Une enquête évoquée sur le plateau de "L'Info Confidentielle Match" sur RTL/TVI, le 28 octobre 2007 et publiée dans Paris Match (Belgique), le 1ère novembre 2007.
Armille Brohé (photo : Ronald Dersin)
Originaire d’un milieu modeste, Armille Brohé a commencé sa vie professionnelle à l’âge de 13 ans. A la fin des années 1950, il est devenu apprenti dans une boucherie. Plus tard, il travaillera dans le secteur de la construction, puis il s’engagera à l’armée, avant de se recycler dans le transport international, pour finir sa carrière professionnelle dans une usine de la région liégeoise. Quarante années de labeur, deux accidents du travail et une accumulation de tâches pénibles et lourdes (pousser, porter au-delà du raisonnable…) qui lui ont complètement déglingué le squelette. Pour le dédommager d’avoir « usé » son corps au travail, Armille a été reconnu par le Fonds des maladies professionnelles qui lui verse une indemnité mensuelle. « Le jour de mes 65 ans, pour la seule et mauvaise raison que je vais devenir pensionné, cette indemnité va passer de 632 euros… à 148 euros ! Une perte sèche de presque 500 euros ! 75 % de diminution, vous vous rendez compte ? » a dénoncé Armille, ce dimanche sur le plateau de « L’info confidentielle Match ». Il nous en dit plus sur un sujet qui, hélas !, concerne plus de quarante mille personnes en Belgique.
De la terrasse de son petit appartement à Blankenberge, Armille bénéficie d’une vue imprenable sur le port de plaisance et, souvent, il se laisse aller à regarder les bateaux qui vont et viennent. Un plaisir simple que ce Borain de 62 ans partage avec Christine. « Nous sommes mariés depuis trente-deux ans et nous nous aimons encore », témoigne fièrement cette dernière en nous servant une jatte. Comme bien d’autres pensionnés, Christine et Armille ont choisi de s’installer définitivement à la Côte. « Ce doit être lié à l’iode. En tous cas, l’air de la mer fait un bien fou à Armille. Depuis qu’on vit ici, ses douleurs sont devenues plus supportables et il prend moins de médicaments. Tout ce dont mon homme souffre, vous savez, ce sont les séquelles de ce qu’il a enduré pendant ses années de travail. A force, ils me l’ont usé ! », résume notre hôtesse.
« Usé ». Ce mot, Armille ne l’entend pas pour la première fois. « Dernièrement, un docteur qui examinait mes articulation l’a encore utilisé. Mais un de ses confrères avait déjà dit cela de moi quand je n’avais que 29 ans ! Dès cette époque, j’aurais pu me résigner, devenir un assisté, arrêter de travailler. Mais je n’ai jamais voulu d’une vie pareille, pas respect pour la société, pour ma famille et encore plus pour moi.».
Question devenue iconoclaste dans ce monde de plus en plus libéral où l’on nous répète à longueur de négociations politiques qu’il faudra travailler de plus en plus longtemps : comment peut-on être déjà usé par le boulot à 29 ans ? « Il suffit de faire comme moi. Commencer à travailler trop jeune et accumuler une série de travaux à haute pénibilité », reprend Armille.
Et cet homme « usé » de nous raconter une carrière professionnelle faite d’expériences et d’apprentissages très divers : « Je suis un enfant de l’immédiate après-guerre. Ce que je sais, je l’ai appris sur le tas. Pas à l’école, mais dans le monde du travail, dès l’âge de 13 ans. Pourtant, j’étais un bon élève en première gréco-latine et, l’année précédente, en primaire, j’étais sorti premier des concours cantonaux. Mes profs m’encourageaient, j’avais de bonnes chances de réussite, mais mes parents voulaient que j’apprenne un métier. Mon père était lui-même ouvrier dans une usine et sa vie n’était pas facile. Ancien prisonnier de guerre, il en avait conservé des séquelles. Dans notre famille, il aurait été inimaginable que l’on me laisse encore des années à l’école. Je devais rapporter quelque chose à la maison ! Bref, on ne m’a pas demandé mon avis et on m’a déclaré apprenti dans une boucherie. J’ai fait mon premier pas dans la vie active le 7 mars 1959. Fin janvier, je venais de fêter mon 13e anniversaire. L’abattoir se situait à 200 mètres de la boucherie ; je portais des quartiers de viande comme si j’étais un adulte ; des charges de 50, 60 voire 80 kilos. Ce n’est évidemment pas très bon pour le dos d’un gosse en pleine croissance. Tout cela pour rapporter 20 francs à la maison en fin de semaine. Et vous savez quoi ? Plus tard, j’ai appris que ces années-là ne compteraient jamais pour ma pension… Au moins, j’aurai contribué à l’enrichissement d’un artisan ! ».
