LA PRISON A DOMICILE
– Dossier évoqué sur le plateau de l’Info Confidentielle Paris Match sur RTL/TVI le 4 avril 2008 et dans les pages de l’hebdomadaire Paris Match (Belgique), le 10 avril 2008 –
Depuis 2006, Suzanne Fries a besoin d’un fauteuil «motorisé» pour retrouver un peu d’autonomie. «Pas possible», lui répond sa mutuelle
Généralement, quand on n’est pas très riche, ce qui est après tout le lot de la majorité des gens dans ce pays, il est de coutume de dire que « tant qu’on a la santé » il serait bien malvenu de se plaindre. Mais alors qu’on n’est pas riche du tout, qu’il est impossible d’encore sortir de chez soi, qu’on ne touche même pas la pension de survie à laquelle on a droit et qu’en plus on n’a pas la santé depuis plusieurs décennies, que reste-il à dire ? En est-on alors réduit à crier son désespoir ? C’est ce qu’on pourrait croire mais lorsque nous la rencontrons, Suzanne Fries – elle préfère qu’on l’appelle Suzette – nous rappelle une fois encore l’insoupçonnable volonté que l’être humain est capable d’aller puiser au plus profond de lui-même lorsqu’il est placé en situation de détresse.
Le résumé du résumé de l’existence de cette femme qui nous reçoit dans son petit appartement du centre-ville de La Louvière où elle cohabite avec sa maman, âgée de 95 ans, pourrait tenir en ces quelques mots : « Plus de quarante ans de douleur, chaque jour de l’année, chaque heure de chaque jour…, plus de vingt-cinq ans de chaise roulante et vingt-deux opérations chirurgicales ». Dans la bouche de cette dame, cela se traduit ainsi : « Je ne veux pas étaler ma douleur. Parlons d’autre chose. Je veux vivre. Rire. Parler et échanger encore en continuant les activités de bénévolat que j’ai entamées depuis de nombreuses années… ». Chapeau, Suzette !
C’est donc l’histoire d’une femme qui, jusqu’à l’âge de 22 ans, avait connu une existence relativement banale. « J’ai passé ma jeunesse dans la région d’Arlon », raconte-t-elle. « Je ne me souviens pas d’avoir rencontré des problèmes de santé durant mon enfance. En pleine forme, j’étais plutôt sportive. En juin 1965, j’ai commencé à travailler dans un supermarché et, quelques semaines plus tard, en octobre, j’ai ressenti de très fortes douleurs dans le dos. Un jour, pendant l’heure de table, je n’ai plus eu la force de bouger. J’ai été forcée de m’allonger. Mon médecin m’a alors conseillé de me rendre chez un spécialiste à Luxembourg. Je ne le savais pas, mais je vivais là le début d’un calvaire ; la douleur est devenue une compagne permanente qui, parfois, m’horripile et que j’apprivoise aussi, le plus souvent ».
En 1966, Suzette subit une première opération après qu’un médecin lui ait diagnostiqué une « décalcification totale de la colonne vertébrale ». « C’était déjà une opération très lourde impliquant des greffes, le placement de vis… », témoigne-t-elle. « On m’a complètement « remonté » la colonne vertébrale. Ensuite, on m’a envoyée pendant trois saisons en cure à la mer dans l’espoir que je referais du calcium. En vain. Les années ont passé. Les douleurs n’ont jamais disparu. Malgré le mal qui me diminuait considérablement, je continuais à marcher. Fin des années 1970, sur les conseils de mon mari qui en avait assez de me voir souffrir, on est allé voir un autre chirurgien. Il m’a expliqué que j’avais mal parce qu’une vis mal placée poussait sur le nerf sciatique. Après une nouvelle opération, la douleur n’a malheureusement pas disparu. J’ai fait deux hernies discales qui ont nécessité d’autres interventions. La marche devenait de plus en plus pénible. De plus en plus impossible, devrais-je dire. Cinquante mètres, c’était le maximum… Et encore, en m’arrêtant souvent. J’ai encore subi une autre opération qui n’a pas réussi comme l’espérait le chirurgien. A partir de là, je me suis retrouvée en chaise roulante ».
Refusant d’accepter son handicap pendant quelques années – elle louait son fauteuil, espérant toujours qu’il serait provisoire – , Suzette finit par se faire une raison. Début des années 1980, elle accepte cette voiturette mécanique qui fera désormais partie de son quotidien. Plutôt que de se laisser aller à la déprime, elle consacre aussi de plus en plus de temps au bénévolat : « J’aime aller dans un home, près de chez moi. J’y trouve des gens que je peux aider. Il suffit parfois d’aller chercher un livre, de parler un peu… Avec des petits gestes, vous pouvez faire revenir un sourire sur un visage meurtri par la solitude ou la douleur… Je sais de quoi je parle ».
