Un entretien publié par l'hebdomadaire Télémoustique, le 22 janvier 1997
Très actif au sein de la commission d'enquête Dutroux, le député Vincent Decroly nous livre ses impressions à un moment-clé de l'enquête sur l'enquête. Toutes les pistes seront-elles suivies et notamment celles qui mènent vers des protections éventuelles du réseau Dutroux-Nihoul ? C'est le souhait de ce parlementaire Ecolo. Si toutefois on en laisse le temps à la commission. Un entretien qui rappelle en bien des points le « si on me laisse faire » naguère lancé par le procureur Bourlet…
Tout le monde s'accorde à le reconnaître : votre commission a abattu un travail considérable au cours de ces dernières semaines. Pourtant, depuis quelques jours, on a parfois le sentiment d'y voir naître certaines tensions …
Vincent Decroly : Oui, c'est vrai. Mais cela s'explique très bien. On peut comparer l'enquête que nous menons sur l'enquête à un vol au long cours. Aujourd'hui, nous sommes arrivés dans une zone à hautes turbulences. On sent que la carlingue commence à vibrer. Peut-être même approche-t-on du triangle des Bermudes. Par conséquent, les secousses qui se font ressentir ne sont pas dues au hasard. Et dans ces conditions, je redoute que certains commissaires soient tentés d'atterrir au plus vite.
Quelle est la nature exacte des "secousses" que vous évoquez ?
Pour rester dans la même métaphore, je dirais d'abord que l'itinéraire que nous avons choisi d'emprunter est trop court ; en d'autres termes, on ne s'est pas donné le temps indispensable pour arriver à bonne destination ; et de ce rythme trop rapide que la commission s'est laissé imposer naît inévitablement une certaine tension. Le plan de vol choisi est donc très périlleux : à certains moments, la qualité des auditions baisse parce que notre vigilance, notre résistance physique ne sont pas sans limites.
Ce que vous dites est paradoxal. Parce qu'en définitive il ne tient qu'aux commissaires de réclamer plus de temps afin de réaliser un travail en profondeur !
Oui, je sais bien … Mais, sur ce point-là, il y a des différences de perception. Certains commissaires restent persuadés que l'essentiel de notre travail consiste à analyser des documents-papiers. Un peu comme ceux qui ont procédé à la libération conditionnelle de Marc Dutroux … A mon sens, c'est une vue beaucoup trop bureaucratique de notre mission. Par exemple, dans le cadre de l'enquête "Julie et Melissa", je pense qu'on a assez travaillé sur les fax de la gendarmerie. Qu'il en manque deux, trois ou cinq ne changera rien à notre analyse. En revanche, il y a encore tout un travail à faire autour et alentour de la problématique de "communication" et de "non-communication" de certains documents. On connaît un certain nombre de faits, mais il reste encore bien des "pourquoi" et des "comment" auxquels nous nous devons de répondre.
Cela semble l'évidence …
Je ne suis pas sûr que cela l'a été dans les premiers jours de 1997 où j'ai tout de même eu la nette impression que la volonté consensuelle était d'en terminer rapidement…
Comment expliquez-vous cette volonté d' « atterrir » ?
Elle est née manifestement sous l'influence de pressions et de leviers qui avaient leurs relais jusqu'à l'intérieur de la Chambre. Jusqu'au sein des différents partis auxquels appartiennent les commissaires et même jusqu'au sein de la Conférence des présidents, qui est cette réunion qui décide des agendas, des moyens techniques et logistiques alloués à chacune des commissions parlementaires …
S'agit-il seulement d'une question d'agenda où bien y aurait-il des raisons plus obscures qui tendraient à expliquer cette volonté d'en terminer rapidement ?
J'en ai beaucoup parlé avec des collègues de la commission. Certains m'ont expliqué que notre enquête hypermédiatisée commençait à faire des jaloux. L'un des membres me disait : « Cela se passe même au sein de mon propre parti. Je sens naître une forme d'envie en ce qui me concerne parce que je passe trop souvent à la télévision et que je commence à faire de l'ombre à l'un ou l'autre. C'est inquiétant pour l'establishment des partis. »

Ce qui est le plus inquiétant, n'est-ce pas d'entendre des raisonnements de cette nature alors que le contexte est d'une telle gravité ? On tente de déterminer les raisons pour lesquelles des dysfonctionnements importants n'ont pas permis de faire la lumière sur des disparitions, des viols, des assassinats d'enfants !
Manifestement. Cela montre que les vieux réflexes ne sont pas loin. Et du fait de la Conférence des présidents – où, pour rappel, la mise sur pied d'une Commission d'enquête a été arrachée de force à la veille de la Marche blanche -, on peut dire que ces vieux réflexes reviennent en force. C'est dommage parce que l'organe dont question est tout de même censé avoir une certaine hauteur, une vision panoramique de ce qui se passe, de ce qui secoue la société belge en ce moment.
Si certains veulent en finir rapidement, on peut imaginer que des arguments sont avancés ?
On entend parfois dire que la commission a d'ores et déjà rempli son « rôle pédagogique », c'est-à-dire que la revalorisation du parlement serait acquise. Et il est vrai que des citoyens nous appellent ou nous écrivent pour nous dire des choses du genre : « vous nous avez réconcilié avec la démocratie » … Mais, très franchement, je me demande si cela est suffisant. N'est-ce pas le résultat final qui doit réconcilier la population avec le parlement ? Il y a quelque chose de très symptomatique qui est en train de se passer au sein de la commission, c'est qu'on est en train de beaucoup ergoter sur des problèmes juridiques, tel celui de l' « autoincrimination » des témoins …
De quoi s'agit-il ?
Il existe dans l'histoire juridique de ce pays un arrêt célèbre de la Cour de cassation baptisé « Transnuklear », Cet arrêt sanctionnait le fait que quelqu'un qui avait témoigné sous serment dans une commission d'enquête parlementaire avait été appelé à donner des informations de nature à ce qu'il "s'auto-accuse" et dont, au surplus, le compte rendu était public. Ensuite, quand l'heure du jugement est venue dans cette affaire, cette fois sur le plan pénal, cette personne a pu s'appuyer sur le fait qu'elle avait dû se trahir devant une instance non juridictionnelle … La Cour de cassation a reçu cet argument et a estimé qu'une condamnation pénale de la personne concernée n'était dès lors plus envisageable … Voilà le genre de choses qui alimentent nombre de discussions en ce moment au sein de la commission. Qui faut-il encore interroger, quel type d'interrogatoire faut-il mener ? On en arrive à beaucoup chipoter au nom de la crainte suprême d'une potentielle « auto-incrimination » des témoins et c'est un point sur lequel on fait fausse route. D'abord parce qu'il y a plusieurs écoles juridiques et que c'est bien la preuve qu'il s'agit avant tout d'un problème éthique et politique. Ensuite, on en arrive à transformer le "juridisme" en débat de fond, alors que notre mission est exclusivement la recherche de la vérité. L' « auto-incrimination », il faut donc la relativiser. Il s'agit ici de démocratie. Et c'est cela qui doit primer.
C'est une nouvelle fois étonnant ce que vous dites là ! Dans le cadre de vos travaux, il y a tout de même eu un certain nombre d'auditions assez "hard". Par exemple, la question de l' « auto-incrimination » ne semblait pas très présente lorsque vous entendiez l'adjudant Lesage, le responsable de fait de la "Cellule Julie et Melissa" à Grâce-Hollogne …
C’est parfaitement vrai.
Et maintenant, on se pose ce type de questions ?
Oui … Encore que Lesage fasse partie de ceux qui devront revenir nous voir.
Ne pourrait-on pas traduire cela par la volonté d'un certain nombre de membres de la commission de, certes, éclaircir un certain nombre de points de détails, mais de ne pas aller beaucoup plus loin que ce qu'on sait déjà ?
Encore une fois, je crois que tout le monde dans la commission est de bonne foi mais que certains croient que le boulot est fait avec le travail-papier. En d'autres termes, qu'il ne faut pas prendre certains risques sur le plan juridique puisqu'on aurait tous les documents permettant de déterminer les dysfonctionnements dans les enquêtes sur les enlèvements d'enfants. Or, je pense que ce travail n'était qu'une phase. Une phase durant laquelle le collectif des seize commissaires a admirablement fonctionné, mais il faut aller plus loin.
Comment "aller plus loin" ? Est-ce à dire que selon vous il y aurait un certain nombre de personnes à auditionner et que tout le monde ne serait pas d'accord là-dessus ?
Tout cela est encore en discussion. Mais on a senti dans ce qui s'est passé ces derniers jours que les perceptions à ce sujet étaient parfois très différentes. Je n'y vois pas malice mais bien la main invisible des pressions extérieures que j'évoquais tout à l'heure et qui trouvent leurs relais au sein de la Conférence des présidents … Où, de toute évidence, une personne comme Verwilghen est attaquée régulièrement.
Pour que les choses soient claires, il n 'y a pas de raisons objectives d’arrêter vos travaux dans deux mois plutôt que dans six ?
Je ne le crois pas en effet. Bien que certains prétendent aussi qu'il faut atterrir parce qu'il y aura ensuite la commission "Cools" et qu'en plus le parlement n'est pas prioritairement un lieu d'enquête, qu'il doit rester avant tout un lieu d'élaboration législative.