Après deux ans d’« apprentissage », changement d’orientation. « C’était encore une idée de mes parents : désormais, je travaillerais dans le bâtiment. Comme mon frère cadet », explique Armille. « En fait, papa et maman s’étaient rendus compte qu’un manœuvre rapportait plus qu’un apprenti boucher. 7,25 francs l’heure, vous imaginez ! Point de vue « dos » et « articulations », je ne gagnais pas au change. Mais cela, je ne l’ai compris vraiment que bien des années plus tard. ».
A 18 ans, désirant voler de ses propres ailes, Armille signe pour une carrière militaire : il devient bientôt conducteur de chars et de camions. « J’étais caserné en Allemagne, tout allait bien. J’aimais bien cette vie. ». Mais, quatre ans plus tard, un pépin de santé l’incite à revenir vers le civil.
« Il suffit d’ajouter « militaire » à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi, la justice militaire n’est pas la justice, la médecine militaire n’est pas la médecine », disait Georges Clemenceau. Inévitablement, la suite de l’histoire d’Armille fait penser à cette citation : « Un jour, un dentiste militaire a estimé qu’il fallait m’arracher deux dents. Lorsque ce fut fait, je n’ai pu bénéficier du temps de repos réglementaire. Au contraire, j’ai passé une journée complète dans un froid de canard à conduire un char. Et donc, cela s’est infecté. A l’infirmerie militaire, plutôt que de me prescrire des antibiotiques, on m’a gavé d’antidouleurs et d’anti-inflammatoires. Et cela, pendant des semaines ! Il y a des jours où c’était supportable, d’autres où j’avais le visage gonflé et, de toute manière, la plupart du temps, je crevais de mal. Ils ont laissé la situation se dégrader à tel point que cela a débouché sur des problèmes neurologiques graves et permanents (maux de tête, début de paralysie faciale…) dont je paie encore les conséquences aujourd’hui ».
A 23 ans, c’est un homme déjà diminué qui quitte l’armée. «J’avais des douleurs permanentes à la tête et au bras gauche. Avec des moments de crise. J’ai traîné cela pendant dix ans avec un traitement médicamenteux continu. Toutefois, je ne me suis jamais arrêté de travailler. J’ai conduit des camions pour diverses sociétés. En 1974, un neurochirurgien de Louvain m’a dit qu’il pouvait tenter une opération avec 50 % de chances que celle-ci mette fin à cette souffrance persistante. J’ai pris le risque. Je suis sorti du bloc opératoire avec le bras gauche paralysé. Le médecin conseil de la mutuelle estimait que ma carrière était terminée… Ma femme m’a quitté. Je n’avais pas 30 ans et tout semblait s’arrêter ! J’aurais pu être un assisté jusqu’à la fin de mes jours. Ma fierté ne pouvait l’accepter. J’ai quitté le Borinage. Je me suis installé dans la région d’Amay où j’ai rencontré Christine. Après deux ans de rééducation de mon bras, j’ai retrouvé du travail.»
Armille conduira alors le camion du dépositaire liégeois d’une marque de bière : «Je portais des fûts, des casiers de limonade et d’eau dans les cafés. C’est à cette époque que j’ai commencé à souffrir du dos ; et cela ne s’est pas arrangé dans les années suivantes, quand j’ai fait l’international pour un autre patron. Là, il s’agissait de conduire et de décharger des sacs de quartz pesant 50 kg dans divers pays. Quand j’ai été fatigué de ce boulot, je suis rentré dans une usine qui fabriquait des électrodes pour les fours sidérurgiques. C’était un travail très dur et insalubre et, là aussi, j’avais beaucoup d’efforts physiques à fournir et à une cadence de dément…».
En 1988, le médecin du travail conseille à Armille de passer des examens pour vérifier l’état de son dos et, le cas échéant, se faire reconnaître une maladie professionnelle. «Celle-ci m’a été reconnue à hauteur de 24 %. En 1993, une demande d’aggravation a fait monter ce taux de maladie professionnelle reconnue à 38 %. Il faut dire que, dans l’intervalle, j’avais été hospitalisé à plusieurs reprises. Je souffrais de douleurs de plus en plus insupportables qui m’ont valu plusieurs traitements de choc. Aujourd’hui encore, j’ai mal à la tête mais beaucoup moins depuis que j’habite à la mer.»