De cette période altruiste de l’existence de Suzette, il ne reste rien. Par la force de la maladie et d’une décision administrative, elle est bloquée depuis de très nombreux mois dans son petit appartement. « C’est mon centre fermé à moi », dit-elle avec dépit. Tout bascule en 2006 lorsque son mari, un ancien militaire de carrière, connaît à son tour de graves problèmes de santé. « Je suis handicapée à 90 % », rappelle Suzette. « Claudy m’aidait dans mes déplacements à l’extérieur. C’est lui qui propulsait mon fauteuil. Mais il a dû être opéré, et finalement, il s’est lui-même retrouvé en chaise roulante… Avant de prendre place au paradis en mars 2007. »
Dès juillet 2006, espérant conserver une vie sociale, Suzanne a introduit une demande à la Mutualité socialiste du Centre visant à obtenir le remboursement d’une « chaise motorisée ». « Cette voiturette électrique est désormais le seul espoir pour moi d’encore pouvoir me rendre à l’extérieur. Faire moi-même mes courses, voir des gens, poursuivre dans le bénévolat Certes, mes bras sont encore fonctionnels et, avec ma chaise manuelle, j’ai encore la force suffisante pour me déplacer dans mon appartement… certainement pas pour me promener en rue ! », explique-t-elle. Dès le départ, le médecin traitant de Suzette la soutient dans sa démarche, tant il est évident que la vie de sa patiente serait grandement améliorée par l’usage d’un fauteuil motorisé…
« J’ai d’abord reçu une demande de précision du médecin-conseil de la mutuelle », raconte-t-elle en prenant un épais dossier. « En septembre, les renseignements ont été donnés par mon généraliste et par un bandagiste, mais ce n’était pas suffisant. En octobre, de nouvelles informations étaient encore demandées par la mutuelle. Il fallait qu’un spécialiste et une équipe pluridisciplinaire confirme le bien-fondé de ma requête. Cela a été fait. Mais cela ne suffisait pas aux yeux du médecin-conseil de la mutuelle qui m’a notifié un premier refus le 18 janvier 2007. Pour lui, le fait que je dispose encore de mes bras suffit à justifier le fait que je devrais rester dans une chaise manuelle. Je n’ai qu’à me déplacer dehors en utilisant mes biceps. C’est peut-être une évidence dans son imaginaire mais, dans la réalité, c’est tout à fait impossible ! J’ai tout juste la force qu’il faut pour me déplacer dans mon appartement, mais en rue, ce serait au-dessus de mes moyens. Dans une lettre datée du 19 mars 2007, deux jours avant la mort de mon mari, j’ai reçu le verdict : « Refus provisoire ».
Pendant quelques jours, Suzette reste sans voix, ressentant cette décision comme « l’équivalent d’une condamnation à mort ». Et puis, par défi, elle demande à son généraliste de prendre contact avec le médecin-conseil de sa mutuelle, un certain Docteur D. : « C’était le 6 avril 2007 », témoigne-t-elle. « Croyez-moi ou pas, le médecin- conseil a assuré que je m’inquiétais pour rien : mon dossier était tout à fait en ordre ! Il ne manquait pas un document ou un code. J’étais en droit d’avoir mon fauteuil électrique ! Durant cette période, j’avais aussi obtenu de rencontrer le bourgmestre de Chapelle, Patrick Moriau. Cet homme politique est à la tête des Mutualités socialistes du Centre et il m’a promis que mon dossier serait abordé avec un œil bienveillant. Avec toutes ces bonnes nouvelles, j’étais soulagée… ».
Mais… En juin 2007, rebelote ! La mutuelle reprend contact avec le médecin traitant de Suzette pour lui demander des renseignements et, un mois plus tard, elle reçoit la visite d’un autre médecin-conseil. « C’était une jeune femme assez sympa et très mal à l’aise. Durant tout l’entretien, elle n’a pas osé me regarder dans les yeux. Elle m’a dit que ce n’était pas elle qui prendrait la décision… Celle-ci est tombée un mois plus tard. Une nouvelle lettre de refus. Et dire que j’avais attendu le plus longtemps possible pour demander une voiturette électrique à ma mutuelle, pour ne pas lui faire dépenser trop d’argent ! Me voilà aujourd’hui condamnée à rester dans cette chaise mécanique… Dans le fond, si je me laissais mourir, je ne coûterais plus rien à la société…»
Nous avons essayé de comprendre quelle est la raison légale ou administrative qui s’oppose au simple bon sens et à l’humanité dans ce dossier. En effet, il ne faut pas avoir fait des études de médecine pour comprendre une évidence : Suzette est totalement dans l’impossibilité d’encore se mouvoir à l’extérieur en « propulsant » elle-même sa chaise manuelle à l’aide de ses seuls bras. Il ne faut pas non plus avoir prononcé le serment d’Hippocrate pour juger des conséquences logiques de cet état de fait : sans l’aide à la mobilité qu’elle réclame, Suzette est condamnée à vivre telle une recluse dans son petit appartement de La Louvière. Un endroit où elle ne peut même pas accéder à une terrasse pour prendre l’air.