Et la commission tueries alors ? Celle-là, à laquelle d'ailleurs participaient des membres de l'actuelle commission Dutroux, elle dura bien plus de six mois !
Evidemment, un an ou un an et demi. Ici, je ne crois pas qu'un terme aussi long soit nécessaire, mais ce que je tiens à souligner c'est que si on ne résout pas clairement l'enquête sur l'enquête « Julie, Melissa, Loubna, An et Eefje », alors je suis convaincu que toutes les commissions d'enquête qui suivront seront condamnées d'avance. Ce sera du spectacle et rien d'autre. J'irais même plus loin : je suis persuadé que même le travail parlementaire d'élaboration législative serait discrédité. Et ce n'est là qu'un raisonnement de pure logique. Si nous n'allons pas au fond des choses, comment pourrions-nous être réellement en mesure d'apporter les changements structurels qui s'imposent ? On touche là au problème des lampistes, des hommes-fusibles et des hommes-symboles, qu'ils soient d'ailleurs ministres ou sous-officiers de gendarmerie. Je dis oui aux sanctions, mais cela ne suffit pas. Si on se contente de couper des têtes, alors qu'on a affaire à un système mafieux qui bloque toute initiative positive des services de police et de la magistrature, ce sont les tenants du crime organisé dans ce pays qui n'auront plus qu'à se frotter les mains. L'essentiel, pour nous, commission parlementaire, est d'aller à la vérité. C'est d'ailleurs ce que disent aussi les parents des victimes : « Allez à la vérité, pour les sanctions, on verra après. En tout cas, ne mettez pas comme écran de fumée entre la vérité et le stade actuel de vos travaux le problème de l'auto -incrimination, de Transnuklear, du mandat exact de la commission, de l'interférence avec les dossiers en cours à Neufchâteau ou encore du rôle disciplinaire que vous pouvez ou ne pouvez pas jouer… » Pour ma part, je fais donc un dernier pari sur la démocratie, sa capacité à changer les choses au fond, à changer la vie. Et croyez-moi, de toutes façons, si nous faisons la vérité, pour les sanctions, on s'arrangera !
Faire la vérité, cela passera-t-il selon vous par une enquête sur le thème des protections dont auraient pu bénéficier les membres du réseau Dutroux-Nihoul ?
Ah oui, tout à fait ! C'est un élément essentiel.
Sur ce point, y a-t-il accord au sein de la Commission ?
On n'en a jamais vraiment discuté en profondeur. C'est l'un des éléments qui font dire que le collectif que nous avons formé au sein de la Commission doit maintenant passer à une étape ultérieure. Nous devons impérativement faire une évaluation des informations que nous recevons de manière éparse et qui ne sont pas toujours les mêmes, nous devons mettre nos hypothèses, nos intuitions en commun. Sans quoi …
Sans quoi ?
On pourra dire que la commission ne se sera pas donné tous les moyens nécessaires pour arriver à la vérité.
Mais est-il réaliste pour la commission de vouloir travailler sur le thème des protections ?
Bien sûr, il va falloir se doter de moyens, d'une méthode de travail révisée…
En effet, quand on voit déjà la difficulté de savoir qui ment dans les problèmes relatifs à la communication des informations, on se dit que le travail sur le thème des protections risque d'être encore plus périlleux. En plus, faire cela en deux mois …
Il y a toujours ce problème temps. Pour ma part, j'ai toujours considéré comme une erreur tactique de dire publiquement que nous avions l'intention d'arrêter au 15 mars. C'est donner aux adversaires du changement l'occasion de se dire « il faut qu'on tienne jusque-là et on aura la paix ». Cela dit, la porte n'est pas fermée. Si on avance sur certaines pistes, je n'imagine franchement pas qu'on dise que l’on devrait tout arrêter pour des raisons de planning. Même pour ceux qui dans la commission se plaignent d'avoir d'autres responsabilités, notamment en matière de travail législatif. Il y a 150 parlementaires et 16 membres de la commission d'enquête. Ne venons donc pas faire croire que le parlement est complètement immobilisé à cause de la commission Dutroux-Nihoul.
Limiter le temps, ne serait-ce pas un paravent confortable pour ne pas chercher dans un certain nombre de directions…
C'est le problème de la prescription. C'est un vieux truc juridique. Quand on veut étouffer un dossier, on joue sur des problèmes techniques et juridiques pour atteindre la prescription. En faisant pression sur la commission, on cherche peut-être à utiliser ce vieux filon.
C'est la commission elle-même qui a décidé d'arrêter en mars. Elle n'est pas obligée de céder aux pressions que vous évoquez. Il est question non seulement du fonctionnement de la justice mais aussi plus largement de la crédibilité de nos institutions et sans doute même de notre démocratie…
J’abonde dans ce sens. Il est sans doute question de ce qu'on peut attendre du siècle prochain pour notre démocratie …
Bien, mais alors n'est-il pas « médiocre », excusez l'expression, d'ergoter sur trois ou six mois de plus dans un contexte pareil ?
(Silence) Je pense qu'objectivement c'est médiocre. (Nouveau silence) Mais pour me faire l'avocat de la commission, il n'est pas exclu qu'un certain nombre de membres découvrent une série de choses …
Quand on assiste aux auditions de la commission d'enquête, on a parfois le sentiment que certains parlementaires sont là pour tirer à boulet rouge sur la gendarmerie, tandis que d'autres s'attaquent prioritairement à la magistrature… C'est un peu comme s'il y avait un représentant du ministre Vande Lanotte, un autre du ministre de la Justice, etc.
Peut-être bien … Si ce genre de choses existe, cela va très fort se concrétiser au moment de l'élaboration des conclusions. Et peut-être même dans la seconde phase des travaux où je souhaite qu'il soit question des protections éventuelles. Probablement que la commission parlementaire comme organe politique n'échappe pas à ce genre d'enjeux …
Mais pour l'heure, vous ne considérez pas qu'il s'agisse d'un handicap ?
Je ne crois pas, non. Pour l'instant, quand le péché mignon de l'un ou de l'autre se manifeste, cela n'échappe à personne. Dès lors, il y a une espèce d'autocontrôle collectif qui joue … En définitive, le plus important est que tous les témoins aient été mis sous pression. Peu importe par qui.
Avez-vous été interpellé par la visite des familles d'enfants disparus au BCR de la Gendarmerie ?
Je comprends très bien que les familles désirent s'informer au maximum. A leur place, j'aurais sans doute répondu positivement à une telle invitation. Mais en ce qui concerne le BCR, je trouve que c'était là une attitude plutôt curieuse. Il n'est pas très correct d'entamer une véritable opération de relation publique, en s'assurant au surplus une présence du Palais royal, au moment où la commission pose pas mal de questions sur le BCR. Quand on est dans la situation de ce service, on fait son boulot, on travaille correctement avec Neufchâteau, mais ce n'est pas l'heure des relations publiques … Cela peut se faire plus tard, quand les conclusions auront été tirées.
A ce stade, l'attitude de l'état-major de la gendarmerie a quelque chose d'indécent. Il paraît que l'audition à huis-clos, récemment, de Léon Giet, le procureur général émérite de Liège, touchait-elle aussi à l'indécence…
(Silence) C'est exact. Ce huis-clos n'était pas justifié. Et le comportement du procureur général n'y fut pas très digne.
Derrière son aspect débonnaire en audience publique…
Il y a un homme qui s'est présenté avec un autre visage à huis-clos. Qui s'est lancé dans des attaques personnelles contre les parents de Julie et Melissa en s'en prenant notamment à leur vie privée. On n'a rien appris d'utile à huis-clos si ce n'est qu'il se confirme que certains témoins sont prêts à se servir des différents étages de la commission – audition publique, puis passage à huis-clos – pour mener des opérations de communication. En l'occurrence, M. Giet a joué au grand-père bienveillant en public pour se transformer en accusateur froid et gratuit à huis-clos.
Revenons pour conclure sur la question des "protections", puisqu'elle vous tient fort à cœur. Si vous vous heurtiez à un refus des autres commissaires dans la recherche de ces éventuelles protections, en tireriez-vous des conclusions ?
Sûrement, mais je refuse d’envisager cette possibilité-là.
Vous n'accepteriez pas ?
Non. Evidemment. Ce serait inacceptable sur le plan éthique. En plus, imaginez que six mois plus tard quiconque découvre de telles protections ! Cela mettrait en cause tout le travail qu'on a fait. Je ne désire pas que l'on puisse ressortir dans un avenir plus ou moins lointain l'équivalent d'un "spéculum" ou d'un viol d'Obaix vis-à-vis des travaux de la commission Dutroux-Nihoul. Qu'on puisse dire : « Ils avaient les éléments pour trouver et ils sont passés à côté ». Ce constat profiterait à ceux qui depuis plusieurs années veulent déstabiliser la démocratie. Et alors la boucle serait bouclée car l'on sait bien que le crime organisé est le principal bénéficiaire de la déstructuration des Etats. Ce serait aussi dramatique pour la démocratie dont on pourrait dire qu'elle ne fonctionne pas correctement pour assurer la sécurité des gens, la défense des plus faibles, le respect de l'intérêt général sur les enjeux les plus sensibles.
