Enquête publiée dans l’hebdomadaire belge Ciné-Télé Revue, le 8 juin 2006
Des membres du personnel de l’ICDI le confient :
«En matière d’environnement, nous étions obligés de nous comporter comme des bandits».
Début mai, « Ciné-Télé Revue » publiait une enquête fouillée sur de présumés malversations et détournements de fonds dont se seraient rendus coupables divers membres de la direction de l’ICDI (Intercommunale de destruction des immondices) de Charleroi. Nous annoncions qu’il s’agissait sans doute d’une « affaire de la Carolo au carré ».Depuis lors, les inculpations et les mandats d’arrêts se sont succédés. Lucien Cariat et Christian B, respectivement président et directeur financier de l’intercommunale, sont en prison. De même que Claude Pireau, le chef du service de gardiennage de l’ICDI, lequel est mis en cause pour avoir menacé des membres du personnel suspectés par lui d’être trop bavards avec les autorités judiciaires ou avec des journalistes. On sait aussi que, désormais, un dossier bis a été ouvert par le parquet de Charleroi après la découverte de 1.071 photos à caractère pédopornographique sur l’ordinateur personnel du directeur de l’ICDI, Christian B. Poursuivant nos investigations, nous avons pu rencontrer plusieurs membres du personnel de l’ICDI qui n’avaient pas encore eu de contacts avec les médias. Ils révèlent des faits d’une incroyable gravité.
1. « Pendant des années, l’intercommunale a déchargé des déchets hautement toxiques dans une ancienne carrière »
Nous les rencontrons à deux reprises dans un lieu discret du côté de Marchienne-au-Pont. L’air grave, deux membres du personnel de l’ICDI, un employé et un ouvrier, nous font des confidences sur la gestion très particulière de certains déchets hautement toxiques provenant de l’incinérateur de Pont-de-Loup. Les faits dont ils nous parlent relèvent du droit de l’environnement mais aussi, sans doute, du droit pénal. Ils sont relativement anciens, mais en termes de santé publique et d’environnement, il y a parfois un effet retard… Et c’est exactement ce que craignent nos deux témoins : «Si on vous parle, c’est parce qu’on se demande si l’ICDI n’a pas déposé une bombe à retardement dans la région de Châtelet !» Ces deux témoins, précisons-le, sont prêts à déposer en justice, si comme nous l’avons fait, cette dernière leur garantit l’anonymat.
— Pour quelles raisons témoignez-vous aujourd’hui ?
— Parce que les faits nous semblent très graves : l’ICDI a déposé des milliers de tonnes de déchets hautement toxiques dans l’ancienne carrière Moreau à Bouffioulx. Cela a commencé vers 1979 pour s’arrêter vers la fin 1995. Honnêtement, on n’a pas eu le courage d’en parler plus tôt parce qu’avant l’éclatement du scandale de l’ICDI, le président de l’intercommunale nous apparaissait tout puissant. On ne se sent pas très bien par rapport à cela, mais il faut qu’on se l’avoue aujourd’hui, au sein de cette entreprise, on a tous participé à une certaine culture de l’omerta. Faut dire, même la délégation syndicale CGSP mangeait dans la main de Cariat. Par conséquent, on savait très bien que ruer dans les brancards équivalait à se retrouver, sans protection, face à la colère du seigneur des lieux. Quand on a une famille, un prêt de maison à rembourser, ce n’est pas évident de tout mettre en péril… Même si on en a gros sur la conscience.
— Lucien Cariat est en prison. Vous pourriez peut-être apparaître au grand jour ?
— Pas question ! C’est trop tôt. Surtout, arrangez-vous pour qu’on ne puisse pas nous reconnaître… Malgré ce qui s’est passé, il y a encore beaucoup de « cariatistes » à l’ICDI. Il y a aussi des gens dangereux parmi les «gardes» de l’intercommunale. Et puis, Cariat va sortir un jour ou l’autre. Honnêtement, on craint qu’il veuille se venger de ceux qui auront été trop bavards.
— Mais ne faut-il pas raison garder ? C’est un homme politique inculpé d’abus de biens sociaux et de détournement de fonds, pas un truand accusé de crime de sang !