Malgré tous ses problèmes de santé, Armille ne s’est jamais arrêté de travailler. «A l’usine, je n’ai pas bénéficié, comme mes médecins le recommandaient, d’un boulot vraiment léger, mais j’ai tenu bon jusqu’à la fermeture pour cause de faillite, fin 1999.» A ce moment, Armille jette le gant. Plus l’envie, plus la force d’encore chercher du travail ailleurs. Prépensionné, il continue à percevoir l’indemnité pour maladie professionnelle qui lui avait été accordée en 1988.
Fini le travail, mais les problèmes de santé, eux, sont encore là et ils s’amplifient avec le temps : «Je souffre toujours du dos et des articulations», explique-t-il. «Je suis obligé de prendre des antidouleurs tous les jours. Voici deux mois, après un scanner, un docteur m’a dit que j’avais « un dos en fromage de gruyère ». Il s’abîmait, même en ne faisant plus rien ! La faculté m’a proposé de me visser des plaques sur la colonne mais moi, j’ai dit non. Tant que mes jambes ne flancheront pas, je resterai comme je suis. Dans peu de temps, je devrai aussi être opéré à l’épaule pour mes problèmes d’articulation… Mais je prends chaque jour comme il vient, positivement, en ayant appris à me moquer de cette douleur qui est toujours présente».
Bientôt Armille aura 65 ans et il relèvera administrativement d’un nouveau statut : «Officiellement, je serai retraité.». Une bonne nouvelle ? Pas vraiment. «En fait, je serai juste un peu plus vieux, sans doute un peu plus fragile et, pour le reste, je compte bien garder mon regard positif sur l’existence… La seule chose qui va changer, c’est que j’aurai moins d’argent pour vivre!»
Récemment, une lettre du Fonds des maladies professionnelles a effectivement informé Armille des dispositions légales limitant le cumul d’une indemnité pour maladie professionnelle avec une pension de retraite ou de survie. «On va me ponctionner plus de 75 % de mon indemnité de maladie professionnelle pour la seule et mauvaise raison que je vais avoir 65 ans. Du jour au lendemain, je ne recevrai plus 632,67 euros mensuellement, mais 148,77 euros. Je ne comprends pas le sens de cette mesure : il est évident qu’en vieillissant, mes problèmes de santé – notamment ceux causés par mes années d’activité professionnelle – risquent de s’aggraver. Par conséquent, mes frais médicaux seront toujours plus importants. La maladie professionnelle va m’accompagner jusqu’à la fin de mon existence, je ne vois vraiment pas au nom de quoi une partie plus que substantielle de mon indemnité devrait fondre en cours de route. Je trouve qu’on se fiche vraiment de la g… des personnes âgées dans ce pays.»
«Armille Brohé a tout à fait raison de s’indigner. Plus de 42 000 personnes vivent la même injustice que lui en Belgique », explique le président de la F.g.t.b. Liège-Huy-Waremme, Marc Goblet. «L’indemnité pour maladie professionnelle est une réparation pour un préjudice subi : il n’y a, bien entendu, aucun fondement éthique ou moral qui serait de nature à justifier sa réduction soudaine lorsqu’une personne devient pensionnée. On mène une bataille juridique contre cette ineptie. Et contre une autre aussi puisque, depuis 1983, un même principe de limitation de cumul a été introduit par le gouvernement en ce qui concerne les indemnités d’accident de travail. S’il le faut, en dernier recours, nos avocats iront jusqu’à saisir de ce problème la cour européenne de justice », tonne Marc Goblet.
Un petit peu d’histoire : la limitation du cumul entre une pension de retraite et une indemnité pour maladie professionnelle a été instaurée par un arrêté royal du 13 janvier 1983. C’était l’époque du gouvernement Martens-Gol, le temps de «l’austérité», des «pouvoirs spéciaux» etc… « Avant cela, il n’y avait pas de problème, les pensionnés continuaient à être indemnisés intégralement, ce qui n’était que justice», résume M. Goblet. «Et puis, il s’est agi de faire un cadeau aux employeurs, car ce sont les cotisations sociales dues par les entreprises et non pas les impôts qui financent le Fonds des maladies professionnelles. On a donc limité l’intervention et, du jour au lendemain, cela a provoqué une chute brutale de revenus pour des milliers de pensionnés en Belgique, dont beaucoup d’anciens mineurs. Notre service d’étude a calculé que depuis 1983, le Fonds – et donc les employeurs qui le financent – a économisé 1,25 milliards d’euros de par cette législation que nous contestons.».
