
Marzouk Chaed
Un entretien publié par l’hebdomadaire belge « Ciné-Télé Revue », le 5 janvier 2006.
Ex-champion de Belgique de boxe et professeur d’arts martiaux, Marzouk Chaed (alias « Ringo » sur les rings) est un sportif de haut niveau. Mais ce n’est pas la seule qualité de cet homme affable qui parle plusieurs langues (français, espagnol, italien, portugais, arabe…). Breveté en secourisme, M. Chaed est avant tout un homme de dialogue. Un profil qui convenait parfaitement au boulot de médiateur-éducateur qu’il exerçait jusqu’il y a peu dans une école à « discrimination positive », entendez une école poubelle où la violence est omniprésente, de la Région bruxelloise. Début février 2005, M. Marzouk sauve la vie à une élève qui vient d’être agressée devant l’établissement scolaire en lui pratiquant un massage cardiaque et du bouche-à-bouche. Ne sachant pas que la victime est porteuse des virus du sida et de l’hépatite B, il ne prend pas les précautions d’usage. La sanction des médecins de l’hôpital Saint-Pierre est immédiate : « Vous lui avez sauvé la vie, mais vous êtes potentiellement contaminé ». Aux yeux de la Communauté française, ceci n’est pas un accident de travail ! « Pourtant, j’ai été amené à secourir la jeune fille à la demande de la direction. En plus, cette direction connaissait l’état de santé de la jeune fille, mais elle ne m’a pas prévenu », s’indigne l’éducateur. Dégoûté, M. Chaed a demandé récemment sa mise à la pension anticipée.
– En fait, vos ennuis commencent à la suite d’une bagarre entre élèves ?
– Indirectement, oui. Au début de cette histoire, le 3 février dernier, il y a eu une dispute entre deux filles de l’école, mais les choses auraient pu en rester là… Malheureusement, le frère de l’une de ces filles a décidé de venir s’en mêler. Dès le lendemain matin, juste devant l’entrée de l’établissement scolaire, il s’en est pris violemment à Marie (ndlr : prénom fictif), la gamine qui avait eu maille à partir avec sa sœur. Ce malabar, âgé d’une trentaine d’années, ne fréquentait évidemment pas notre école. Ce fut une agression sauvage, gratuite, complètement disproportionnée… Plusieurs membres du personnel de l’école ont dû intervenir pour tirer Marie des griffes de ce sauvage. Lorsque ce fut fait, la victime a pu rentrer dans l’école. Mais elle ne se sentait pas très bien et une ambulance a été appelée. Avant que ces secours arrivent, la secrétaire générale m’a demandé si je pouvais faire quelque chose. J’étais en effet la seule personne dans cet établissement scolaire qui disposait d’une formation en secourisme. Marie avait été allongée dans la salle de sport. Elle était encore lucide, mais j’ai tout de suite constaté qu’elle avait beaucoup de difficultés à respirer et que son pouls était très faible. Peu de temps après, elle faisait un arrêt cardiaque. Autour de moi, c’était la panique. Mes collègues criaient : « Il faut faire quelque chose ! Vite ! ». Tout le monde comptait sur moi. J’ai donc pris mes responsabilités en pratiquant du bouche-à-bouche et un massage cardiaque. J’ai dû longuement insister, mais cela a marché. Marie est revenue à la vie. Tout le monde m’a félicité et quand les ambulanciers sont enfin arrivés, ils m’ont confirmé que j’avais fait du bon boulot. Toutefois, ils m’ont aussi conseillé de les accompagner dans leur véhicule.
– Que vous voulaient-ils ?
– Dès leur arrivée, ils avaient déjà été informés d’un élément que j’ignorais totalement : Marie était porteuse du virus du sida. Ayant constaté que j’avais moi-même une blessure apparente à la lèvre – le résultat d’un entraînement de boxe de la veille – et que j’avais fait du bouche-à-bouche à la victime, ils en avaient aussitôt tiré la conclusion que je pouvais être infecté. Je me suis donc retrouvé à l’hôpital Saint-Pierre où je me vois assis dans un local, entouré de trois médecins me regardant d’un air compatissant : « Nous sommes désolés de vous le dire, mais toutes les conditions sont remplies pour que vous ayez contracté le virus HIV. Bien sûr, il n’y a pas de certitude, mais, dans les trois prochains mois, il faudra faire des prises de sang à intervalle régulier pour vérifier votre état de santé. En attendant, vous devrez vous comporter comme si vous étiez contaminé. Il en va de la santé de vos proches et connaissances ». Le ciel me tombait sur la tête.
– Comment avez-vous réagi ?
– J’étais dans les cordes! Mais, quelques instants plus tard, c’était carrément le K.O. Un médecin m’apprenait qu’en plus du HIV, Marie était aussi porteuse du virus de l’hépatite B, lequel peut se communiquer simplement par la salive ! Vu ce double risque, on m’a dit que désormais je devais adopter un nouveau comportement de vie. Éviter de laisser traîner mes couverts après un repas, ne plus embrasser mes petits-enfants, éviter tout contact intime non protégé avec mon épouse… Et puis, après avoir fait ma première prise de sang, on m’a laissé repartir chez moi. Je me souviens d’avoir longtemps erré dans les rues avant de franchir la porte de mon domicile. Je voyais ma vie s’écrouler. Je ne savais quoi dire à ma femme (ndlr : revivant le choc, il se met à pleurer).