— Nous, on le connaît sous les traits d’un dictateur qui régnait sans partage sur son fief. Nous sommes certains qu’il n’accepte pas ce qui lui arrive, voire même qu’il n’y comprend rien. A la limite, il doit se sentir victime d’une injustice. On parle parfois de l’ivresse du pouvoir. Eh bien, lui, il avait le pouvoir absolu et il mettra du temps à dessaouler ! Tant qu’il n’y sera pas parvenu, ce type sera dangereux… C’est notre point de vue et s’il vous semble excessif, sachez qu’il est partagé par beaucoup de membres du personnel de l’ICDI.
— En ce qui concerne la carrière Moreau, de quels types de «déchets hautement toxiques » parlez-vous ?
— De ce qu’on appelle les « cendres volantes », autrement dit les poussières retenues par l’électrofiltre qui dépollue les fumées de l’incinérateur…
— Pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas en incinérateur, c’est du chinois !
— Ce n’est pas compliqué. Les ordures ménagères récoltées par l’ICDI sont brûlées dans des énormes fours. A la fin du processus de combustion, il subsiste plusieurs types de résidus. D’une part, il y a ce qu’on appelle les «mâchefers». C’est ce qui ressort du four, soit des résidus cendreux solides formés par les morceaux de déchets qui ont résisté à l’incinération. D’autre part, il y a les REFIOM… Cette abréviation désigne les « résidus d’épuration des fumées d’ordures ménagères ». Les riverains des usines d’incinération s’en rendent compte tous les jours : en brûlant, les déchets produisent énormément de fumées. Celles-ci sont chargées d’une quantité très importante de poussières hautement toxiques qu’on appelle aussi « cendres volantes ». Si on rejetait ces fumées dans l’atmosphère sans les « dépoussiérer », ce serait criminel !
— C’est donc là qu’intervient l’électrofiltre ?
— Voilà ! L’électrofiltre retient les cendres volantes pour qu’elles ne se répandent pas dans l’environnement. L’incinération d’une tonne d’ordures ménagères produit environ 15 à 30 kilogrammes de cendres volantes.
— A l’échelle d’un incinérateur comme celui de l’ICDI, cela donne quelles quantités de poussière ?
— Ces chiffres se trouvent dans les rapports d’activité présentés chaque année par la direction de l’ICDI à son conseil d’administration. Par exemple, pour l’année 2002, l’intercommunale a produit 1337 tonnes de cendres volantes. Il faut savoir que les fours fonctionnent sept jours sur sept : on a donc plus de 3,6 tonnes de poussières à évacuer toutes les 24 heures. Enfin, ça, c’est la situation actuelle…
— Avant, c’était différent ?
— Très différent ! Pour rappel, l’incinérateur de Pont de Loup a été créé en 1976. A l’époque et pendant de nombreuses années qui ont suivi, on produisait beaucoup plus de cendres volantes parce qu’on brûlait plus de déchets. C’était avant les collectes sélectives et les parcs à conteneurs. Avant aussi qu’une réglementation européenne ne nous limite dans les quantités à incinérer. Jusqu’au milieu des années 1990, la quantité de poussière était de l’ordre de 6 à 7 tonnes par jour.
— Quelles sont les caractéristiques des cendres volantes ?
— Extrêmement volatiles, ces poussières sont chargées de tout ce que l’on peut imaginer comme produits hautement toxiques. Des fluranes, de la dioxine, des métaux lourds comme le plomb, le cadnium, le zinc, le mercure ou l’arsenic. En fait, on y retrouve tous les polluants qui étaient à l’origine dans les déchets incinérés. Très dangereuses pour l’homme et pour l’environnement, ces cendres volantes doivent donc être stockées dans des silos avant d’être emportées par une firme spécialisée qui va procéder à leur « inertage » et à leur « solidification ». C’est-à-dire que les cendres vont être mélangées avec du ciment et différents additifs, ce qui va donner des cubes qui seront ensuite stockés dans des centres d’enfouissement technique pour produits dangereux (décharges de classe 1).
— C’est comme cela que l’on procède à l’ICDI ?
