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Publié par Michel Bouffioux

Un entretien exclusif publié dans l’hebdomadaire belge « Ciné-Télé Revue », le 29 juin 2006

Ce lundi 26 juin, au moment de boucler cette édition de Ciné-Télé Revue, Abdallah Ait-Out était encore le suspect numéro 1 dans le cadre de l’enquête sur la disparition de Nathalie (10 ans) et Stacy (7 ans) mais, dans le même temps, aucune preuve matérielle ne l’accablait et il restait présumé innocent. Impossible pour nous de prévoir l’avenir d’une enquête qui pouvait encore connaître des rebondissements importants. Par contre, il était plus aisé de fouiller dans le passé de ce pédophile violent et récidiviste. C’est ainsi que nous avons retrouvé la trace de Nadia E. Cette jeune femme aujourd’hui âgée de 26 ans a accepté de nous recevoir. Abusée pendant plus de six ans par Abdallah Ait Out, elle ne s’est toujours pas remise de sévices sexuels qu’elle a dû subir. On le comprendra aisément, l’arrestation récente de son oncle dans le cadre de l’enquête sur la disparition de Stacy et de Nathalie n’a fait que raviver des souvenirs extrêmement douloureux. Ce que ne nous expose ce témoin dans un récit extrêmement émouvant étaye en tous les cas un fait incontournable : dans les années’80, déjà, les déviances sexuelles d’Abdallah Ait Out le portaient à s’attaquer à une victime qui était exactement dans la même tranche d’âge que les fillettes aujourd’hui disparues. Voici l’histoire de Nadia.

- Ces jours-ci, quand la photo de votre oncle, Abdallah Ait-Out a été diffusée dans les médias, cela a du vous faire un fameux choc ?

- En fait, je m’y attendais un peu. Le jour précédant cette diffusion, les enquêteurs s’étaient rendus chez ma mère parce qu’ils étaient à sa recherche dans le cadre de l’enquête sur la disparition de Stacy et Nathalie. N’empêche que… (Ndlr : elle s’interrompt, visiblement émue)

- N’empêche que…

- Bien sûr que cela m’a troublé que de revoir sa tête! C’est comme si je vivais une sorte de flash back… A vrai mon dire, mon passé ne m’avait jamais quitté; Avant les terribles suspicions de ces derniers jours, toutes les blessures psychologiques dont je souffrais n’étaient pas du tout cicatrisées… Maintenant, elles sont complètement rouvertes et je ne dors plus. Ce type m’a fait tant de mal! Et moi, je sais de quoi il est capable. J’ai beaucoup regardé les photos des petites disparues et je n’ai pu m’empêcher de m’identifier à la plus petite d’entre elles, celle qui a des cheveux noirs… (Ndlr : des larmes commencent à couler sur son visage) Vous comprenez, je ressemblais à Stacy quand il a abusé de moi! Je n’avais que six ou sept ans. Je pense beaucoup à ces deux petites. Bien sûr, comme tout le monde, je ne sais pas si c’est lui le coupable. Par contre, ce que je sais me fait peur…

- Que voulez-vous dire ?

- Je suis bien placée pour savoir qu’il peut-être sexuellement attiré par des gosses de l’âge de Nathalie et de Stacy!

­- A quand remonte votre dernière rencontre avec votre oncle ?

- Je situe cela aux alentours de 1996 ou 1997. A l’époque, je faisais de la boxe dans un club à Jemeppe-sur-Meuse (Grâce-Hollogne). C’était une manière pour moi de chercher à évacuer la colère qui était en moi après ce que j’avais subit dans mon enfance. Un jour, il était présent dans la salle. Deux ans auparavant, il avait été condamné pour avoir abusé de moi et je me retrouvais face à lui sans préavis! Normalement, il ne pouvait pas se trouver là. Il ne respectait pas les conditions de sa remise en liberté : la justice lui ayant interdit d’encore se rendre à Grâce-Hollogne ou à Jemeppe. Cette situation imprévue m’a effrayé. C’était très paniquant… J’ai piqué une crise de nerfs dans les vestiaires. On a dû me prendre pour une folle. Et puis j’ai pris mes jambes à mon cou. Je voulais fuir cette rencontre insupportable. Pendant ce temps, lui, il a continué à s’entraîner comme si de rien n’était.