Un entretien publié par l'hebdomadaire Télémoustique, le 22 janvier 1997
Très actif au sein de la commission d'enquête Dutroux, le député Vincent Decroly nous livre ses impressions à un moment-clé de l'enquête sur l'enquête. Toutes les pistes seront-elles suivies et notamment celles qui mènent vers des protections éventuelles du réseau Dutroux-Nihoul ? C'est le souhait de ce parlementaire Ecolo. Si toutefois on en laisse le temps à la commission. Un entretien qui rappelle en bien des points le « si on me laisse faire » naguère lancé par le procureur Bourlet…
Tout le monde s'accorde à le reconnaître : votre commission a abattu un travail considérable au cours de ces dernières semaines. Pourtant, depuis quelques jours, on a parfois le sentiment d'y voir naître certaines tensions …
Vincent Decroly : Oui, c'est vrai. Mais cela s'explique très bien. On peut comparer l'enquête que nous menons sur l'enquête à un vol au long cours. Aujourd'hui, nous sommes arrivés dans une zone à hautes turbulences. On sent que la carlingue commence à vibrer. Peut-être même approche-t-on du triangle des Bermudes. Par conséquent, les secousses qui se font ressentir ne sont pas dues au hasard. Et dans ces conditions, je redoute que certains commissaires soient tentés d'atterrir au plus vite.
Quelle est la nature exacte des "secousses" que vous évoquez ?
Pour rester dans la même métaphore, je dirais d'abord que l'itinéraire que nous avons choisi d'emprunter est trop court ; en d'autres termes, on ne s'est pas donné le temps indispensable pour arriver à bonne destination ; et de ce rythme trop rapide que la commission s'est laissé imposer naît inévitablement une certaine tension. Le plan de vol choisi est donc très périlleux : à certains moments, la qualité des auditions baisse parce que notre vigilance, notre résistance physique ne sont pas sans limites.
Ce que vous dites est paradoxal. Parce qu'en définitive il ne tient qu'aux commissaires de réclamer plus de temps afin de réaliser un travail en profondeur !
Oui, je sais bien … Mais, sur ce point-là, il y a des différences de perception. Certains commissaires restent persuadés que l'essentiel de notre travail consiste à analyser des documents-papiers. Un peu comme ceux qui ont procédé à la libération conditionnelle de Marc Dutroux … A mon sens, c'est une vue beaucoup trop bureaucratique de notre mission. Par exemple, dans le cadre de l'enquête "Julie et Melissa", je pense qu'on a assez travaillé sur les fax de la gendarmerie. Qu'il en manque deux, trois ou cinq ne changera rien à notre analyse. En revanche, il y a encore tout un travail à faire autour et alentour de la problématique de "communication" et de "non-communication" de certains documents. On connaît un certain nombre de faits, mais il reste encore bien des "pourquoi" et des "comment" auxquels nous nous devons de répondre.
Cela semble l'évidence …
Je ne suis pas sûr que cela l'a été dans les premiers jours de 1997 où j'ai tout de même eu la nette impression que la volonté consensuelle était d'en terminer rapidement…
Comment expliquez-vous cette volonté d' « atterrir » ?
Elle est née manifestement sous l'influence de pressions et de leviers qui avaient leurs relais jusqu'à l'intérieur de la Chambre. Jusqu'au sein des différents partis auxquels appartiennent les commissaires et même jusqu'au sein de la Conférence des présidents, qui est cette réunion qui décide des agendas, des moyens techniques et logistiques alloués à chacune des commissions parlementaires …
S'agit-il seulement d'une question d'agenda où bien y aurait-il des raisons plus obscures qui tendraient à expliquer cette volonté d'en terminer rapidement ?
J'en ai beaucoup parlé avec des collègues de la commission. Certains m'ont expliqué que notre enquête hypermédiatisée commençait à faire des jaloux. L'un des membres me disait : « Cela se passe même au sein de mon propre parti. Je sens naître une forme d'envie en ce qui me concerne parce que je passe trop souvent à la télévision et que je commence à faire de l'ombre à l'un ou l'autre. C'est inquiétant pour l'establishment des partis. »

Ce qui est le plus inquiétant, n'est-ce pas d'entendre des raisonnements de cette nature alors que le contexte est d'une telle gravité ? On tente de déterminer les raisons pour lesquelles des dysfonctionnements importants n'ont pas permis de faire la lumière sur des disparitions, des viols, des assassinats d'enfants !
Manifestement. Cela montre que les vieux réflexes ne sont pas loin. Et du fait de la Conférence des présidents – où, pour rappel, la mise sur pied d'une Commission d'enquête a été arrachée de force à la veille de la Marche blanche -, on peut dire que ces vieux réflexes reviennent en force. C'est dommage parce que l'organe dont question est tout de même censé avoir une certaine hauteur, une vision panoramique de ce qui se passe, de ce qui secoue la société belge en ce moment.
Si certains veulent en finir rapidement, on peut imaginer que des arguments sont avancés ?
On entend parfois dire que la commission a d'ores et déjà rempli son « rôle pédagogique », c'est-à-dire que la revalorisation du parlement serait acquise. Et il est vrai que des citoyens nous appellent ou nous écrivent pour nous dire des choses du genre : « vous nous avez réconcilié avec la démocratie » … Mais, très franchement, je me demande si cela est suffisant. N'est-ce pas le résultat final qui doit réconcilier la population avec le parlement ? Il y a quelque chose de très symptomatique qui est en train de se passer au sein de la commission, c'est qu'on est en train de beaucoup ergoter sur des problèmes juridiques, tel celui de l' « autoincrimination » des témoins …
De quoi s'agit-il ?
Il existe dans l'histoire juridique de ce pays un arrêt célèbre de la Cour de cassation baptisé « Transnuklear », Cet arrêt sanctionnait le fait que quelqu'un qui avait témoigné sous serment dans une commission d'enquête parlementaire avait été appelé à donner des informations de nature à ce qu'il "s'auto-accuse" et dont, au surplus, le compte rendu était public. Ensuite, quand l'heure du jugement est venue dans cette affaire, cette fois sur le plan pénal, cette personne a pu s'appuyer sur le fait qu'elle avait dû se trahir devant une instance non juridictionnelle … La Cour de cassation a reçu cet argument et a estimé qu'une condamnation pénale de la personne concernée n'était dès lors plus envisageable … Voilà le genre de choses qui alimentent nombre de discussions en ce moment au sein de la commission. Qui faut-il encore interroger, quel type d'interrogatoire faut-il mener ? On en arrive à beaucoup chipoter au nom de la crainte suprême d'une potentielle « auto-incrimination » des témoins et c'est un point sur lequel on fait fausse route. D'abord parce qu'il y a plusieurs écoles juridiques et que c'est bien la preuve qu'il s'agit avant tout d'un problème éthique et politique. Ensuite, on en arrive à transformer le "juridisme" en débat de fond, alors que notre mission est exclusivement la recherche de la vérité. L' « auto-incrimination », il faut donc la relativiser. Il s'agit ici de démocratie. Et c'est cela qui doit primer.
C'est une nouvelle fois étonnant ce que vous dites là ! Dans le cadre de vos travaux, il y a tout de même eu un certain nombre d'auditions assez "hard". Par exemple, la question de l' « auto-incrimination » ne semblait pas très présente lorsque vous entendiez l'adjudant Lesage, le responsable de fait de la "Cellule Julie et Melissa" à Grâce-Hollogne …
C’est parfaitement vrai.
Et maintenant, on se pose ce type de questions ?
Oui … Encore que Lesage fasse partie de ceux qui devront revenir nous voir.
Ne pourrait-on pas traduire cela par la volonté d'un certain nombre de membres de la commission de, certes, éclaircir un certain nombre de points de détails, mais de ne pas aller beaucoup plus loin que ce qu'on sait déjà ?
Encore une fois, je crois que tout le monde dans la commission est de bonne foi mais que certains croient que le boulot est fait avec le travail-papier. En d'autres termes, qu'il ne faut pas prendre certains risques sur le plan juridique puisqu'on aurait tous les documents permettant de déterminer les dysfonctionnements dans les enquêtes sur les enlèvements d'enfants. Or, je pense que ce travail n'était qu'une phase. Une phase durant laquelle le collectif des seize commissaires a admirablement fonctionné, mais il faut aller plus loin.
Comment "aller plus loin" ? Est-ce à dire que selon vous il y aurait un certain nombre de personnes à auditionner et que tout le monde ne serait pas d'accord là-dessus ?
Tout cela est encore en discussion. Mais on a senti dans ce qui s'est passé ces derniers jours que les perceptions à ce sujet étaient parfois très différentes. Je n'y vois pas malice mais bien la main invisible des pressions extérieures que j'évoquais tout à l'heure et qui trouvent leurs relais au sein de la Conférence des présidents … Où, de toute évidence, une personne comme Verwilghen est attaquée régulièrement.
Pour que les choses soient claires, il n 'y a pas de raisons objectives d’arrêter vos travaux dans deux mois plutôt que dans six ?
Je ne le crois pas en effet. Bien que certains prétendent aussi qu'il faut atterrir parce qu'il y aura ensuite la commission "Cools" et qu'en plus le parlement n'est pas prioritairement un lieu d'enquête, qu'il doit rester avant tout un lieu d'élaboration législative.