— Depuis dix ans, en effet, on a recours aux services d’une société spécialisée basée dans le nord du pays (la firme OVMB). Mais auparavant, pendant plus de dix-sept ans, au mépris de la législation et de toute mesure de précaution en termes de santé publique et d’environnement, on s’est contenté de déverser des milliers de tonnes de cendres volantes dans l’ancienne carrière Moreau à Bouffioulx. Tout allait dans cette décharge dont le sol et les flancs très perméables interdisent formellement le dépôt de déchets toxiques (lire l’encadré intitulé : « Un site fragile »)
— Des milliers de tonnes de déchets toxiques ?
— Faites le calcul vous-même en vous basant sur une moyenne très raisonnable pour l’époque de 2000 tonnes par an… On a commencé à exploiter cette décharge, sans aucune autorisation administrative d’ailleurs, à partir de 1978-1979 et on a dû s’arrêter vers la fin 1995 à la suite d’une action des riverains devant le conseil d’Etat. Les gens de la localité se plaignaient essentiellement des allées et venues des camions, qui, de jour comme de nuit, venaient décharger. Ils se doutaient bien qu’on y déposait un peu de tout, mais jusqu’à ce jour, personne n’a osé leur dire jusqu’à quel point on est allé…
— Comment procédait l’ICDI ?
— D’abord, une mise en garde. Si vous posez la question à Lucien Cariat et à son directeur d’exploitation, sans doute qu’ils nieront ou alors ils vous lanceront que les cendres volantes étaient inertées (rendues moins polluantes) avant d’être envoyées vers la carrière Moreau. Tout cela est complètement faux. Nous n’étions pas du tout équipés pour procéder à un quelconque inertage des poussières d’électrofiltre ! Prétendre que, dans ces années-là, une intercommunale était capable de faire ce type d’opération, cela fera rire tous les scientifiques qui travaillent dans le domaine. D’ailleurs, si on savait le faire nous-même, pourquoi aurait-on alors recouru aux services d’une firme spécialisée dès que l’ancienne carrière Moreau ne nous a plus été accessible ?
— Mais comment cela se passait-il ?
— Officiellement, c’était des mâchefers et uniquement cela que l’on déversait à Bouffioulx. Alors, un système très simple a été imaginé par la direction pour se débarrasser dans le même temps de cendres volantes. Les chauffeurs procédaient systématiquement à deux chargements. D’abord, ils plaçaient leur benne en dessous du silo de cendres volantes et ensuite, ils recouvraient celles-ci avec des mâchefers qui étaient encore un peu chaudes et humides. Cela garantissait un effet de liant provisoire pour les cendres qui sont très volatiles. S’il était obligatoire de procéder de la sorte, c’était à dessein : les cendres devaient être dissimulées par les mâchefers. Trois camions le matin, trois camions l’après-midi, trois camions pendant la nuit. Ça n’arrêtait pas ! A la carrière Moreau, on était chez nous. Pas de contrôle, on faisait ce qu’on voulait. C’était balancé comme cela sans outre forme de procès, sans qu’il y ait un quelconque traitement adéquat du sol ou des flancs pour éviter la percolation. Freddy S., un membre de la famille du président qui a été ensuite engagé à l’ICDI, avait aussi à l’époque une société qui déchargeait des trucs là-bas. En échange de cette faveur, il avait laissé un bull sur place et, de temps en temps, il égalisait. C’est tout… Aujourd’hui, on a mauvaise conscience. En termes de pollution, on craint que ce qu’on a déversé là pendant autant d’année soit une véritable bombe à retardement ! Et même si cela ne devait ne pas être le cas, la loi a été violée en toute impunité pendant des années et il faut que les responsables assument leurs actes…
« S’ils ont fait cela, c’est de la folie »
Située dans la région de Bordeaux, Europlasma est une Société d’ingénierie à la pointe du progrès dans le traitement des déchets ultimes tels que les « cendres volantes » produites par les incinérateurs d’ordures ménagères. « Notre unité de Cenon utilise un procédé de vitrification », explique Christophe Lefebvre qui y occupe la fonction de chef de projet. Pour cet ingénieur, les poussières d’électrofiltre n’ont donc aucun secret et lorsque nous lui donnons connaissance du témoignage des ouvriers de l’ICDI, il se déclare « complètement abasourdi ».