A l’I.n.a.m.i., Nathalie De Rudder, attachée à la direction, nous explique que les décisions dans les dossiers de voiturettes électroniques ne sont pas du ressort de son administration : celles-ci sont prises au niveau des mutualités. « Un appel est possible devant le tribunal du travail », nous précise-t-elle. Malheureusement, personne n’a informé Suzette de son droit de recours… Et quand nous lui en parlons, elle s’interroge : « Comment fait-on pour aller au tribunal du travail ? Il faut payer un avocat ? Combien cela coûtera encore ? ».
Questions légitimes. Et ce d’autant plus que le cas de cette dame semble parfaitement correspondre à ce qui est décrit dans la loi, soit plus particulièrement l’article 28, § 8, de la nomenclature relative au remboursement des aides à la mobilité. Dans ce texte qui est en vigueur depuis septembre 2007, le législateur précise en ce qui concerne les « voiturettes pour l’extérieur (sous groupe 3 – 520133 – 520144) » qu’elles sont destinées aux personnes « qui ne peuvent se déplacer à l’aide d’une voiturette manuelle. (…) L’utilisation de la voiturette électronique pour l’extérieur doit aider l’utilisateur, quelle que soit sa limitation d’activité, à être le plus autonome et actif possible sur le plan, entre autres, de l’entretien personnel, des travaux ménagers et de la participation à la vie sociale. (…) L’utilisateur ne dispose pas au niveau des membres supérieurs, de la force, de la coordination et/ou de l’endurance nécessaire pour propulser et conduire de manière autonome une voiturette manuelle. La conduite d’une voiturette électronique est en revanche possible. L’utilisateur dispose de facultés intellectuelles et cognitives suffisantes ainsi que d’assez d’endurance pour utiliser la voiturette d’une façon sûre et judicieuse à l’extérieur dans la circulation. (…) »
La réaction de Suzette est pleine de bon sens lorsque nous lui donnons connaissance de cet « article 28 » : « La loi semble me donner raison. N’est-ce pas normal puisque ce que je demande est juste ? ». Contacté par Paris Match, le président des Mutualités socialistes du Centre ne dit… pas autre chose que Suzette : « J’ai rencontré cette dame », dit Patrick Moriau. « Quand on sait ce qu’elle a déjà enduré et qu’on voit comment elle vit, il semble évident que la solution de bon sens serait de lui donner sa chaise motorisée. Mais en tant que mutuelle, nous sommes tenus de respecter l’avis du médecin-conseil. Ce dernier est une personne indépendante sur laquelle il ne peut être question de faire pression. Il a certainement respecté la nomenclature, même si celle-ci, dans des cas comme celui-ci, est inadaptée et rétrograde. »
« Si j’ai signé la décision de refus, c’est à la suite d’une visite rendue par un de mes confrères chez cette dame, lequel a estimé qu’elle était « suffisamment indépendante » avec sa chaise mécanique », expose quant à lui le Dr Eric Wilmet, qui dirige l’équipe de médecins-conseils des Mutualités socialistes du Centre. Est-on « indépendant » quand, comme Suzette, on se trouve « emprisonné » chez soi ? Le Dr Wilmet admet qu’il y a là au moins de quoi débattre avant d’émettre une considération plus générale : « C’est un choix de société qui se trouve derrière ce dossier et tant d’autres. Jusqu’où faut-il intervenir ? Faut-il donner une chaise électronique à toute personne relativement âgée qui commence à avoir du mal à se déplacer avec ses bras ? Moi, je n’ai rien contre cette idée mais c’est le monde politique qui doit prendre ses responsabilités. C’est à lui de fixer jusqu’où la sécurité sociale peut être mise à contribution ». On a cependant vu que la nomenclature actuelle n’exclut pas de donner une suite favorable à la demande de Suzette puisque, notamment, cette chaise motorisée lui permettrait de « participer à la vie sociale ».