- Puis-je vous demander de vous remémorer votre passé de victime ?

- A l’époque, on vivait dans une maison de cité à Grâce-Hollogne. Il y avait mes deux frères, ma petite sœur. Ma mère ne travaillait pas et mon père, un ancien mineur, était au chômage. Je ne préfère pas en dire plus sur l’ambiance qui régnait à la maison, sauf que moi, dans cette famille, j’ai toujours eu l’impression d’être le mouton noir, celle que l’on mettait de côté…

- Comment votre abuseur entre dans votre existence ?

- Abdallah est l’un des frères cadets de ma mère. Dans les années ’80, il avait déjà une vie assez dissolue. Maman qui avait bon cœur et qui était toujours prête à rendre service à ses huit frères et sœurs accueillait régulièrement mon oncle Abdallah lorsqu’il était sans le sou et qu’il n’avait nulle part où aller. J’étais très petite quand il a commencé à passer des séjours à la maison. Je ne saurais plus dire aujourd’hui combien de temps il restait. Je crois savoir qu’à cette époque il avait de temps en temps une petite amie, qu’il aimait les grosses motos et qu’il était un peu perçu comme le «gamin de merde» de la famille : capricieux, violent, impulsif.

- Un souvenir plus précis ?

- Le seul souvenir qui est vraiment précis que j’ai à son égard, c’est un sentiment de dégoût. C’est que je le détestais parce qu’il venait le soir dans mon lit…

- Dans quelles circonstances a-t-il commencé a abusé de vous ?

- Je ne peux pas vous donner une date, un jour ou un soir précis durant lequel il se serait passé ceci ou cela. Tout ce que je peux dire, c’est ce que l’enquête judiciaire a établi en 1994 : les abus auraient commencé quand j’avais six ou sept ans, à une époque où lui, il avait un peu plus vingt ans. Ensuite, cela a continué pendant des années. Jusqu’à ce que j’ai eu 12 ans. Soit, il venait dans mon lit pendant que mes parents dormaient, soit cela se passait en journée quand il n’y avait personne d’autre à la maison. C’était notamment des attouchements mais c’est aussi allé plus loin… Je n’ai pas envie de donner plus de détails. Aujourd’hui encore, c’est trop douloureux. Je n’ai toujours pas tourné la page, vous comprenez ? Ce qui me traumatise le plus, ce qui ne passe pas encore aujourd’hui… (Ndlr : à ce moment elle ne peut retenir ses larmes et elle s’interrompt)

- Prenez votre temps…

- Ce que je n’accepte pas, c’est d’avoir été manipulé pendant si longtemps. Je n’ai pas compris que ce qu’il faisait était mal. Je n’ai pas su m’opposer. Il me dominait et je me suis laissée faire. Aujourd’hui encore, cela me rend folle. J’ai des flashs tout le temps. Impossible d’aller dormir sans penser à ce qui s’est passé pendant si longtemps. Je suis foutue à cause de cela. En apparence, je suis encore en vie mais en réalité ce salop m’a tué… Je pourrais aussi formuler cela autrement : il aurait mieux fait de me tuer que de me laisser avec ce poids là !

- Mais c’est terrible ce que vous dites. Vous n’étiez qu’une enfant qui a été manipulée par un pervers. C’est lui le coupable, pas vous!

- Oui, bien sûr… Intellectuellement, c’est une idée que je partage. Mais émotionnellement, c’est autre chose. Ce sentiment de culpabilité, il est ancré au plus profond de moi-même. Il me mine encore l’existence, il me met en colère et il m’interdit d’avoir la moindre estime pour moi… Il m’interdit d’être heureuse en amour, d’être la mère épanouie et aimante que je voudrais être… C’est pour cela qu’il y a quelque mois, j’ai tenté de mettre fin à mes jours. Fort heureusement, depuis lors, je fréquente un groupe de parole et je dialogue avec d’autres victimes d’abus sexuels (lire encadré). Cela m’aide vraiment, la thérapeute qui s’occupe de moi est une personne qui a un sens de l’écoute extraordinaire. Mais, avec ce qui vient de se passer, je replonge. Cela ravive tout…