« S’ils ont fait cela, c’est de la folie », explique cet expert. « Dans le secteur des incinérateurs, la toxicité extrêmement forte de ces particules est une évidence connue de tous. Des matières aussi dangereuses doivent faire l’objet d’un traitement par des firmes spécialisées et elles doivent impérativement se trouver en décharge de classe 1. Il est totalement exclu d’aller déverser ces déchets dans une classe 2 car il y a un risque très important de pollution par lixiviation : sous l’effet de l’eau de pluie, par exemple, ces poussières ont une forte tendance à relâcher leurs éléments polluants qui peuvent ensuite pénétrer le sol jusqu’à une éventuelle nappe phréatique. Même si les dépôts dont vous me parlez se sont arrêtés il y a dix ans, il me semble indispensable que les autorités sanitaires et environnementales de votre pays étudient ce cas avec beaucoup de vigilance. Quel est le degré de pollution actuelle en cet endroit ? Au cours de ces dernières années, a-t-on vu une augmentation de certains types de maladies comme des cancers ou de certaines maladies chroniques dans les environs immédiats ? Je ne veux pas être alarmiste. Ces questions n’auront pas nécessairement des réponses positives mais elle ne peuvent certainement pas être éludées ».
Quel pourrait être le mobile des imprudences qui ont été commises ? Comme pour l’amiante (voir plus loin), peut-être faut-il chercher du côté financier. En tenant compte du prix de stockage en décharge de classe 1 et du coût de retraitement de ces déchets (environ 300 euros la tonne), sur les dix-sept ans d’utilisation de la carrière Moreau, l’ICDI a économisé beaucoup d’argent. On compte ici en centaines de millions d’anciens francs.
«Un site fragile sur le plan géologique »
Dans divers documents officiels, comme par exemple un arrêté du 16 février 1995 de la députation permanente du Conseil provincial du Hainaut, le site de la carrière Moreau est décrit comme «sensible sur le plan géologique». Aussi, une étude réalisée en novembre 1994 par le bureau d’étude indépendant IRCO, y constatait déjà une importante teneur en plomb. Elle disait explicitement ceci : «Il apparaît que la mise en décharge exclusive de mâchefers, sous réserve d’une teneur en plomb inférieure à celle trouvée dans le cadre de notre étude, est envisageable. Par contre, la mise en décharge d’autres déchets de type ménagers, boues… aurait un impact très important sur la nappe et ce considérant le caractère karstique et l’absence d’imperméabilité à sa base». Dans un arrêt du 17 novembre 1995, qui a interdit l’utilisation de la décharge par l’ICDI, le Conseil d’Etat relevait que l’intercommunale y avait non seulement «déversé ses mâchefer depuis 1978 sans autorisation» mais aussi «le site naturel litigieux ne présente pas un degré d’imperméabilité suffisant» et qu’en plus «aucune protection adéquate n’est assurée sur le fond ou les flancs de la décharge». A l’époque de cet arrêt, on ne suspectait pas que le mâchefer déversé en ce lieu ait pu être accompagnées de tonnes de cendres volantes…
2. « Des ouvriers ont été contraints de passer de l’amiante au broyeur. Et une partie de celle-ci a été enterrée dans un parc à conteneurs »
Au cours de cette enquête, nous avons également rencontré trois autres ouvriers de l’ICDI. Ils nous ont fait un récit similaire. On peut le synthétiser ainsi : «Il nous arrive de réceptionner de l’amiante (tuiles, tuyaux). Entre 2000 et 2003, des ouvriers devaient passer cela dans un broyeur. A partir d’un certain moment, ils ont eu des masques et des gants, mais cela n’a pas toujours été le cas. C’était fait en dépit de toute règle de sécurité en produisant énormément de poussières. Cela se passait à proximité immédiate de la rue du Déversoir, mais les riverains n’ont jamais eu conscience de ce qui se passait chez nous. Pendant tout un temps, au lieu d’aller transporter cette saloperie chez des sous-traitants spécialisés, de l’amiante a donc été enterré avec un bull dans le parc même.»