Et la commission tueries alors ? Celle-là, à laquelle d'ailleurs participaient des membres de l'actuelle commission Dutroux, elle dura bien plus de six mois !
Evidemment, un an ou un an et demi. Ici, je ne crois pas qu'un terme aussi long soit nécessaire, mais ce que je tiens à souligner c'est que si on ne résout pas clairement l'enquête sur l'enquête « Julie, Melissa, Loubna, An et Eefje », alors je suis convaincu que toutes les commissions d'enquête qui suivront seront condamnées d'avance. Ce sera du spectacle et rien d'autre. J'irais même plus loin : je suis persuadé que même le travail parlementaire d'élaboration législative serait discrédité. Et ce n'est là qu'un raisonnement de pure logique. Si nous n'allons pas au fond des choses, comment pourrions-nous être réellement en mesure d'apporter les changements structurels qui s'imposent ? On touche là au problème des lampistes, des hommes-fusibles et des hommes-symboles, qu'ils soient d'ailleurs ministres ou sous-officiers de gendarmerie. Je dis oui aux sanctions, mais cela ne suffit pas. Si on se contente de couper des têtes, alors qu'on a affaire à un système mafieux qui bloque toute initiative positive des services de police et de la magistrature, ce sont les tenants du crime organisé dans ce pays qui n'auront plus qu'à se frotter les mains. L'essentiel, pour nous, commission parlementaire, est d'aller à la vérité. C'est d'ailleurs ce que disent aussi les parents des victimes : « Allez à la vérité, pour les sanctions, on verra après. En tout cas, ne mettez pas comme écran de fumée entre la vérité et le stade actuel de vos travaux le problème de l'auto -incrimination, de Transnuklear, du mandat exact de la commission, de l'interférence avec les dossiers en cours à Neufchâteau ou encore du rôle disciplinaire que vous pouvez ou ne pouvez pas jouer… » Pour ma part, je fais donc un dernier pari sur la démocratie, sa capacité à changer les choses au fond, à changer la vie. Et croyez-moi, de toutes façons, si nous faisons la vérité, pour les sanctions, on s'arrangera !
Faire la vérité, cela passera-t-il selon vous par une enquête sur le thème des protections dont auraient pu bénéficier les membres du réseau Dutroux-Nihoul ?
Ah oui, tout à fait ! C'est un élément essentiel.
Sur ce point, y a-t-il accord au sein de la Commission ?
On n'en a jamais vraiment discuté en profondeur. C'est l'un des éléments qui font dire que le collectif que nous avons formé au sein de la Commission doit maintenant passer à une étape ultérieure. Nous devons impérativement faire une évaluation des informations que nous recevons de manière éparse et qui ne sont pas toujours les mêmes, nous devons mettre nos hypothèses, nos intuitions en commun. Sans quoi …
Sans quoi ?
On pourra dire que la commission ne se sera pas donné tous les moyens nécessaires pour arriver à la vérité.
Mais est-il réaliste pour la commission de vouloir travailler sur le thème des protections ?
Bien sûr, il va falloir se doter de moyens, d'une méthode de travail révisée…
En effet, quand on voit déjà la difficulté de savoir qui ment dans les problèmes relatifs à la communication des informations, on se dit que le travail sur le thème des protections risque d'être encore plus périlleux. En plus, faire cela en deux mois …
Il y a toujours ce problème temps. Pour ma part, j'ai toujours considéré comme une erreur tactique de dire publiquement que nous avions l'intention d'arrêter au 15 mars. C'est donner aux adversaires du changement l'occasion de se dire « il faut qu'on tienne jusque-là et on aura la paix ». Cela dit, la porte n'est pas fermée. Si on avance sur certaines pistes, je n'imagine franchement pas qu'on dise que l’on devrait tout arrêter pour des raisons de planning. Même pour ceux qui dans la commission se plaignent d'avoir d'autres responsabilités, notamment en matière de travail législatif. Il y a 150 parlementaires et 16 membres de la commission d'enquête. Ne venons donc pas faire croire que le parlement est complètement immobilisé à cause de la commission Dutroux-Nihoul.
Limiter le temps, ne serait-ce pas un paravent confortable pour ne pas chercher dans un certain nombre de directions…
C'est le problème de la prescription. C'est un vieux truc juridique. Quand on veut étouffer un dossier, on joue sur des problèmes techniques et juridiques pour atteindre la prescription. En faisant pression sur la commission, on cherche peut-être à utiliser ce vieux filon.
C'est la commission elle-même qui a décidé d'arrêter en mars. Elle n'est pas obligée de céder aux pressions que vous évoquez. Il est question non seulement du fonctionnement de la justice mais aussi plus largement de la crédibilité de nos institutions et sans doute même de notre démocratie…
J’abonde dans ce sens. Il est sans doute question de ce qu'on peut attendre du siècle prochain pour notre démocratie …
Bien, mais alors n'est-il pas « médiocre », excusez l'expression, d'ergoter sur trois ou six mois de plus dans un contexte pareil ?
(Silence) Je pense qu'objectivement c'est médiocre. (Nouveau silence) Mais pour me faire l'avocat de la commission, il n'est pas exclu qu'un certain nombre de membres découvrent une série de choses …
Quand on assiste aux auditions de la commission d'enquête, on a parfois le sentiment que certains parlementaires sont là pour tirer à boulet rouge sur la gendarmerie, tandis que d'autres s'attaquent prioritairement à la magistrature… C'est un peu comme s'il y avait un représentant du ministre Vande Lanotte, un autre du ministre de la Justice, etc.
Peut-être bien … Si ce genre de choses existe, cela va très fort se concrétiser au moment de l'élaboration des conclusions. Et peut-être même dans la seconde phase des travaux où je souhaite qu'il soit question des protections éventuelles. Probablement que la commission parlementaire comme organe politique n'échappe pas à ce genre d'enjeux …
Mais pour l'heure, vous ne considérez pas qu'il s'agisse d'un handicap ?
Je ne crois pas, non. Pour l'instant, quand le péché mignon de l'un ou de l'autre se manifeste, cela n'échappe à personne. Dès lors, il y a une espèce d'autocontrôle collectif qui joue … En définitive, le plus important est que tous les témoins aient été mis sous pression. Peu importe par qui.
Avez-vous été interpellé par la visite des familles d'enfants disparus au BCR de la Gendarmerie ?
Je comprends très bien que les familles désirent s'informer au maximum. A leur place, j'aurais sans doute répondu positivement à une telle invitation. Mais en ce qui concerne le BCR, je trouve que c'était là une attitude plutôt curieuse. Il n'est pas très correct d'entamer une véritable opération de relation publique, en s'assurant au surplus une présence du Palais royal, au moment où la commission pose pas mal de questions sur le BCR. Quand on est dans la situation de ce service, on fait son boulot, on travaille correctement avec Neufchâteau, mais ce n'est pas l'heure des relations publiques … Cela peut se faire plus tard, quand les conclusions auront été tirées.
A ce stade, l'attitude de l'état-major de la gendarmerie a quelque chose d'indécent. Il paraît que l'audition à huis-clos, récemment, de Léon Giet, le procureur général émérite de Liège, touchait-elle aussi à l'indécence…
(Silence) C'est exact. Ce huis-clos n'était pas justifié. Et le comportement du procureur général n'y fut pas très digne.
Derrière son aspect débonnaire en audience publique…
Il y a un homme qui s'est présenté avec un autre visage à huis-clos. Qui s'est lancé dans des attaques personnelles contre les parents de Julie et Melissa en s'en prenant notamment à leur vie privée. On n'a rien appris d'utile à huis-clos si ce n'est qu'il se confirme que certains témoins sont prêts à se servir des différents étages de la commission – audition publique, puis passage à huis-clos – pour mener des opérations de communication. En l'occurrence, M. Giet a joué au grand-père bienveillant en public pour se transformer en accusateur froid et gratuit à huis-clos.
Revenons pour conclure sur la question des "protections", puisqu'elle vous tient fort à cœur. Si vous vous heurtiez à un refus des autres commissaires dans la recherche de ces éventuelles protections, en tireriez-vous des conclusions ?
Sûrement, mais je refuse d’envisager cette possibilité-là.
Vous n'accepteriez pas ?
Non. Evidemment. Ce serait inacceptable sur le plan éthique. En plus, imaginez que six mois plus tard quiconque découvre de telles protections ! Cela mettrait en cause tout le travail qu'on a fait. Je ne désire pas que l'on puisse ressortir dans un avenir plus ou moins lointain l'équivalent d'un "spéculum" ou d'un viol d'Obaix vis-à-vis des travaux de la commission Dutroux-Nihoul. Qu'on puisse dire : « Ils avaient les éléments pour trouver et ils sont passés à côté ». Ce constat profiterait à ceux qui depuis plusieurs années veulent déstabiliser la démocratie. Et alors la boucle serait bouclée car l'on sait bien que le crime organisé est le principal bénéficiaire de la déstructuration des Etats. Ce serait aussi dramatique pour la démocratie dont on pourrait dire qu'elle ne fonctionne pas correctement pour assurer la sécurité des gens, la défense des plus faibles, le respect de l'intérêt général sur les enjeux les plus sensibles.