– Prenez votre temps…
– Il m’a fallu quelques jours pour entamer les démarches administratives visant à faire reconnaître que j’avais été victime d’un accident de travail. A vrai dire, je pensais qu’il s’agirait d’une formalité. Mais, le 22 février, j’ai reçu une lettre tranchante du ministère de la Communauté française. Trois lignes que je n’ai toujours pas digérées : «Un simple contact n’est pas une lésion. Absence de contamination. Les faits ne peuvent être reconnus pas la Communauté française comme un accident de travail».
– Comment cela ?
– C’est une déclaration d’accident incomplète de l’école qui se trouve à l’origine de ce dysfonctionnement. Elle se contente d’indiquer que j’ai fait une «réanimation en urgence en attendant l’arrivée de l’ambulance» et que «M. Chaed craint d’être contaminé par l’une ou l’autre maladie». Il n’est pas fait mention du Sida, de l’hépatite B, de ma blessure à la lèvre et du premier diagnostic de possible contamination fait par les médecins de Saint-Pierre…
– Pas très sympa !
– Il y a pire! J’ai pu établir par la suite que ce rapport des faits très succinct traduisait un malaise au sein de l’établissement scolaire. Il se fait qu’avant qu’on me demande de sauver Marie, plusieurs des collèges qui étaient présents sur le lieu de l’intervention – dont la directrice et l’économe qui a rédigé la déclaration d’accident- étaient parfaitement au courant de l’état de santé de la jeune fille. Ils savaient qu’elle avait le Sida et aucun d’entre eux n’a pris la précaution de m’en avertir avant que je lui pratique le bouche à bouche! S’ils l’avaient fait, j’aurais pu intervenir en prenant les précautions d’usage – par exemple, en utilisant un sac en plastic troué pour pratiquer le bouche à bouche. Marie aurait été sauvée et je n’aurais pas pris le risque d’être contaminé. L’attitude de certains collègues a donc été empreinte d’inconscience et d’irresponsabilité et c’est évidemment difficile à admettre.
- Vous avez introduit un recours ?
– D’abord, j’ai mis quatre mois à obtenir du pouvoir organisateur que ma déclaration d’accident soit complétée. Ce document daté du 16 juin 2005 précise que «la nature du contact» que j’ai eu avec la victime : «Il s’agit d’une réanimation de bouche à bouche étant entendu que les 2 personnes étaient blessées à la bouche». En septembre dernier, le ministère de la Santé publique m’a informé du fait que le dossier allait être réexaminé… J’attends toujours. Il y aura bientôt un an que les faits se sont passés!
– Qu’espérez-vous obtenir ?
– Je me m’en fiche des centaines d’euros de frais médicaux que m’ont coûté cette affaire– notamment des consultations chez un psychologue pour gérer le stress qui m’empêche de dormir depuis février dernier… Je n’ai aucun intérêt non plus à me plaindre pour pouvoir carroter, étant donné que j’ai demandé et obtenu ma mise à la pension anticipée en juin dernier. En plus, il s’avère finalement que je n’ai pas été contaminé. Mais j’en fait une affaire de principe : j’estime que dans un tel cas, l’accident de travail doit être reconnu. Je me dis que ce combat pourra rendre service à d’autres collègues qui pourraient connaître le même genre d’ennuis à l’avenir. Si je n’obtiens pas gain de cause, cela donnerait raison à ce professeur qui m’a dit : «Tu n’avais qu’à pas t’en mêler». J’aurais donc du laisser mourir Marie! Cette logique du chacun pour soi est à l’opposé de tout l’idéal qui m’a animé pendant mes 42 ans de carrière professionnelle.
C’est pourtant l’évidence !
Dans son dossier, M. Chaed dispose d’une lettre rédigée par un médecin spécialiste du Service des Maladies Infectieuses de l’Hôpital Saint-Pierre. Rédigée à l’attention de la Communauté française, elle confirme qu’en portant secours à Marie, l’éducateur a encouru le risque d’être contaminé par le HIV (« … Il y a eu un contact entre la muqueuse de la bouche de M. Chaed et la bouche de la jeune fille portant des traces de sang contenant du virus du Sida. Nous avons estimé ce contact à risque de transmettre le Sida»). Plus important, ce document indique qu’en n’acceptant pas de reconnaître qu’il y a eu un accident de travail, la Communauté française se placerait en porte à faux par rapport aux législations les plus récentes : « Dans le cadre des métiers de la santé (infirmières, médecins, secouristes, kinésithérapeutes, dentistes, éducateurs dans des institutions, etc…) les expositions au sang ou aux fluides corporels (exemple : salive) contenant du sang sont reconnues officiellement comme accidents professionnels (…). Plus récemment, la Loi du 24 février 2005 reconnaît pour toutes les professions l’exposition à des agents biologiques tels que des virus comme accidents professionnels». Que M. Chaed ait été victime d’un accident de travail ressort donc de l’évidence…