L’une des trois sources précise : «Je pourrais indiquer à la justice où cela se trouve. Ce n’est pas un problème». «Pour l’amiante, cela ne fait plus comme cela aujourd’hui », ajoute l’un de nos témoins. «A partir du moment où la direction s’est rendue compte que ces pratiques illégales risquaient de se savoir à l’extérieur, l’amiante a été tapée dans des conteneurs soi-disant spéciaux… En fait, ces conteneurs n’avaient rien de particulier».
«Je suis sidéré»
Quel est le degré de gravité des pratiques dénoncées par ces ouvriers ? Un spécialiste en désamiantage nous dit qu’il est « sidéré » par ces témoignages :
«Ce qui m’inquiète surtout, c’est la santé des ouvriers qui ont dû faire ce type de travail. La poussière d’amiante, tout le monde le sait, est extrêmement dangereuse. L’inhaler conduit quelques années plus tard au cancer du poumon ou de la plèvre. A priori, je serais moins inquiet pour les riverains. Sauf à imaginer qu’ils se trouvaient à proximité immédiate du lieu où ce broyage était fait car la poussière dégagée ne s’est certainement pas propagée sur des centaines de mètres. Par ailleurs, le fait de mettre ce produit en terre n’est évidemment pas légal. Selon leur type — amiante libre ou amiante liée —, ces déchets doivent suivre des filières de retraitement très précises qui sont mises en œuvre par des sociétés spécialisées qui travaillent dans des conditions de sécurité optimale. Soit cela part dans un centre comme celui de Morcenx (près de Bordeaux), où l’on inerte le matériau pour arriver in fine à la recycler sous forme de verre. Soit cela doit partir vers une société comme Reymat près de Geel, où l’on mélange l’amiante avec du ciment. On obtient alors des cubes qui sont stockés dans une décharge de classe 1 (produit les plus dangereux qui ne peuvent être recyclés) près d’Anvers. A condition d’être entreposés et manipulés avec la plus grande précaution, des matériaux d’amiante liée comme les tuiles peuvent aussi de retrouver en décharge de classe 2, après un entreposage dans des conteneurs bâchés. Il ne s’agit donc pas de ‘’taper” ces matériaux dans des conteneurs normaux comme l’expliquent vos témoins ! »
Quel pourrait être la logique de tout cela ? «Dans ce que dénoncent ces ouvriers, il y a un éventuel mobile financier qui saute directement aux yeux. Le retraitement de l’amiante coûte cher. Cela tourne aux alentours de 2.500 euros la tonne… Et j’imagine qu’une intercommunale de destruction des immondices doit collecter beaucoup de tonnes d’amiante. Les enjeux financiers doivent donc être énormes pour ceux qui seraient en mesure de manipuler certains chiffres».
3. «Le pesage des camions est truqué à la demande de la direction»
A l’ICDI, la direction aime bien les chiffres. Peut-être parce qu’en les manipulant, ils permettent d’économiser beaucoup d’argent et de donner une image de «bonne gestion». Combien de rapports, combien de communiqués de presse vantent les grandes compétences en gestion des déchets du président Cariat et de ses troupes… Des phrases comme celle-ci que nous extrayons du « Rapport de l’assemblée générale extraordinaire du 28 mai 2003 » :«Nos résultats de parcs à conteneurs sont en constante progression au niveau du nombre de visiteurs, mais aussi par une augmentation des quantités apportées à des volumes à recycler. Un tableau annexe du rapport vous montrera l’ampleur des volumes et du tonnage des déchets maîtrisés par notre intercommunale ».
«N’allez pas vous fier à ce genre de statistiques. Tout est manipulé !», s’insurge un employé de l’ICDI. «Essayez plutôt de trouver des ouvriers qui s’occupent de la ‘’bascule”. C’est l’outil électronique qui est utilisé pour peser les camions qui entrent et qui sortent des parcs à conteneurs. Vous allez vite comprendre… ».