Un entretien publié par l'hebdomadaire Télémoustique, le 22 janvier 1997
Très actif au sein de la commission d'enquête Dutroux, le député Vincent Decroly nous livre ses impressions à un moment-clé de l'enquête sur l'enquête. Toutes les pistes seront-elles suivies et notamment celles qui mènent vers des protections éventuelles du réseau Dutroux-Nihoul ? C'est le souhait de ce parlementaire Ecolo. Si toutefois on en laisse le temps à la commission. Un entretien qui rappelle en bien des points le « si on me laisse faire » naguère lancé par le procureur Bourlet…
Tout le monde s'accorde à le reconnaître : votre commission a abattu un travail considérable au cours de ces dernières semaines. Pourtant, depuis quelques jours, on a parfois le sentiment d'y voir naître certaines tensions …
Vincent Decroly : Oui, c'est vrai. Mais cela s'explique très bien. On peut comparer l'enquête que nous menons sur l'enquête à un vol au long cours. Aujourd'hui, nous sommes arrivés dans une zone à hautes turbulences. On sent que la carlingue commence à vibrer. Peut-être même approche-t-on du triangle des Bermudes. Par conséquent, les secousses qui se font ressentir ne sont pas dues au hasard. Et dans ces conditions, je redoute que certains commissaires soient tentés d'atterrir au plus vite.
Quelle est la nature exacte des "secousses" que vous évoquez ?
Pour rester dans la même métaphore, je dirais d'abord que l'itinéraire que nous avons choisi d'emprunter est trop court ; en d'autres termes, on ne s'est pas donné le temps indispensable pour arriver à bonne destination ; et de ce rythme trop rapide que la commission s'est laissé imposer naît inévitablement une certaine tension. Le plan de vol choisi est donc très périlleux : à certains moments, la qualité des auditions baisse parce que notre vigilance, notre résistance physique ne sont pas sans limites.
Ce que vous dites est paradoxal. Parce qu'en définitive il ne tient qu'aux commissaires de réclamer plus de temps afin de réaliser un travail en profondeur !
Oui, je sais bien … Mais, sur ce point-là, il y a des différences de perception. Certains commissaires restent persuadés que l'essentiel de notre travail consiste à analyser des documents-papiers. Un peu comme ceux qui ont procédé à la libération conditionnelle de Marc Dutroux … A mon sens, c'est une vue beaucoup trop bureaucratique de notre mission. Par exemple, dans le cadre de l'enquête "Julie et Melissa", je pense qu'on a assez travaillé sur les fax de la gendarmerie. Qu'il en manque deux, trois ou cinq ne changera rien à notre analyse. En revanche, il y a encore tout un travail à faire autour et alentour de la problématique de "communication" et de "non-communication" de certains documents. On connaît un certain nombre de faits, mais il reste encore bien des "pourquoi" et des "comment" auxquels nous nous devons de répondre.
Cela semble l'évidence …
Je ne suis pas sûr que cela l'a été dans les premiers jours de 1997 où j'ai tout de même eu la nette impression que la volonté consensuelle était d'en terminer rapidement…
Comment expliquez-vous cette volonté d' « atterrir » ?
Elle est née manifestement sous l'influence de pressions et de leviers qui avaient leurs relais jusqu'à l'intérieur de la Chambre. Jusqu'au sein des différents partis auxquels appartiennent les commissaires et même jusqu'au sein de la Conférence des présidents, qui est cette réunion qui décide des agendas, des moyens techniques et logistiques alloués à chacune des commissions parlementaires …
S'agit-il seulement d'une question d'agenda où bien y aurait-il des raisons plus obscures qui tendraient à expliquer cette volonté d'en terminer rapidement ?
J'en ai beaucoup parlé avec des collègues de la commission. Certains m'ont expliqué que notre enquête hypermédiatisée commençait à faire des jaloux. L'un des membres me disait : « Cela se passe même au sein de mon propre parti. Je sens naître une forme d'envie en ce qui me concerne parce que je passe trop souvent à la télévision et que je commence à faire de l'ombre à l'un ou l'autre. C'est inquiétant pour l'establishment des partis. »

Ce qui est le plus inquiétant, n'est-ce pas d'entendre des raisonnements de cette nature alors que le contexte est d'une telle gravité ? On tente de déterminer les raisons pour lesquelles des dysfonctionnements importants n'ont pas permis de faire la lumière sur des disparitions, des viols, des assassinats d'enfants !
Manifestement. Cela montre que les vieux réflexes ne sont pas loin. Et du fait de la Conférence des présidents – où, pour rappel, la mise sur pied d'une Commission d'enquête a été arrachée de force à la veille de la Marche blanche -, on peut dire que ces vieux réflexes reviennent en force. C'est dommage parce que l'organe dont question est tout de même censé avoir une certaine hauteur, une vision panoramique de ce qui se passe, de ce qui secoue la société belge en ce moment.
Si certains veulent en finir rapidement, on peut imaginer que des arguments sont avancés ?
On entend parfois dire que la commission a d'ores et déjà rempli son « rôle pédagogique », c'est-à-dire que la revalorisation du parlement serait acquise. Et il est vrai que des citoyens nous appellent ou nous écrivent pour nous dire des choses du genre : « vous nous avez réconcilié avec la démocratie » … Mais, très franchement, je me demande si cela est suffisant. N'est-ce pas le résultat final qui doit réconcilier la population avec le parlement ? Il y a quelque chose de très symptomatique qui est en train de se passer au sein de la commission, c'est qu'on est en train de beaucoup ergoter sur des problèmes juridiques, tel celui de l' « autoincrimination » des témoins …
De quoi s'agit-il ?
Il existe dans l'histoire juridique de ce pays un arrêt célèbre de la Cour de cassation baptisé « Transnuklear », Cet arrêt sanctionnait le fait que quelqu'un qui avait témoigné sous serment dans une commission d'enquête parlementaire avait été appelé à donner des informations de nature à ce qu'il "s'auto-accuse" et dont, au surplus, le compte rendu était public. Ensuite, quand l'heure du jugement est venue dans cette affaire, cette fois sur le plan pénal, cette personne a pu s'appuyer sur le fait qu'elle avait dû se trahir devant une instance non juridictionnelle … La Cour de cassation a reçu cet argument et a estimé qu'une condamnation pénale de la personne concernée n'était dès lors plus envisageable … Voilà le genre de choses qui alimentent nombre de discussions en ce moment au sein de la commission. Qui faut-il encore interroger, quel type d'interrogatoire faut-il mener ? On en arrive à beaucoup chipoter au nom de la crainte suprême d'une potentielle « auto-incrimination » des témoins et c'est un point sur lequel on fait fausse route. D'abord parce qu'il y a plusieurs écoles juridiques et que c'est bien la preuve qu'il s'agit avant tout d'un problème éthique et politique. Ensuite, on en arrive à transformer le "juridisme" en débat de fond, alors que notre mission est exclusivement la recherche de la vérité. L' « auto-incrimination », il faut donc la relativiser. Il s'agit ici de démocratie. Et c'est cela qui doit primer.
C'est une nouvelle fois étonnant ce que vous dites là ! Dans le cadre de vos travaux, il y a tout de même eu un certain nombre d'auditions assez "hard". Par exemple, la question de l' « auto-incrimination » ne semblait pas très présente lorsque vous entendiez l'adjudant Lesage, le responsable de fait de la "Cellule Julie et Melissa" à Grâce-Hollogne …
C’est parfaitement vrai.
Et maintenant, on se pose ce type de questions ?
Oui … Encore que Lesage fasse partie de ceux qui devront revenir nous voir.
Ne pourrait-on pas traduire cela par la volonté d'un certain nombre de membres de la commission de, certes, éclaircir un certain nombre de points de détails, mais de ne pas aller beaucoup plus loin que ce qu'on sait déjà ?
Encore une fois, je crois que tout le monde dans la commission est de bonne foi mais que certains croient que le boulot est fait avec le travail-papier. En d'autres termes, qu'il ne faut pas prendre certains risques sur le plan juridique puisqu'on aurait tous les documents permettant de déterminer les dysfonctionnements dans les enquêtes sur les enlèvements d'enfants. Or, je pense que ce travail n'était qu'une phase. Une phase durant laquelle le collectif des seize commissaires a admirablement fonctionné, mais il faut aller plus loin.
Comment "aller plus loin" ? Est-ce à dire que selon vous il y aurait un certain nombre de personnes à auditionner et que tout le monde ne serait pas d'accord là-dessus ?
Tout cela est encore en discussion. Mais on a senti dans ce qui s'est passé ces derniers jours que les perceptions à ce sujet étaient parfois très différentes. Je n'y vois pas malice mais bien la main invisible des pressions extérieures que j'évoquais tout à l'heure et qui trouvent leurs relais au sein de la Conférence des présidents … Où, de toute évidence, une personne comme Verwilghen est attaquée régulièrement.
Pour que les choses soient claires, il n 'y a pas de raisons objectives d’arrêter vos travaux dans deux mois plutôt que dans six ?
Je ne le crois pas en effet. Bien que certains prétendent aussi qu'il faut atterrir parce qu'il y aura ensuite la commission "Cools" et qu'en plus le parlement n'est pas prioritairement un lieu d'enquête, qu'il doit rester avant tout un lieu d'élaboration législative.