- Aujourd’hui, vous n’avez que 26 ans. Toute votre vie est encore devant vous…

- Peut-être qu’un jour je verrai les choses comme cela. Pour l’instant, c’est l’inverse. Le poids du passé est encore trop lourd, je ne peux m’inscrire dans le temps présent et dans l’avenir. Je n’ai que 26 ans mais j’ai l’impression d’être comme ces vieilles personnes qui ont trop vécu et qui n’attendent plus rien de la vie… Tous les jours, cette histoire me rend malade. Il m’a fait croire que cela se passait parce que je le voulais bien. On dit aujourd’hui dans les médias que ce type est un fou. Ce n’est pas vrai. C’est un vrai manipulateur. Il est redoutable. Il est très intelligent. Il sait se montrer gentil et inoffensif en société. Dans le même temps, il calcule et il tisse une toile autour de sa victime dont elle ne sait plus se sortir.

On est bien d’accord : ce n’est peut-être pas lui dans l’affaire Stacy et Nathalie ?

- On est d’accord… Mais moi qui sait comment il est, je n’ai vraiment pas envie de le plaindre en ce moment. L’avenir dira si c’est lui ou pas dans l’affaire des petites disparues mais s’il devait être relâché faute de preuve, s’il devait être innocenté, il ne faudrait pas que les médias lui laisse jouer le rôle d’une victime du système judiciaire. En tous cas, moi cela me choquerait énormément et je m’en sentirais un peu plus détruite encore. Je suppose que son autre victime connue (ndlr : une flémalloise agressée sauvagement à coups de pierre et violée par Abdallah Ait-Out en 2001)- doit partager mon sentiment. S’il devait être relâché, on dira peut-être qu’un innocent a payé le prix de son passé. Moi, je répondrai alors que ce n’est pas encore assez cher payé parce que je sais une chose : lui, il ne vit pas comme moi avec ce passé. Lui, je suis certaine qu’il dort bien. Moi, depuis des années, je ne dors plus. Abdallah m’a anéantie.

- C’est vous qui l’aviez dénoncé en 1994 ?

- Non, non ce n’est pas moi ! (Ndlr : Elle s’écroule complètement). C’est cela qui m’empêche de vivre. Quand j’étais enfant, je n’ai rien compris à ce qui passait. Ce n’est que vers 11-12 ans en voyant un film à la télé que cela a fait tilt… Dans ce film, il est question d’une petite fille qui avait été abusée par un membre de sa famille. Quand j’ai vu cela, j’ai commencé à écrire ce que j’avais vécu avec Abdallah dans un petit carnet intime. Un jour, mon grand frère l’a trouvé et il a été le porter à la connaissance de ma mère. Ce qui est terrible, c’est qu’il ne l’a pas fait pour me soutenir. Dans son esprit, il s’agissait plutôt de me dénoncer : «Regarde ce qu’elle baratine ta fille !»

- Comment votre maman a-t-elle réagit ?

- Je voudrais ici lui exprimer tout mon amour et toute ma reconnaissance. Car c’est la seule personne de la famille qui s’est tout de suite rangée à mes côtés. Une fois que ma mère a su, elle a renié complètement Abdallah. Elle m’a pris dans ses bras, elle m’a dit qu’elle m’aimait. Tous les autres membres de la famille, ses frères et sœurs, mon grand frère aussi, se sont aussitôt rangés aux côtés de mon abuseur. Ce scandale, la famille n’en voulait pas! Donc, forcément, j’étais une menteuse ou alors, bien entendu, c’est moi qui l’avait provoqué (Ndlr : encore des larmes). Autrement dit, j’étais une petite pute… Quelques années plus tard, après l’arrestation de mon oncle pour le viol commis à Flémalle, une de mes tantes s’est excusée, mais tous les autres n’ont jamais manifesté un changement position. Ces derniers jours, après cette nouvelle arrestation d’Abdallah dans l’affaire Stacy et Nathalie, j’espérais qu’ils m’appelleraient pour me soutenir, mais rien du tout. Le silence total. Je voudrais qu’ils me comprennent enfin mais j’ai peu d’espoir. Pour eux, c’est le passé. Pour moi, c’est le présent. Tous les jours! Et je me doute que leur seule réaction à venir sera de me reprocher d’avoir oser parler à un journaliste.

- C’est une famille de «barakis» ou quoi ?

- Pas du tout. Ce sont des gens tout à fait respectables avec un travail, une maison des enfants… Mais comme le dit l’adage, il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre.