Nous avons suivi le conseil et force est de constater qu’il était avisé. Des ouvriers qui ont travaillé à la « bascule » expliquent en effet que «tout est truqué à la demande de la direction». L’un d’eux précise qu’«il s’agit de trafiquer le résultat des pesages pour faire pencher les statistiques de l’ICDI dans un sens ou dans un autre… Prenons l’exemple des encombrants. Il fallait régulièrement trafiquer les chiffres à la hausse. Le verre par contre, il fallait augmenter. Et les camions de la ville, il fallait les faire moins lourds. Avec l’informatique, tout est possible ! On peut non seulement changer le poids réel d’un véhicule ou bien même tout simplement ajouter dans la liste deux ou trois camions qui ne sont jamais passés par la bascule. Il y a parfois jusqu’à deux ou trois tonnes de différence par rapport au poids réel d’un seul transport. Un spécialiste n’a qu’à analyser les listings de pesages. Il verra que certains chiffres sont tout à fait impossibles. Soit que le poids du chargement renseigné pour un camion est supérieur à la quantité maximale qu’il peut effectivement contenir. Soit qu’un camion précis fait un nombre improbable d’aller et retour au parc à conteneurs sur une même journée. Dans ce cas, on a évidemment la trace matérielle de convois fictifs. Il y a certainement des enjeux financiers derrière toutes ces combines, mais c’est à Cariat qu’il faudrait demander de préciser lesquels… »
«Benoît Lutgen : «C’est effarant. Je vais saisir la police de l’environnement !»
Avant publication, nous avons donné connaissance des résultats de nos investigations au ministre de l’Environnement du gouvernement de la Région Wallonne. «Consterné par la gravité pratiques dénoncées par les ouvriers de l’ICDI», Benoît Lutgen nous a répondu qu’il allait «demander l’ouverture de plusieurs enquêtes à la police de l’environnement», ainsi que «la réalisation d’un audit de l’ICDI sur la manière dont elle a géré ses déchets durant ces dernières années».
– D’un point de vue général, quel commentaire avez-vous envie de formuler sur les informations que nous vous révélons ?
– Je ne puis qu’être choqué par des révélations comme celles-là. Si l’enquête que je vais demander à la police de l’environnement confirme tout cela, il faudra constater avec beaucoup d’étonnement et de tristesse que des responsables de cette intercommunale ont fait prendre beaucoup de risques à leurs travailleurs et peut-être aussi à la population. Dans ce que vous me dites, il y a la trace potentielle d’atteinte graves à la santé publique mais aussi des indices de détournements et de fraude fiscale. Je suis déterminé à ce que l’enquête aille jusqu’au bout avec tous les moyens légaux disponibles. (ndlr : Dès après cet entretien des fonctionnaires de la Région wallonne et la police de l’environnement saisis par M. Lutgen se sont attelés à déjà tirer au clair les accusations relatives à l’ancienne carrière «Moreau» et aux potentielles manipulations des listings de pesage des camions de l’ICDI)
– Il y a trois aspects distincts dans notre dossier. Le premier est relatif au déversage allégué de milliers de tonnes de cendres volantes, un déchet que vous savez hautement toxique, dans l’ancienne carrière «Moreau» à Bouffioulx. Votre réaction ?
– Il faut d’abord rappeler que l’ICDI a utilisé cette décharge de manière illégale pendant de nombreuses années. Elle n’avait pas les autorisations requises à cette fin comme l’a d’ailleurs clairement souligné un arrêt du conseil d’Etat en 1995. Je vais donc demander une enquête très précise à la police de l’environnement sur toute la période d’exploitation du site, c’est-à-dire entre 1978 et 1995. Mais je me pose aussi beaucoup de questions sur la période qui a suivi : l’ICDI a du déposé un cautionnement de quelques 50 millions d’anciens francs, à charge pour l’intercommunale de récupérer cet argent si elle avait procédé à la réhabilitation du site. Des premiers éléments du dossier administratif dont je dispose, il ressort que cette réhabilitation qui devait être terminée au plus tard pour fin 2003 n’a été faite que très partiellement. D’ailleurs, vu cette situation anormale, l’Intercommunale n’a pas demandé à ce jour à pouvoir récupérer les cinquante millions de francs de caution. Il faudra donc réaliser une série d’analyse et de mesures. A priori, heureusement, les premiers renseignements dont je dispose ne sont pas trop inquiétants : la Société wallonne de distribution d’eau et Aquasambre m’indique que les 8 captages d’eau les plus proches du site ne posent pas de problèmes particuliers de pollution.