Et la commission tueries alors ? Celle-là, à laquelle d'ailleurs participaient des membres de l'actuelle commission Dutroux, elle dura bien plus de six mois !
Evidemment, un an ou un an et demi. Ici, je ne crois pas qu'un terme aussi long soit nécessaire, mais ce que je tiens à souligner c'est que si on ne résout pas clairement l'enquête sur l'enquête « Julie, Melissa, Loubna, An et Eefje », alors je suis convaincu que toutes les commissions d'enquête qui suivront seront condamnées d'avance. Ce sera du spectacle et rien d'autre. J'irais même plus loin : je suis persuadé que même le travail parlementaire d'élaboration législative serait discrédité. Et ce n'est là qu'un raisonnement de pure logique. Si nous n'allons pas au fond des choses, comment pourrions-nous être réellement en mesure d'apporter les changements structurels qui s'imposent ? On touche là au problème des lampistes, des hommes-fusibles et des hommes-symboles, qu'ils soient d'ailleurs ministres ou sous-officiers de gendarmerie. Je dis oui aux sanctions, mais cela ne suffit pas. Si on se contente de couper des têtes, alors qu'on a affaire à un système mafieux qui bloque toute initiative positive des services de police et de la magistrature, ce sont les tenants du crime organisé dans ce pays qui n'auront plus qu'à se frotter les mains. L'essentiel, pour nous, commission parlementaire, est d'aller à la vérité. C'est d'ailleurs ce que disent aussi les parents des victimes : « Allez à la vérité, pour les sanctions, on verra après. En tout cas, ne mettez pas comme écran de fumée entre la vérité et le stade actuel de vos travaux le problème de l'auto -incrimination, de Transnuklear, du mandat exact de la commission, de l'interférence avec les dossiers en cours à Neufchâteau ou encore du rôle disciplinaire que vous pouvez ou ne pouvez pas jouer… » Pour ma part, je fais donc un dernier pari sur la démocratie, sa capacité à changer les choses au fond, à changer la vie. Et croyez-moi, de toutes façons, si nous faisons la vérité, pour les sanctions, on s'arrangera !
Faire la vérité, cela passera-t-il selon vous par une enquête sur le thème des protections dont auraient pu bénéficier les membres du réseau Dutroux-Nihoul ?
Ah oui, tout à fait ! C'est un élément essentiel.
Sur ce point, y a-t-il accord au sein de la Commission ?
On n'en a jamais vraiment discuté en profondeur. C'est l'un des éléments qui font dire que le collectif que nous avons formé au sein de la Commission doit maintenant passer à une étape ultérieure. Nous devons impérativement faire une évaluation des informations que nous recevons de manière éparse et qui ne sont pas toujours les mêmes, nous devons mettre nos hypothèses, nos intuitions en commun. Sans quoi …
Sans quoi ?
On pourra dire que la commission ne se sera pas donné tous les moyens nécessaires pour arriver à la vérité.
Mais est-il réaliste pour la commission de vouloir travailler sur le thème des protections ?
Bien sûr, il va falloir se doter de moyens, d'une méthode de travail révisée…
En effet, quand on voit déjà la difficulté de savoir qui ment dans les problèmes relatifs à la communication des informations, on se dit que le travail sur le thème des protections risque d'être encore plus périlleux. En plus, faire cela en deux mois …
Il y a toujours ce problème temps. Pour ma part, j'ai toujours considéré comme une erreur tactique de dire publiquement que nous avions l'intention d'arrêter au 15 mars. C'est donner aux adversaires du changement l'occasion de se dire « il faut qu'on tienne jusque-là et on aura la paix ». Cela dit, la porte n'est pas fermée. Si on avance sur certaines pistes, je n'imagine franchement pas qu'on dise que l’on devrait tout arrêter pour des raisons de planning. Même pour ceux qui dans la commission se plaignent d'avoir d'autres responsabilités, notamment en matière de travail législatif. Il y a 150 parlementaires et 16 membres de la commission d'enquête. Ne venons donc pas faire croire que le parlement est complètement immobilisé à cause de la commission Dutroux-Nihoul.
Limiter le temps, ne serait-ce pas un paravent confortable pour ne pas chercher dans un certain nombre de directions…
C'est le problème de la prescription. C'est un vieux truc juridique. Quand on veut étouffer un dossier, on joue sur des problèmes techniques et juridiques pour atteindre la prescription. En faisant pression sur la commission, on cherche peut-être à utiliser ce vieux filon.
C'est la commission elle-même qui a décidé d'arrêter en mars. Elle n'est pas obligée de céder aux pressions que vous évoquez. Il est question non seulement du fonctionnement de la justice mais aussi plus largement de la crédibilité de nos institutions et sans doute même de notre démocratie…
J’abonde dans ce sens. Il est sans doute question de ce qu'on peut attendre du siècle prochain pour notre démocratie …
Bien, mais alors n'est-il pas « médiocre », excusez l'expression, d'ergoter sur trois ou six mois de plus dans un contexte pareil ?
(Silence) Je pense qu'objectivement c'est médiocre. (Nouveau silence) Mais pour me faire l'avocat de la commission, il n'est pas exclu qu'un certain nombre de membres découvrent une série de choses …
Quand on assiste aux auditions de la commission d'enquête, on a parfois le sentiment que certains parlementaires sont là pour tirer à boulet rouge sur la gendarmerie, tandis que d'autres s'attaquent prioritairement à la magistrature… C'est un peu comme s'il y avait un représentant du ministre Vande Lanotte, un autre du ministre de la Justice, etc.
Peut-être bien … Si ce genre de choses existe, cela va très fort se concrétiser au moment de l'élaboration des conclusions. Et peut-être même dans la seconde phase des travaux où je souhaite qu'il soit question des protections éventuelles. Probablement que la commission parlementaire comme organe politique n'échappe pas à ce genre d'enjeux …
Mais pour l'heure, vous ne considérez pas qu'il s'agisse d'un handicap ?
Je ne crois pas, non. Pour l'instant, quand le péché mignon de l'un ou de l'autre se manifeste, cela n'échappe à personne. Dès lors, il y a une espèce d'autocontrôle collectif qui joue … En définitive, le plus important est que tous les témoins aient été mis sous pression. Peu importe par qui.
Avez-vous été interpellé par la visite des familles d'enfants disparus au BCR de la Gendarmerie ?
Je comprends très bien que les familles désirent s'informer au maximum. A leur place, j'aurais sans doute répondu positivement à une telle invitation. Mais en ce qui concerne le BCR, je trouve que c'était là une attitude plutôt curieuse. Il n'est pas très correct d'entamer une véritable opération de relation publique, en s'assurant au surplus une présence du Palais royal, au moment où la commission pose pas mal de questions sur le BCR. Quand on est dans la situation de ce service, on fait son boulot, on travaille correctement avec Neufchâteau, mais ce n'est pas l'heure des relations publiques … Cela peut se faire plus tard, quand les conclusions auront été tirées.
A ce stade, l'attitude de l'état-major de la gendarmerie a quelque chose d'indécent. Il paraît que l'audition à huis-clos, récemment, de Léon Giet, le procureur général émérite de Liège, touchait-elle aussi à l'indécence…
(Silence) C'est exact. Ce huis-clos n'était pas justifié. Et le comportement du procureur général n'y fut pas très digne.
Derrière son aspect débonnaire en audience publique…
Il y a un homme qui s'est présenté avec un autre visage à huis-clos. Qui s'est lancé dans des attaques personnelles contre les parents de Julie et Melissa en s'en prenant notamment à leur vie privée. On n'a rien appris d'utile à huis-clos si ce n'est qu'il se confirme que certains témoins sont prêts à se servir des différents étages de la commission – audition publique, puis passage à huis-clos – pour mener des opérations de communication. En l'occurrence, M. Giet a joué au grand-père bienveillant en public pour se transformer en accusateur froid et gratuit à huis-clos.
Revenons pour conclure sur la question des "protections", puisqu'elle vous tient fort à cœur. Si vous vous heurtiez à un refus des autres commissaires dans la recherche de ces éventuelles protections, en tireriez-vous des conclusions ?
Sûrement, mais je refuse d’envisager cette possibilité-là.
Vous n'accepteriez pas ?
Non. Evidemment. Ce serait inacceptable sur le plan éthique. En plus, imaginez que six mois plus tard quiconque découvre de telles protections ! Cela mettrait en cause tout le travail qu'on a fait. Je ne désire pas que l'on puisse ressortir dans un avenir plus ou moins lointain l'équivalent d'un "spéculum" ou d'un viol d'Obaix vis-à-vis des travaux de la commission Dutroux-Nihoul. Qu'on puisse dire : « Ils avaient les éléments pour trouver et ils sont passés à côté ». Ce constat profiterait à ceux qui depuis plusieurs années veulent déstabiliser la démocratie. Et alors la boucle serait bouclée car l'on sait bien que le crime organisé est le principal bénéficiaire de la déstructuration des Etats. Ce serait aussi dramatique pour la démocratie dont on pourrait dire qu'elle ne fonctionne pas correctement pour assurer la sécurité des gens, la défense des plus faibles, le respect de l'intérêt général sur les enjeux les plus sensibles.
