) une relation de sous-traitance impliquant que toutes les factures IRE soient désormais adressées à l’Ondraf, qui les relayerait ensuite vers BMB et la Région wallonne au prorata des conventions existantes entre ces deux entités ». Mais l’Ondraf refuse «au motif que ses responsabilités se limitent à l’enlèvement des déchets et ne saurait couvrir les prestations de service que l’IRE effectue pour BMB ».
Quelques jours plus tard, l’IRE et l’Ondraf finissent tout de même par arriver à un accord de principe portant sur la réalisation des étapes suivantes : primo, la conclusion d’un contrat d’enlèvement entre l’Ondraf et BMB. Secundo, la conclusion d’un nouveau contrat entre BMB et l’IRE pour la préparation à l’enlèvement. Tertio, la rédaction d’un protocole technique décrivant les opérations effectuées par l’IRE en sous-traitance de l’Ondraf.
Mais à cette époque, les choses se compliquent sur le plan social du côté de BMB. Le 9 janvier 2012, la gestion de la société en crise a été confiée, par le tribunal de commerce de Charleroi, à deux avocats désignés administrateurs provisoires. Ils sont rapidement mis au courant du caractère délicat de la situation qu’on leur demande de gérer. Notamment lors d’une réunion sur le site avec l’AFCN, le 23 janvier 2012, durant laquelle tout le monde s’inquiète de la problématique des déchets.
Le 31 janvier 2012, une autre réunion met en présence les administrateurs provisoires de BMB avec l’IRE et un représentant de la Région wallonne. Nouveau blocage : les administrateurs provisoires expriment leurs «réticences à signer dans l’urgence les contrats de préparation et d’enlèvement des déchets». En ce sens, leur attitude ne diffère pas de celle des repreneurs américains qui s’étaient offusqués de devoir accepter une révision unilatérale du contrat d’évacuation des déchets.
Un compte rendu de la réunion du 31 janvier 2012 fait par l’IRE précise que «le représentant de la Région wallonne indique la volonté de la Région de modifier les termes et conditions du financement des déchets de BMB avec effet au 1er janvier 2012. Il est convenu, à l’issue de la réunion, de demander à Monsieur le secrétaire d’Etat (Melchior Wathelet, junior) de porter la date de résiliation de la “convention déchets” au 31 mars 2012, ceci en accord avec le représentant de la Région wallonne qui s’engage à défendre l’idée de poursuivre le mécanisme financier en place jusqu’à cette date.»
Dès le lendemain, une entrevue a lieu entre les responsables de l’IRE et le secrétaire d’Etat à l’Environnement Melchior Wathelet, lequel refuse de prolonger la convention déchets jusqu’au 30 mars 2012. L’IRE le rapporte dans une lettre envoyée aux administrateurs provisoires de BMB dès le 3 février : «Lors de l’entretien que l’IRE a eu avec Monsieur le secrétaire d’Etat, cette demande a été rejetée et, en conséquence, à défaut de conclusion de contrats, l’IRE ne pourra pas continuer les opérations de préparation à l’enlèvement des déchets de BMB. Le conseil d’administration de l’IRE est contraint de vous signifier que, sauf engagement de signature des deux contrats d’enlèvement et de préparation des déchets, au plus tard pour le 7 février 2012, l’IRE ne pourra plus réaliser de prestations pour BMB à cette fin. »
En mars 2012, la société BMB est mise sous administration judiciaire. Tout le monde a compris que la question du coût de l’évacuation des déchets, et encore plus celle démantèlement du site, vont bientôt se poser avec force dans le débat public. Et le 28 mars 2012, le Gouvernement wallon tente encore de sauver les meubles. C’est à cette date que le ministre Marcourt, selon une déclaration qu’il a faite au parlement wallon, « informe la société BMB que le retrait des autorisations dont disposait l’IRE avait entraîné la dissolution automatique du contrat conclu (NDLR : en 1990) entre ce dernier et la société Nordion SA devenue Best Medical Belgium. » Il est douteux que cela suffise à faire payer ledémantèlement des installations et l’assainissement du site à BMB, société qui conteste déjà devant les tribunaux américains la remise en cause « discriminatoire » de la convention de 1990…
On mettra tous ces éléments en rapport avec une déclaration qui nous est faite par un ancien cadre de BMB : « Concrètement, les évacuations par l’IRE se sont arrêtées fin 2011, tout début 2012. Des discussions ont encore eu lieu après la mise en demeure de février 2012. Le 3 mai 2012, un accord a même été passé pour l’évacuation des déchets produits par BMB, cela ne concernait pas le strontium stocké en quantité excessive, lequel était déjà hors convention. Mais ce dernier accord n’a pas eu de suites concrètes ».
Ce témoignage est confirmé en langue nucléaire par un rapport du 30 juillet 2012 de l’AFCN : « BMB n’a pas pu redresser la situation économique et financière de l’exploitation et les pertes financières mensuelles continuaient à se chiffrer à des montants très élevés. Cette situation n’était pas favorable à l’évacuation des déchets vers l’Ondraf car elle aurait encore creusé davantage le bilan négatif de l’exploitation. Il y a lieu de mentionner que la plupart des déchets transitaient par l’IRE pour un prétraitement. A partir de fin 2011, l’IRE n’a cependant plus été autorisée à prendre en charge ces déchets, à la demande expresse de son ministre de tutelle (NDLR : Melchior Wathelet Jr). Les déchets produits pendant cette période sont donc venus s’ajouter à ceux déjà entreposés, ce qui a encore contribué à la détérioration progressive de la situation. »
Une « situation » qui n’a pas empêché que, le 7 mai 2012, quelques jours avant le prononcé de la faillite de BMB, cette société reçoive encore de l’AFCN l’autorisation de produire du xénon-133 à Fleurus.
Le 14 août dernier, le scandale des déchets nucléaires de Fleurus éclatait dans la presse au travers de la publication d’un rapport de Bel V dénonçant la présence de strontium mal et surstockés sur le site de Fleurus. Les titres qu’on a pu lire alors, du genre « une entreprise américaine en faillite a abandonné des déchets radioactifs à Fleurus », sont certainement un résumé très court de cette histoire qui devrait plutôt amener à un véritable questionnement sur l’action menée par le monde politique belge, et plus particulièrement wallon, depuis vingt ans, pour soutenir un «fleuron de la technologie » locale. En égard aux dépenses d’argent public importantes qui ont été évoquées dans cette enquête, le contribuable wallon serait en droit de savoir quel a été le véritable prix payé pour le maintien de 100 emplois et de la paix sociale sur le site nucléaire de Fleurus. Le budget ainsi utilisé aurait-il pu être consacré à des politiques plus créatrices d’emplois ? Les réponses à ces questions relèvent de l’intérêt général car elles pourraient amener de précieuses réflexions pour des politiques économiques à venir.
LA SUITE DE CETTE ENQUÊTE DANS LA CAHIER SPECIAL PARU DANS PARIS MATCH DE CETTE SEMAINE.