– On peut être totalement rassuré ?
– Pour l’être tout à fait, il faudra pousser les investigations plus loin. Il y aurait un piézomètre qui aurait été installé sur place par l’ICDI (ndlr : un appareil qui plonge dans le sol pour en mesurer le taux de pollution). Dès demain (vendredi 2 juin), on va vérifier sur place si cet appareil a été bien placé et il faudra aussi qu’on puisse analyser ses résultats. Je suppose que l’ICDI en dispose puisque de manière assez étonnante l’intercommunale ne les a jamais communiqués à l’autorité de tutelle. En fonction de tout cela, il faudra peut-être encore prendre des mesures complémentaires d’analyse du site. Je voudrais aussi que l’on dispose d’éclairages complémentaires quant aux conditions dans lesquels des travailleurs de l’ICDI ont dû manipuler ces déchets hautement toxiques. Il y a encore beaucoup de zones d’ombres (ndlr : Certaines d’entre elles pourraient être déjà levées au moment de la parution de cet article puisque les investigations officielles ont commencé le 1er juin à la suite de notre contact avec le ministre de l’Environnement).
– Le deuxième aspect concerne le broyage et la dissimulation d’amiante entre 2000 et 2003 dans le parc à conteneurs de Couillet ? Cela vous interpelle ?
– Plus que cela. Si cette information se confirme, je parlerais volontiers d’acte criminel ! Je vais demander à la police de l’environnement de vérifier les témoignages et de sonder les terrains concernés. Les gens qui ont manipulé cela auraient alors pris des risques très graves pour leur santé.
– Reste enfin la manipulation des données relatives aux pesages des camions…
– Il s’avère que ce que disent vos témoins recoupe parfaitement des observations émises par la Cour des Comptes sur la gestion des déchets à l’ICDI. Des critiques qui ont d’ailleurs conduit des fonctionnaires de mon administration à ouvrir un dossier, il y a quelques semaines déjà.
– Qu’avait relevé la cour des comptes ?
– Qu’il y avait des difficultés évidentes à vérifier si les quantités de déchets déclarés par l’Intercommunale correspondaient à la réalité. En d’autres termes, les documents fournis par l’ICDI à la DIE (Division de l’Instrumentation Economique) ne brillent pas par leur transparence. La cour des comptes a notamment constaté des corrections en cours d’exercice sur le volume déclaré des déchets de la ville de Charleroi qui lui ont semblées suspectes.
– Indépendamment des témoignages révélés par notre enquête, il y avait donc déjà des suspicions de manipulation des chiffres de pesage ?
– Oui, c’est très clair.
– Quel pourrait être le mobile d’un tel délit ?
– La cour a relevé qu’il y avait un risque que l’ICDI ait réparti la quantité globale de déchets récoltés de manière frauduleuse entre les différentes communes de sa zone d’activité.
– Vous pouvez traduire ?
– Au-delà d’un volume de 240 kilos d’ordures ménagères par habitant, les communes doivent payer une taxe sanction. L’enquête que je vais demander devra déterminer si on n’a pas chipoté dans les chiffres pour que toutes les communes qui sont partenaires de l’ICDI ne dépassent pas ce seuil de 240 kilos. Dans cet ordre d’idée, je suis évidemment très interpellé quand un de vos témoins vous dit : «les camions de la ville de Charleroi, il fallait les faire moins lourd». A la lumière de ce que vos témoins racontent, il faut aussi s’interroger sur une autre manière dont on aurait cherché à atteindre cet objectif frauduleux : c’est-à-dire en augmentant fictivement la quantité de certains déchets pour faire diminuer le volume déclaré d’ordures ménagères.
– Derrière tout cela, il y a donc des enjeux financiers considérables ?
– Evidemment et cela pour toutes les communes qui lesquelles travaille l’ICDI. Si ces chipotages se vérifient, on sera clairement dans une affaire de fraude fiscale.