Un entretien publié par l'hebdomadaire Télémoustique, le 22 janvier 1997
Très actif au sein de la commission d'enquête Dutroux, le député Vincent Decroly nous livre ses impressions à un moment-clé de l'enquête sur l'enquête. Toutes les pistes seront-elles suivies et notamment celles qui mènent vers des protections éventuelles du réseau Dutroux-Nihoul ? C'est le souhait de ce parlementaire Ecolo. Si toutefois on en laisse le temps à la commission. Un entretien qui rappelle en bien des points le « si on me laisse faire » naguère lancé par le procureur Bourlet…
Tout le monde s'accorde à le reconnaître : votre commission a abattu un travail considérable au cours de ces dernières semaines. Pourtant, depuis quelques jours, on a parfois le sentiment d'y voir naître certaines tensions …
Vincent Decroly : Oui, c'est vrai. Mais cela s'explique très bien. On peut comparer l'enquête que nous menons sur l'enquête à un vol au long cours. Aujourd'hui, nous sommes arrivés dans une zone à hautes turbulences. On sent que la carlingue commence à vibrer. Peut-être même approche-t-on du triangle des Bermudes. Par conséquent, les secousses qui se font ressentir ne sont pas dues au hasard. Et dans ces conditions, je redoute que certains commissaires soient tentés d'atterrir au plus vite.
Quelle est la nature exacte des "secousses" que vous évoquez ?
Pour rester dans la même métaphore, je dirais d'abord que l'itinéraire que nous avons choisi d'emprunter est trop court ; en d'autres termes, on ne s'est pas donné le temps indispensable pour arriver à bonne destination ; et de ce rythme trop rapide que la commission s'est laissé imposer naît inévitablement une certaine tension. Le plan de vol choisi est donc très périlleux : à certains moments, la qualité des auditions baisse parce que notre vigilance, notre résistance physique ne sont pas sans limites.
Ce que vous dites est paradoxal. Parce qu'en définitive il ne tient qu'aux commissaires de réclamer plus de temps afin de réaliser un travail en profondeur !
Oui, je sais bien … Mais, sur ce point-là, il y a des différences de perception. Certains commissaires restent persuadés que l'essentiel de notre travail consiste à analyser des documents-papiers. Un peu comme ceux qui ont procédé à la libération conditionnelle de Marc Dutroux … A mon sens, c'est une vue beaucoup trop bureaucratique de notre mission. Par exemple, dans le cadre de l'enquête "Julie et Melissa", je pense qu'on a assez travaillé sur les fax de la gendarmerie. Qu'il en manque deux, trois ou cinq ne changera rien à notre analyse. En revanche, il y a encore tout un travail à faire autour et alentour de la problématique de "communication" et de "non-communication" de certains documents. On connaît un certain nombre de faits, mais il reste encore bien des "pourquoi" et des "comment" auxquels nous nous devons de répondre.
Cela semble l'évidence …
Je ne suis pas sûr que cela l'a été dans les premiers jours de 1997 où j'ai tout de même eu la nette impression que la volonté consensuelle était d'en terminer rapidement…
Comment expliquez-vous cette volonté d' « atterrir » ?
Elle est née manifestement sous l'influence de pressions et de leviers qui avaient leurs relais jusqu'à l'intérieur de la Chambre. Jusqu'au sein des différents partis auxquels appartiennent les commissaires et même jusqu'au sein de la Conférence des présidents, qui est cette réunion qui décide des agendas, des moyens techniques et logistiques alloués à chacune des commissions parlementaires …
S'agit-il seulement d'une question d'agenda où bien y aurait-il des raisons plus obscures qui tendraient à expliquer cette volonté d'en terminer rapidement ?
J'en ai beaucoup parlé avec des collègues de la commission. Certains m'ont expliqué que notre enquête hypermédiatisée commençait à faire des jaloux. L'un des membres me disait : « Cela se passe même au sein de mon propre parti. Je sens naître une forme d'envie en ce qui me concerne parce que je passe trop souvent à la télévision et que je commence à faire de l'ombre à l'un ou l'autre. C'est inquiétant pour l'establishment des partis. »

Ce qui est le plus inquiétant, n'est-ce pas d'entendre des raisonnements de cette nature alors que le contexte est d'une telle gravité ? On tente de déterminer les raisons pour lesquelles des dysfonctionnements importants n'ont pas permis de faire la lumière sur des disparitions, des viols, des assassinats d'enfants !
Manifestement. Cela montre que les vieux réflexes ne sont pas loin. Et du fait de la Conférence des présidents – où, pour rappel, la mise sur pied d'une Commission d'enquête a été arrachée de force à la veille de la Marche blanche -, on peut dire que ces vieux réflexes reviennent en force. C'est dommage parce que l'organe dont question est tout de même censé avoir une certaine hauteur, une vision panoramique de ce qui se passe, de ce qui secoue la société belge en ce moment.
Si certains veulent en finir rapidement, on peut imaginer que des arguments sont avancés ?
On entend parfois dire que la commission a d'ores et déjà rempli son « rôle pédagogique », c'est-à-dire que la revalorisation du parlement serait acquise. Et il est vrai que des citoyens nous appellent ou nous écrivent pour nous dire des choses du genre : « vous nous avez réconcilié avec la démocratie » … Mais, très franchement, je me demande si cela est suffisant. N'est-ce pas le résultat final qui doit réconcilier la population avec le parlement ? Il y a quelque chose de très symptomatique qui est en train de se passer au sein de la commission, c'est qu'on est en train de beaucoup ergoter sur des problèmes juridiques, tel celui de l' « autoincrimination » des témoins …
De quoi s'agit-il ?
Il existe dans l'histoire juridique de ce pays un arrêt célèbre de la Cour de cassation baptisé « Transnuklear », Cet arrêt sanctionnait le fait que quelqu'un qui avait témoigné sous serment dans une commission d'enquête parlementaire avait été appelé à donner des informations de nature à ce qu'il "s'auto-accuse" et dont, au surplus, le compte rendu était public. Ensuite, quand l'heure du jugement est venue dans cette affaire, cette fois sur le plan pénal, cette personne a pu s'appuyer sur le fait qu'elle avait dû se trahir devant une instance non juridictionnelle … La Cour de cassation a reçu cet argument et a estimé qu'une condamnation pénale de la personne concernée n'était dès lors plus envisageable … Voilà le genre de choses qui alimentent nombre de discussions en ce moment au sein de la commission. Qui faut-il encore interroger, quel type d'interrogatoire faut-il mener ? On en arrive à beaucoup chipoter au nom de la crainte suprême d'une potentielle « auto-incrimination » des témoins et c'est un point sur lequel on fait fausse route. D'abord parce qu'il y a plusieurs écoles juridiques et que c'est bien la preuve qu'il s'agit avant tout d'un problème éthique et politique. Ensuite, on en arrive à transformer le "juridisme" en débat de fond, alors que notre mission est exclusivement la recherche de la vérité. L' « auto-incrimination », il faut donc la relativiser. Il s'agit ici de démocratie. Et c'est cela qui doit primer.
C'est une nouvelle fois étonnant ce que vous dites là ! Dans le cadre de vos travaux, il y a tout de même eu un certain nombre d'auditions assez "hard". Par exemple, la question de l' « auto-incrimination » ne semblait pas très présente lorsque vous entendiez l'adjudant Lesage, le responsable de fait de la "Cellule Julie et Melissa" à Grâce-Hollogne …
C’est parfaitement vrai.
Et maintenant, on se pose ce type de questions ?
Oui … Encore que Lesage fasse partie de ceux qui devront revenir nous voir.
Ne pourrait-on pas traduire cela par la volonté d'un certain nombre de membres de la commission de, certes, éclaircir un certain nombre de points de détails, mais de ne pas aller beaucoup plus loin que ce qu'on sait déjà ?
Encore une fois, je crois que tout le monde dans la commission est de bonne foi mais que certains croient que le boulot est fait avec le travail-papier. En d'autres termes, qu'il ne faut pas prendre certains risques sur le plan juridique puisqu'on aurait tous les documents permettant de déterminer les dysfonctionnements dans les enquêtes sur les enlèvements d'enfants. Or, je pense que ce travail n'était qu'une phase. Une phase durant laquelle le collectif des seize commissaires a admirablement fonctionné, mais il faut aller plus loin.
Comment "aller plus loin" ? Est-ce à dire que selon vous il y aurait un certain nombre de personnes à auditionner et que tout le monde ne serait pas d'accord là-dessus ?
Tout cela est encore en discussion. Mais on a senti dans ce qui s'est passé ces derniers jours que les perceptions à ce sujet étaient parfois très différentes. Je n'y vois pas malice mais bien la main invisible des pressions extérieures que j'évoquais tout à l'heure et qui trouvent leurs relais au sein de la Conférence des présidents … Où, de toute évidence, une personne comme Verwilghen est attaquée régulièrement.
Pour que les choses soient claires, il n 'y a pas de raisons objectives d’arrêter vos travaux dans deux mois plutôt que dans six ?
Je ne le crois pas en effet. Bien que certains prétendent aussi qu'il faut atterrir parce qu'il y aura ensuite la commission "Cools" et qu'en plus le parlement n'est pas prioritairement un lieu d'enquête, qu'il doit rester avant tout un lieu d'élaboration législative.