Une somme énorme que la F.g.t.b. Huy-Waremme verrait bien encore aboutir, en tous cas pour partie, dans la poche de certains de ses affiliés. Comme l’explique M. Goblet, «le 27 février 2006, la Cour de cassation a déclaré illégal l’arrêté royal du 13 janvier 1983 qui instaurait la limitation d’indemnisation pour les pensionnés. Les magistrats ont constaté que le gouvernement Martens n’avait pas demandé l’avis obligatoire du Conseil d’Etat pour faire passer leur texte. Dès le mois d’avril 2006, on a donc conseillé à nos affiliés de réclamer au Fonds des maladies professionnelles ou au Fonds des accidents du travail, les indemnités non perçues depuis 1983. En réponse, le gouvernement a voté un nouveau texte le 20 juillet 2006, avec effets rétroactifs, qui reprenait les termes de l’arrêté royal de 1983.»
Retour à la case départ ? Pas tout à fait, estime M. Goblet : «Fin 2006, au tribunal du travail, on a assigné le Fonds des maladies professionnelles au nom de 1 600 personnes et le Fonds des accidents du travail au nom de 400 autres affiliés. Et au début de l’année, on a déposé un recours en annulation de la loi du 20 juillet 2006 devant la Cour constitutionnelle… On attend avec impatience qu’elle se prononce. Et si on n’obtient pas gain de cause devant la justice belge, on saisira la justice européenne.».
Le syndicat socialiste dénonce «l’injustice qui consiste à confondre une indemnité de réparation due avec un revenu de remplacement qui ne pourrait donc pas s’additionner à une pension» et il relève une «discrimination» dont sont victimes les malades et les accidentés de la vie professionnelle.
«Pensez à la tragédie de Ghislenghien», explique M. Goblet : «Un travailleur victime de cette catastrophe verra sa rente d’accident de travail limitée lors de son entrée à la pension, tandis que pour une blessure du même degré, un passant victime de l’explosion et bénéficiant d’une rente civile ne verra évidemment pas son indemnité limitée dans le temps. Il touchera la même chose jusqu’à la fin de ses jours».
Bien entendu, la F.g.t.b. conteste aussi l’aspect rétroactif de la loi de juillet 2006, venue réparer à posteriori «l’accident de travail» commis par le gouvernement Martens-Gol, il y a vingt-trois ans. Si elle obtenait gain de cause, c’est une vraie bombe qui exploserait car il faudrait considérer que, durant toute ces années, c’est de manière illégale que 1,25 milliard d’euros n’ont jamais abouti dans le portefeuille de 42 000 pensionnés «usés» par leur vie professionnelle !
De 38 à 20 % d’incapacité
Le taux d’incapacité reconnu à Armille par le Fonds des maladies professionnelles est de 38%, partagé en deux branches : 19 % d’incapacité physique et 19 % de préjudice socio-économique. Cela lui donne droit à une indemnité de 632 euros par mois. A ses 65 ans, en vertu d’une loi de 1994 qui veut que le préjudice socio-économique n’existe plus pour les pensionnés puisqu’ils ne sont plus sur le marché de l’emploi, Armille va perdre d’un coup 19 %… Toutefois, en vertu d’un arrêté royal de mai 2007, il récupérera 1 % de «préjudice physique» à titre de «supplément d’âge». Ce qui le portera à un taux d’indemnisation de 20 %. Autre changement : ses 38 % étaient calculés sur base de son ancien salaire… En tant que pensionné, Armille sera renvoyé vers un barème – celui créé par la loi de 1983 contestée par la F.g.t.b… Et selon ce barème, que sa pension soit grosse ou maigre, ses 20 % lui donnent droit à une indemnité de… 148,77 euros par mois. Si son état de santé s’aggrave, Armille devra se tourner vers sa mutuelle ou son syndicat qui l’aideront dans ses démarches visant à une réévaluation de son indemnité. Au Fonds des maladies professionnelles, un fonctionnaire nous précise que la durée de l’examen d’une demande est d’à peu près un an, si tout va bien…
Armille Brohé a créé un blog dont l’adresse est : http://lepourquoi.skynetblogs.be