Une éclaircie dans ce brouillard kafkaïen aurait pu venir du tribunal du travail mais, non informée du recours qu’elle pouvait exercer auprès cette juridiction, Suzette a dépassé le délai d’appel. Le Dr Wilmet entrouvre une porte : « Refus d’un jour ne veut pas dire refus pour toujours. Un dossier évolue dans le temps. Bien sûr, il faut que la situation du demandeur ait quelque peu changé pour changer la décision ». C’est le cas : désormais Suzette est encore plus handicapée, elle a aussi des problèmes aux cervicales qui lui imposent le port d’un corset… Le Dr Wilmet suggère à la dame d’introduire un dossier pour obtenir non plus une chaise, mais un scooter électronique. « En disant cela », précise-t-il, « je ne marque pas un accord. Simplement j’attire l’attention sur le fait que les critères pour obtenir un scooter sont moins contraignants ». Peut-être que ces démarches ne seront pas nécessaires. Une dame de Namur a pris contact avec la rédaction de Paris Match pour offrir un scooter à Suzette…
« Ce médecin-conseil avait déjà été injuste avec mon mari »
Suzette se dit particulièrement outrée par l’attitude du médecin-conseil D. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’elle le croise sur sa route : « C’est lui qui a remis le premier avis négatif pour le fauteuil électrique. Mais mon mari aussi avait eu maille à partir avec lui. Après sa première opération, Claudy avait besoin d’une rééducation à la marche de trois mois, selon son chirurgien… Mais après une première acceptation, le docteur D. allait estimer que trois semaines étaient suffisantes. Mon mari a fort souffert moralement de cette décision. A cause d’elle, il a commencé à se laisser aller. Dans les trois derniers mois de sa vie, il faisait des cauchemars en criant le nom du docteur D ! ». Les problèmes de Suzette ne s’arrêtent pas là. Il y aussi quelques démêlés administratifs et financiers. « La mutuelle me réclame plus de 9 000 euros parce qu’elle estime que j’ai perçu en parallèle la pension de survie de mon mari et mes indemnités d’invalidité. Or, la loi impose de choisir l’un de ces deux revenus… A vrai dire, je n’ai peut-être pas rentré le bon papier au bon moment, mais je n’ai jamais reçu les deux revenus en même temps ! J’attends toujours le premier euro de la pension de survie en tant que veuve de militaire. Depuis le 19 février 2008, je ne reçois que 35 euros mensuels en tant que pension. C’est ce qui correspond à la courte période durant laquelle mon mari a travaillé dans le civil. La pension de l’armée, cela fait plus d’un an que je l’attends maintenant ! »
LA PRISON A DOMICILE
– Dossier évoqué sur le plateau de l’Info Confidentielle Paris Match sur RTL/TVI le 4 avril 2008 et dans les pages de l’hebdomadaire Paris Match (Belgique), le 10 avril 2008 –
Depuis 2006, Suzanne Fries a besoin d’un fauteuil «motorisé» pour retrouver un peu d’autonomie. «Pas possible», lui répond sa mutuelle
Généralement, quand on n’est pas très riche, ce qui est après tout le lot de la majorité des gens dans ce pays, il est de coutume de dire que « tant qu’on a la santé » il serait bien malvenu de se plaindre. Mais alors qu’on n’est pas riche du tout, qu’il est impossible d’encore sortir de chez soi, qu’on ne touche même pas la pension de survie à laquelle on a droit et qu’en plus on n’a pas la santé depuis plusieurs décennies, que reste-il à dire ? En est-on alors réduit à crier son désespoir ? C’est ce qu’on pourrait croire mais lorsque nous la rencontrons, Suzanne Fries – elle préfère qu’on l’appelle Suzette – nous rappelle une fois encore l’insoupçonnable volonté que l’être humain est capable d’aller puiser au plus profond de lui-même lorsqu’il est placé en situation de détresse.
Le résumé du résumé de l’existence de cette femme qui nous reçoit dans son petit appartement du centre-ville de La Louvière où elle cohabite avec sa maman, âgée de 95 ans, pourrait tenir en ces quelques mots : « Plus de quarante ans de douleur, chaque jour de l’année, chaque heure de chaque jour…, plus de vingt-cinq ans de chaise roulante et vingt-deux opérations chirurgicales ». Dans la bouche de cette dame, cela se traduit ainsi : « Je ne veux pas étaler ma douleur. Parlons d’autre chose. Je veux vivre. Rire. Parler et échanger encore en continuant les activités de bénévolat que j’ai entamées depuis de nombreuses années… ». Chapeau, Suzette !