Et la commission tueries alors ? Celle-là, à laquelle d'ailleurs participaient des membres de l'actuelle commission Dutroux, elle dura bien plus de six mois !
Evidemment, un an ou un an et demi. Ici, je ne crois pas qu'un terme aussi long soit nécessaire, mais ce que je tiens à souligner c'est que si on ne résout pas clairement l'enquête sur l'enquête « Julie, Melissa, Loubna, An et Eefje », alors je suis convaincu que toutes les commissions d'enquête qui suivront seront condamnées d'avance. Ce sera du spectacle et rien d'autre. J'irais même plus loin : je suis persuadé que même le travail parlementaire d'élaboration législative serait discrédité. Et ce n'est là qu'un raisonnement de pure logique. Si nous n'allons pas au fond des choses, comment pourrions-nous être réellement en mesure d'apporter les changements structurels qui s'imposent ? On touche là au problème des lampistes, des hommes-fusibles et des hommes-symboles, qu'ils soient d'ailleurs ministres ou sous-officiers de gendarmerie. Je dis oui aux sanctions, mais cela ne suffit pas. Si on se contente de couper des têtes, alors qu'on a affaire à un système mafieux qui bloque toute initiative positive des services de police et de la magistrature, ce sont les tenants du crime organisé dans ce pays qui n'auront plus qu'à se frotter les mains. L'essentiel, pour nous, commission parlementaire, est d'aller à la vérité. C'est d'ailleurs ce que disent aussi les parents des victimes : « Allez à la vérité, pour les sanctions, on verra après. En tout cas, ne mettez pas comme écran de fumée entre la vérité et le stade actuel de vos travaux le problème de l'auto -incrimination, de Transnuklear, du mandat exact de la commission, de l'interférence avec les dossiers en cours à Neufchâteau ou encore du rôle disciplinaire que vous pouvez ou ne pouvez pas jouer… » Pour ma part, je fais donc un dernier pari sur la démocratie, sa capacité à changer les choses au fond, à changer la vie. Et croyez-moi, de toutes façons, si nous faisons la vérité, pour les sanctions, on s'arrangera !
Faire la vérité, cela passera-t-il selon vous par une enquête sur le thème des protections dont auraient pu bénéficier les membres du réseau Dutroux-Nihoul ?
Ah oui, tout à fait ! C'est un élément essentiel.
Sur ce point, y a-t-il accord au sein de la Commission ?
On n'en a jamais vraiment discuté en profondeur. C'est l'un des éléments qui font dire que le collectif que nous avons formé au sein de la Commission doit maintenant passer à une étape ultérieure. Nous devons impérativement faire une évaluation des informations que nous recevons de manière éparse et qui ne sont pas toujours les mêmes, nous devons mettre nos hypothèses, nos intuitions en commun. Sans quoi …
Sans quoi ?
On pourra dire que la commission ne se sera pas donné tous les moyens nécessaires pour arriver à la vérité.
Mais est-il réaliste pour la commission de vouloir travailler sur le thème des protections ?
Bien sûr, il va falloir se doter de moyens, d'une méthode de travail révisée…
En effet, quand on voit déjà la difficulté de savoir qui ment dans les problèmes relatifs à la communication des informations, on se dit que le travail sur le thème des protections risque d'être encore plus périlleux. En plus, faire cela en deux mois …
Il y a toujours ce problème temps. Pour ma part, j'ai toujours considéré comme une erreur tactique de dire publiquement que nous avions l'intention d'arrêter au 15 mars. C'est donner aux adversaires du changement l'occasion de se dire « il faut qu'on tienne jusque-là et on aura la paix ». Cela dit, la porte n'est pas fermée. Si on avance sur certaines pistes, je n'imagine franchement pas qu'on dise que l’on devrait tout arrêter pour des raisons de planning. Même pour ceux qui dans la commission se plaignent d'avoir d'autres responsabilités, notamment en matière de travail législatif. Il y a 150 parlementaires et 16 membres de la commission d'enquête. Ne venons donc pas faire croire que le parlement est complètement immobilisé à cause de la commission Dutroux-Nihoul.
Limiter le temps, ne serait-ce pas un paravent confortable pour ne pas chercher dans un certain nombre de directions…
C'est le problème de la prescription. C'est un vieux truc juridique. Quand on veut étouffer un dossier, on joue sur des problèmes techniques et juridiques pour atteindre la prescription. En faisant pression sur la commission, on cherche peut-être à utiliser ce vieux filon.
C'est la commission elle-même qui a décidé d'arrêter en mars. Elle n'est pas obligée de céder aux pressions que vous évoquez. Il est question non seulement du fonctionnement de la justice mais aussi plus largement de la crédibilité de nos institutions et sans doute même de notre démocratie…
J’abonde dans ce sens. Il est sans doute question de ce qu'on peut attendre du siècle prochain pour notre démocratie …
Bien, mais alors n'est-il pas « médiocre », excusez l'expression, d'ergoter sur trois ou six mois de plus dans un contexte pareil ?
(Silence) Je pense qu'objectivement c'est médiocre. (Nouveau silence) Mais pour me faire l'avocat de la commission, il n'est pas exclu qu'un certain nombre de membres découvrent une série de choses …
Quand on assiste aux auditions de la commission d'enquête, on a parfois le sentiment que certains parlementaires sont là pour tirer à boulet rouge sur la gendarmerie, tandis que d'autres s'attaquent prioritairement à la magistrature… C'est un peu comme s'il y avait un représentant du ministre Vande Lanotte, un autre du ministre de la Justice, etc.
Peut-être bien … Si ce genre de choses existe, cela va très fort se concrétiser au moment de l'élaboration des conclusions. Et peut-être même dans la seconde phase des travaux où je souhaite qu'il soit question des protections éventuelles. Probablement que la commission parlementaire comme organe politique n'échappe pas à ce genre d'enjeux …
Mais pour l'heure, vous ne considérez pas qu'il s'agisse d'un handicap ?
Je ne crois pas, non. Pour l'instant, quand le péché mignon de l'un ou de l'autre se manifeste, cela n'échappe à personne. Dès lors, il y a une espèce d'autocontrôle collectif qui joue … En définitive, le plus important est que tous les témoins aient été mis sous pression. Peu importe par qui.
Avez-vous été interpellé par la visite des familles d'enfants disparus au BCR de la Gendarmerie ?
Je comprends très bien que les familles désirent s'informer au maximum. A leur place, j'aurais sans doute répondu positivement à une telle invitation. Mais en ce qui concerne le BCR, je trouve que c'était là une attitude plutôt curieuse. Il n'est pas très correct d'entamer une véritable opération de relation publique, en s'assurant au surplus une présence du Palais royal, au moment où la commission pose pas mal de questions sur le BCR. Quand on est dans la situation de ce service, on fait son boulot, on travaille correctement avec Neufchâteau, mais ce n'est pas l'heure des relations publiques … Cela peut se faire plus tard, quand les conclusions auront été tirées.
A ce stade, l'attitude de l'état-major de la gendarmerie a quelque chose d'indécent. Il paraît que l'audition à huis-clos, récemment, de Léon Giet, le procureur général émérite de Liège, touchait-elle aussi à l'indécence…
(Silence) C'est exact. Ce huis-clos n'était pas justifié. Et le comportement du procureur général n'y fut pas très digne.
Derrière son aspect débonnaire en audience publique…
Il y a un homme qui s'est présenté avec un autre visage à huis-clos. Qui s'est lancé dans des attaques personnelles contre les parents de Julie et Melissa en s'en prenant notamment à leur vie privée. On n'a rien appris d'utile à huis-clos si ce n'est qu'il se confirme que certains témoins sont prêts à se servir des différents étages de la commission – audition publique, puis passage à huis-clos – pour mener des opérations de communication. En l'occurrence, M. Giet a joué au grand-père bienveillant en public pour se transformer en accusateur froid et gratuit à huis-clos.
Revenons pour conclure sur la question des "protections", puisqu'elle vous tient fort à cœur. Si vous vous heurtiez à un refus des autres commissaires dans la recherche de ces éventuelles protections, en tireriez-vous des conclusions ?
Sûrement, mais je refuse d’envisager cette possibilité-là.
Vous n'accepteriez pas ?
Non. Evidemment. Ce serait inacceptable sur le plan éthique. En plus, imaginez que six mois plus tard quiconque découvre de telles protections ! Cela mettrait en cause tout le travail qu'on a fait. Je ne désire pas que l'on puisse ressortir dans un avenir plus ou moins lointain l'équivalent d'un "spéculum" ou d'un viol d'Obaix vis-à-vis des travaux de la commission Dutroux-Nihoul. Qu'on puisse dire : « Ils avaient les éléments pour trouver et ils sont passés à côté ». Ce constat profiterait à ceux qui depuis plusieurs années veulent déstabiliser la démocratie. Et alors la boucle serait bouclée car l'on sait bien que le crime organisé est le principal bénéficiaire de la déstructuration des Etats. Ce serait aussi dramatique pour la démocratie dont on pourrait dire qu'elle ne fonctionne pas correctement pour assurer la sécurité des gens, la défense des plus faibles, le respect de l'intérêt général sur les enjeux les plus sensibles.