- En 1994, qui a alerté la justice ?

- Ma mère a parlé de ce qui était arrivé à une voisine. Celle-ci s’en est confiée à une assistante sociale du CPAS de Grâce-Hollogne, laquelle est allée faire une déposition chez les policiers. Dans un premier temps, comme aujourd’hui et comme dans l’affaire de Flémalle, mon oncle a tout nié.

- Et vous, vous avez tout raconté aux policiers ?

- Oui, j’ai tout dit et il a été confondu. Finalement, il a avoué. On l’a condamné à cinq ans de prison… Pour six ans d’abus sexuels répétés. Après moins de deux ans, il était dehors ! Il n’a jamais versé le premier centime des 3800 euros qu’il me devait à titre de réparation. Il s’en foutait royalement. D’ailleurs, j’ai entendu des bruits selon lesquels il disait partout qu’il n’était pas coupable de ce qu’il m’avait fait ; Que je l’avais provoqué. Et en 2001, il récidivait…

- Quand vous avez été en mesure de témoigner, vous ne l’avez pas protégé. Vous n’avez donc aucune raison de vous sentir coupable ?

- J’aimerais que ce soit aussi simple… Toutes les victimes d’abus sexuels aimeraient que ce soit aussi simple.

- Après que tout fût révélé, vous avez été prise en charge sur le plan psychologique ?

- Oui, mais cela n’a pas duré très longtemps et surtout ça ne s’est pas très bien passé. Je crois que je ne suis pas tombée sur la bonne personne. En plus, la pression familiale est devenue insupportable. J’étais la mauvaise. Celle par qui le scandale était arrivé. J’aurais dû la fermer, voilà ce qu’on attendait de moi! Plus personne ne me parlait dans la famille. A l’école, cela a commencé à déconner de plus en plus. Je me battais souvent. J’étais allergique à tout ce qui me semblait être une injustice et je réagissais sans discernement. Bref, je ne suis pas allée au-delà de ma quatrième humanité. A 17 ans et 9 mois, j’ai aussi commencé à vivre seule. J’étais devenue ingérable pour ma maman. J’avais trop d’estime pour les autres et pas assez pour moi-même. Pendant un temps, vers mes 20 ans, cela m’a conduit vers de mauvaises fréquentations. Cela n’a fait qu’accroître encore plus mon sentiment de culpabilité. A me noircir à mes propres yeux. J’étais complètement perdue. Sans repères. Privée de ma dignité. Et puis, j’ai voulu lutter, relever la tête. Il y a eu des hauts et des bas. Des «très bas» même. Ces derniers mois, j’avais pu commencer à mettre enfin de mots sur ce qui m’était arrivé au sein du groupe de parole auquel je participe. Je savais que le chemin serait encore très long. Je savais que ce serait difficile. Je crains maintenant que ce le sera encore plus après le choc que j’ai ressenti lors de l’arrestation d’Abdallah dans le dossier de Stacy et Nathalie…

Se libérer par la parole, retrouver une dignité et une confiance dans la vie

Nadia est actuellement prise en charge par les thérapeutes de l’Asbl liégeoise Valerea. Cette association liégeoise offre une aide thérapeutique aux adolescents (à partir de 12 ans) et aux adultes qui ont vécu des abus sexuels. Ces victimes peuvent y rencontrer un accueil et un soutien psychologique appropriés, soit par des entretiens individuels, soit par la participation à des groupes à visée thérapeutique. Chantal Vandervoort, la directrice de Valerea insiste sur quatre «valeurs maîtresse» dans son approche. Le respect : «Il s’agit de découvrir ou redécouvrir l’estime de soi, l’estime de l’autre, de créer des relations égalitaires». La liberté : «La personne est libre de venir ou de ne pas venir, libre de parler ou de ne pas parler, libre de parler de qu’elle veut». La confiance : «Aucun des propos tenus par une personne participante au niveau de sa situation et de la perception qu’elle en a, ne peut être mis en doute quant à sa sincérité. Il s’agit de se positionner à l’encontre des réactions fréquentes de négation des évènements par l’extérieur.». La confidentialité : «Toute personne participante s’engage à ne rien dévoiler à l’extérieur de tout ce qu’elle a pu entendre sur la situation des autres. La même confidentialité s’applique au thérapeute». Contact 04/222.15.22. /0479/62.38.38.

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