C’est donc l’histoire d’une femme qui, jusqu’à l’âge de 22 ans, avait connu une existence relativement banale. « J’ai passé ma jeunesse dans la région d’Arlon », raconte-t-elle. « Je ne me souviens pas d’avoir rencontré des problèmes de santé durant mon enfance. En pleine forme, j’étais plutôt sportive. En juin 1965, j’ai commencé à travailler dans un supermarché et, quelques semaines plus tard, en octobre, j’ai ressenti de très fortes douleurs dans le dos. Un jour, pendant l’heure de table, je n’ai plus eu la force de bouger. J’ai été forcée de m’allonger. Mon médecin m’a alors conseillé de me rendre chez un spécialiste à Luxembourg. Je ne le savais pas, mais je vivais là le début d’un calvaire ; la douleur est devenue une compagne permanente qui, parfois, m’horripile et que j’apprivoise aussi, le plus souvent ».
En 1966, Suzette subit une première opération après qu’un médecin lui ait diagnostiqué une « décalcification totale de la colonne vertébrale ». « C’était déjà une opération très lourde impliquant des greffes, le placement de vis… », témoigne-t-elle. « On m’a complètement « remonté » la colonne vertébrale. Ensuite, on m’a envoyée pendant trois saisons en cure à la mer dans l’espoir que je referais du calcium. En vain. Les années ont passé. Les douleurs n’ont jamais disparu. Malgré le mal qui me diminuait considérablement, je continuais à marcher. Fin des années 1970, sur les conseils de mon mari qui en avait assez de me voir souffrir, on est allé voir un autre chirurgien. Il m’a expliqué que j’avais mal parce qu’une vis mal placée poussait sur le nerf sciatique. Après une nouvelle opération, la douleur n’a malheureusement pas disparu. J’ai fait deux hernies discales qui ont nécessité d’autres interventions. La marche devenait de plus en plus pénible. De plus en plus impossible, devrais-je dire. Cinquante mètres, c’était le maximum… Et encore, en m’arrêtant souvent. J’ai encore subi une autre opération qui n’a pas réussi comme l’espérait le chirurgien. A partir de là, je me suis retrouvée en chaise roulante ».
Refusant d’accepter son handicap pendant quelques années – elle louait son fauteuil, espérant toujours qu’il serait provisoire – , Suzette finit par se faire une raison. Début des années 1980, elle accepte cette voiturette mécanique qui fera désormais partie de son quotidien. Plutôt que de se laisser aller à la déprime, elle consacre aussi de plus en plus de temps au bénévolat : « J’aime aller dans un home, près de chez moi. J’y trouve des gens que je peux aider. Il suffit parfois d’aller chercher un livre, de parler un peu… Avec des petits gestes, vous pouvez faire revenir un sourire sur un visage meurtri par la solitude ou la douleur… Je sais de quoi je parle ».
De cette période altruiste de l’existence de Suzette, il ne reste rien. Par la force de la maladie et d’une décision administrative, elle est bloquée depuis de très nombreux mois dans son petit appartement. « C’est mon centre fermé à moi », dit-elle avec dépit. Tout bascule en 2006 lorsque son mari, un ancien militaire de carrière, connaît à son tour de graves problèmes de santé. « Je suis handicapée à 90 % », rappelle Suzette. « Claudy m’aidait dans mes déplacements à l’extérieur. C’est lui qui propulsait mon fauteuil. Mais il a dû être opéré, et finalement, il s’est lui-même retrouvé en chaise roulante… Avant de prendre place au paradis en mars 2007. »
Dès juillet 2006, espérant conserver une vie sociale, Suzanne a introduit une demande à la Mutualité socialiste du Centre visant à obtenir le remboursement d’une « chaise motorisée ». « Cette voiturette électrique est désormais le seul espoir pour moi d’encore pouvoir me rendre à l’extérieur. Faire moi-même mes courses, voir des gens, poursuivre dans le bénévolat Certes, mes bras sont encore fonctionnels et, avec ma chaise manuelle, j’ai encore la force suffisante pour me déplacer dans mon appartement… certainement pas pour me promener en rue ! », explique-t-elle. Dès le départ, le médecin traitant de Suzette la soutient dans sa démarche, tant il est évident que la vie de sa patiente serait grandement améliorée par l’usage d’un fauteuil motorisé…
« J’ai d’abord reçu une demande de précision du médecin-conseil de la mutuelle », raconte-t-elle en prenant un épais dossier. « En septembre, les renseignements ont été donnés par mon généraliste et par un bandagiste, mais ce n’était pas suffisant. En octobre, de nouvelles informations étaient encore demandées par la mutuelle. Il fallait qu’un spécialiste et une équipe pluridisciplinaire confirme le bien-fondé de ma requête. Cela a été fait. Mais cela ne suffisait pas aux yeux du médecin-conseil de la mutuelle qui m’a notifié un premier refus le 18 janvier 2007. Pour lui, le fait que je dispose encore de mes bras suffit à justifier le fait que je devrais rester dans une chaise manuelle. Je n’ai qu’à me déplacer dehors en utilisant mes biceps. C’est peut-être une évidence dans son imaginaire mais, dans la réalité, c’est tout à fait impossible ! J’ai tout juste la force qu’il faut pour me déplacer dans mon appartement, mais en rue, ce serait au-dessus de mes moyens. Dans une lettre datée du 19 mars 2007, deux jours avant la mort de mon mari, j’ai reçu le verdict : « Refus provisoire ».
