Un entretien publié le 22 février 2024 par l'hebdomadaire Paris Match Belgique et le 24 février 2024 par le site Paris Match.be.
Construire une juste estime de soi, c'est faire preuve à la fois d'exigence et de bienveillance à son égard. Il ne s'agit pas de s'idolâtrer mais de s'offrir l'amitié que l'on se doit, pour trouver la sérénité mais aussi pour s'ouvrir davantage aux autres. C'est là le cœur du propos développé par le psychiatre Christophe André dans son dernier ouvrage "S'estimer et s'oublier", paru aux éditions Odile Jacob.
Montaigne estimait que « de nos maladies, la plus sauvage, c'est de mépriser notre être ». Aussi, il évoquait l'amitié que chacun se doit ". En invitant ses frères humains à faire montre de bienveillance envers eux-mêmes, tout en les incitant par ailleurs à cultiver de belles et sincères amitiés avec leurs semblables, ce grand philosophe de la Renaissance ne nous avait-il pas déjà dit beaucoup de la notion d'estime de soi ?
Christophe André. Assurément, Montaigne fut l'un des grands penseurs de l'estime de soi, qu'il présente comme l'un des piliers de la sagesse. Dans ses "Essais", il évoque ce subtil équilibre que l'honnête homme doit chercher à atteindre, ce mélange de curiosité, de bienveillance et d'exigence que l'individu doit cultiver à son endroit. Dans mes écrits, je rends souvent hommage à cet auteur qui, lui-même, se référait aux Anciens pour nourrir sa réflexion. Tout en haut de la tour dans laquelle Montaigne vivait, sur les poutres du plafond de son bureau-bibliothèque, il avait fait graver diverses sentences de sagesse grecques et latines qui, pour beaucoup, évoquent l'estime de soi, invitant notamment à ne pas la confondre avec le narcissisme. Cette considération de Socrate, par exemple : " Les outres vides s'enflent de vent, les hommes de prétention. " Ou encore ce mot de l'auteur comique grec Ménandre : "Ce dont tu es le plus fier, la belle image que tu as de toi, voilà ce qui te perdra. " Montaigne appréciait aussi le recul de saint Paul : "Ne soyez pas plus sages qu'il ne faut, ne vous enivrez pas de sagesse." Mais l'une des plus belles maximes permettant de réguler l'estime de soi afin de ne pas la confondre avec une idolâtrie de soi, Montaigne l'a écrite dans ses "Essais", de manière certes un peu triviale, mais tellement vraie : « Au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que dessus notre cul. »
Le questionnement sur l'estime de soi est donc une "vieille affaire" ?
Oui, on peut dire qu'il est consubstantiel à l'être humain, qu'il charrie des interrogations intemporelles. La première est "Comment je me vois ?" Est-ce que je perçois plutôt mes qualités ou mes défauts ? Est-ce que j'arrive à faire une bonne synthèse de ces observations contraires ? Ce qui conduit à un autre point important : "Comment je me juge ?" Avec une juste exigence ou avec trop de sévérité ? Et de là découle un troisième axe de réflexion : "Comment je me traite ?" Cela renvoie à "l'amitié que chacun se doit" de Montaigne. Quand j'échoue, ai-je tendance à me massacrer, ou est-ce que je me console sans renoncer à travailler ? Après un succès, mon ego se boursoufle-t-il, est-ce que je me prends pour le roi du monde ? Ou bien est-ce que je parviens à relativiser, à rester modeste, comprenant que toute réussite est liée à une part de chance, et surtout à des interactions avec bien d'autres personnes qui m'ont aidé, encouragé, guidé ?
Le chemin vers la compréhension de soi a-t-il un sens s'il n'est pas aussi celui qui cherche à atteindre une meilleure compréhension du monde ?
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