Pendant quelques jours, Suzette reste sans voix, ressentant cette décision comme « l’équivalent d’une condamnation à mort ». Et puis, par défi, elle demande à son généraliste de prendre contact avec le médecin-conseil de sa mutuelle, un certain Docteur D. : « C’était le 6 avril 2007 », témoigne-t-elle. « Croyez-moi ou pas, le médecin- conseil a assuré que je m’inquiétais pour rien : mon dossier était tout à fait en ordre ! Il ne manquait pas un document ou un code. J’étais en droit d’avoir mon fauteuil électrique ! Durant cette période, j’avais aussi obtenu de rencontrer le bourgmestre de Chapelle, Patrick Moriau. Cet homme politique est à la tête des Mutualités socialistes du Centre et il m’a promis que mon dossier serait abordé avec un œil bienveillant. Avec toutes ces bonnes nouvelles, j’étais soulagée… ».
Mais… En juin 2007, rebelote ! La mutuelle reprend contact avec le médecin traitant de Suzette pour lui demander des renseignements et, un mois plus tard, elle reçoit la visite d’un autre médecin-conseil. « C’était une jeune femme assez sympa et très mal à l’aise. Durant tout l’entretien, elle n’a pas osé me regarder dans les yeux. Elle m’a dit que ce n’était pas elle qui prendrait la décision… Celle-ci est tombée un mois plus tard. Une nouvelle lettre de refus. Et dire que j’avais attendu le plus longtemps possible pour demander une voiturette électrique à ma mutuelle, pour ne pas lui faire dépenser trop d’argent ! Me voilà aujourd’hui condamnée à rester dans cette chaise mécanique… Dans le fond, si je me laissais mourir, je ne coûterais plus rien à la société…»
Nous avons essayé de comprendre quelle est la raison légale ou administrative qui s’oppose au simple bon sens et à l’humanité dans ce dossier. En effet, il ne faut pas avoir fait des études de médecine pour comprendre une évidence : Suzette est totalement dans l’impossibilité d’encore se mouvoir à l’extérieur en « propulsant » elle-même sa chaise manuelle à l’aide de ses seuls bras. Il ne faut pas non plus avoir prononcé le serment d’Hippocrate pour juger des conséquences logiques de cet état de fait : sans l’aide à la mobilité qu’elle réclame, Suzette est condamnée à vivre telle une recluse dans son petit appartement de La Louvière. Un endroit où elle ne peut même pas accéder à une terrasse pour prendre l’air.
A l’I.n.a.m.i., Nathalie De Rudder, attachée à la direction, nous explique que les décisions dans les dossiers de voiturettes électroniques ne sont pas du ressort de son administration : celles-ci sont prises au niveau des mutualités. « Un appel est possible devant le tribunal du travail », nous précise-t-elle. Malheureusement, personne n’a informé Suzette de son droit de recours… Et quand nous lui en parlons, elle s’interroge : « Comment fait-on pour aller au tribunal du travail ? Il faut payer un avocat ? Combien cela coûtera encore ? ».
Questions légitimes. Et ce d’autant plus que le cas de cette dame semble parfaitement correspondre à ce qui est décrit dans la loi, soit plus particulièrement l’article 28, § 8, de la nomenclature relative au remboursement des aides à la mobilité. Dans ce texte qui est en vigueur depuis septembre 2007, le législateur précise en ce qui concerne les « voiturettes pour l’extérieur (sous groupe 3 – 520133 – 520144) » qu’elles sont destinées aux personnes « qui ne peuvent se déplacer à l’aide d’une voiturette manuelle. (…) L’utilisation de la voiturette électronique pour l’extérieur doit aider l’utilisateur, quelle que soit sa limitation d’activité, à être le plus autonome et actif possible sur le plan, entre autres, de l’entretien personnel, des travaux ménagers et de la participation à la vie sociale. (…) L’utilisateur ne dispose pas au niveau des membres supérieurs, de la force, de la coordination et/ou de l’endurance nécessaire pour propulser et conduire de manière autonome une voiturette manuelle. La conduite d’une voiturette électronique est en revanche possible. L’utilisateur dispose de facultés intellectuelles et cognitives suffisantes ainsi que d’assez d’endurance pour utiliser la voiturette d’une façon sûre et judicieuse à l’extérieur dans la circulation. (…) »
La réaction de Suzette est pleine de bon sens lorsque nous lui donnons connaissance de cet « article 28 » : « La loi semble me donner raison. N’est-ce pas normal puisque ce que je demande est juste ? ». Contacté par Paris Match, le président des Mutualités socialistes du Centre ne dit… pas autre chose que Suzette : « J’ai rencontré cette dame », dit Patrick Moriau. « Quand on sait ce qu’elle a déjà enduré et qu’on voit comment elle vit, il semble évident que la solution de bon sens serait de lui donner sa chaise motorisée. Mais en tant que mutuelle, nous sommes tenus de respecter l’avis du médecin-conseil. Ce dernier est une personne indépendante sur laquelle il ne peut être question de faire pression. Il a certainement respecté la nomenclature, même si celle-ci, dans des cas comme celui-ci, est inadaptée et rétrograde. »
« Si j’ai signé la décision de refus, c’est à la suite d’une visite rendue par un de mes confrères chez cette dame, lequel a estimé qu’elle était « suffisamment indépendante » avec sa chaise mécanique », expose quant à lui le Dr Eric Wilmet, qui dirige l’équipe de médecins-conseils des Mutualités socialistes du Centre. Est-on « indépendant » quand, comme Suzette, on se trouve « emprisonné » chez soi ? Le Dr Wilmet admet qu’il y a là au moins de quoi débattre avant d’émettre une considération plus générale : « C’est un choix de société qui se trouve derrière ce dossier et tant d’autres. Jusqu’où faut-il intervenir ? Faut-il donner une chaise électronique à toute personne relativement âgée qui commence à avoir du mal à se déplacer avec ses bras ? Moi, je n’ai rien contre cette idée mais c’est le monde politique qui doit prendre ses responsabilités. C’est à lui de fixer jusqu’où la sécurité sociale peut être mise à contribution ». On a cependant vu que la nomenclature actuelle n’exclut pas de donner une suite favorable à la demande de Suzette puisque, notamment, cette chaise motorisée lui permettrait de « participer à la vie sociale ».
Une éclaircie dans ce brouillard kafkaïen aurait pu venir du tribunal du travail mais, non informée du recours qu’elle pouvait exercer auprès cette juridiction, Suzette a dépassé le délai d’appel. Le Dr Wilmet entrouvre une porte : « Refus d’un jour ne veut pas dire refus pour toujours. Un dossier évolue dans le temps. Bien sûr, il faut que la situation du demandeur ait quelque peu changé pour changer la décision ». C’est le cas : désormais Suzette est encore plus handicapée, elle a aussi des problèmes aux cervicales qui lui imposent le port d’un corset… Le Dr Wilmet suggère à la dame d’introduire un dossier pour obtenir non plus une chaise, mais un scooter électronique. « En disant cela », précise-t-il, « je ne marque pas un accord. Simplement j’attire l’attention sur le fait que les critères pour obtenir un scooter sont moins contraignants ». Peut-être que ces démarches ne seront pas nécessaires. Une dame de Namur a pris contact avec la rédaction de Paris Match pour offrir un scooter à Suzette…
« Ce médecin-conseil avait déjà été injuste avec mon mari »
Suzette se dit particulièrement outrée par l’attitude du médecin-conseil D. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’elle le croise sur sa route : « C’est lui qui a remis le premier avis négatif pour le fauteuil électrique. Mais mon mari aussi avait eu maille à partir avec lui. Après sa première opération, Claudy avait besoin d’une rééducation à la marche de trois mois, selon son chirurgien… Mais après une première acceptation, le docteur D. allait estimer que trois semaines étaient suffisantes. Mon mari a fort souffert moralement de cette décision. A cause d’elle, il a commencé à se laisser aller. Dans les trois derniers mois de sa vie, il faisait des cauchemars en criant le nom du docteur D ! ». Les problèmes de Suzette ne s’arrêtent pas là. Il y aussi quelques démêlés administratifs et financiers. « La mutuelle me réclame plus de 9 000 euros parce qu’elle estime que j’ai perçu en parallèle la pension de survie de mon mari et mes indemnités d’invalidité. Or, la loi impose de choisir l’un de ces deux revenus… A vrai dire, je n’ai peut-être pas rentré le bon papier au bon moment, mais je n’ai jamais reçu les deux revenus en même temps ! J’attends toujours le premier euro de la pension de survie en tant que veuve de militaire. Depuis le 19 février 2008, je ne reçois que 35 euros mensuels en tant que pension. C’est ce qui correspond à la courte période durant laquelle mon mari a travaillé dans le civil. La pension de l’armée, cela fait plus d’un an que je l’attends maintenant ! »
LA PRISON A DOMICILE
– Dossier évoqué sur le plateau de l’Info Confidentielle Paris Match sur RTL/TVI le 4 avril 2008 et dans les pages de l’hebdomadaire Paris Match (Belgique), le 10 avril 2008 –
Depuis 2006, Suzanne Fries a besoin d’un fauteuil «motorisé» pour retrouver un peu d’autonomie. «Pas possible», lui répond sa mutuelle
Généralement, quand on n’est pas très riche, ce qui est après tout le lot de la majorité des gens dans ce pays, il est de coutume de dire que « tant qu’on a la santé » il serait bien malvenu de se plaindre. Mais alors qu’on n’est pas riche du tout, qu’il est impossible d’encore sortir de chez soi, qu’on ne touche même pas la pension de survie à laquelle on a droit et qu’en plus on n’a pas la santé depuis plusieurs décennies, que reste-il à dire ? En est-on alors réduit à crier son désespoir ? C’est ce qu’on pourrait croire mais lorsque nous la rencontrons, Suzanne Fries – elle préfère qu’on l’appelle Suzette – nous rappelle une fois encore l’insoupçonnable volonté que l’être humain est capable d’aller puiser au plus profond de lui-même lorsqu’il est placé en situation de détresse.
Le résumé du résumé de l’existence de cette femme qui nous reçoit dans son petit appartement du centre-ville de La Louvière où elle cohabite avec sa maman, âgée de 95 ans, pourrait tenir en ces quelques mots : « Plus de quarante ans de douleur, chaque jour de l’année, chaque heure de chaque jour…, plus de vingt-cinq ans de chaise roulante et vingt-deux opérations chirurgicales ». Dans la bouche de cette dame, cela se traduit ainsi : « Je ne veux pas étaler ma douleur. Parlons d’autre chose. Je veux vivre. Rire. Parler et échanger encore en continuant les activités de bénévolat que j’ai entamées depuis de nombreuses années… ». Chapeau, Suzette !
C’est donc l’histoire d’une femme qui, jusqu’à l’âge de 22 ans, avait connu une existence relativement banale. « J’ai passé ma jeunesse dans la région d’Arlon », raconte-t-elle. « Je ne me souviens pas d’avoir rencontré des problèmes de santé durant mon enfance. En pleine forme, j’étais plutôt sportive. En juin 1965, j’ai commencé à travailler dans un supermarché et, quelques semaines plus tard, en octobre, j’ai ressenti de très fortes douleurs dans le dos. Un jour, pendant l’heure de table, je n’ai plus eu la force de bouger. J’ai été forcée de m’allonger. Mon médecin m’a alors conseillé de me rendre chez un spécialiste à Luxembourg. Je ne le savais pas, mais je vivais là le début d’un calvaire ; la douleur est devenue une compagne permanente qui, parfois, m’horripile et que j’apprivoise aussi, le plus souvent ».
En 1966, Suzette subit une première opération après qu’un médecin lui ait diagnostiqué une « décalcification totale de la colonne vertébrale ». « C’était déjà une opération très lourde impliquant des greffes, le placement de vis… », témoigne-t-elle. « On m’a complètement « remonté » la colonne vertébrale. Ensuite, on m’a envoyée pendant trois saisons en cure à la mer dans l’espoir que je referais du calcium. En vain. Les années ont passé. Les douleurs n’ont jamais disparu. Malgré le mal qui me diminuait considérablement, je continuais à marcher. Fin des années 1970, sur les conseils de mon mari qui en avait assez de me voir souffrir, on est allé voir un autre chirurgien. Il m’a expliqué que j’avais mal parce qu’une vis mal placée poussait sur le nerf sciatique. Après une nouvelle opération, la douleur n’a malheureusement pas disparu. J’ai fait deux hernies discales qui ont nécessité d’autres interventions. La marche devenait de plus en plus pénible. De plus en plus impossible, devrais-je dire. Cinquante mètres, c’était le maximum… Et encore, en m’arrêtant souvent. J’ai encore subi une autre opération qui n’a pas réussi comme l’espérait le chirurgien. A partir de là, je me suis retrouvée en chaise roulante ».
Refusant d’accepter son handicap pendant quelques années – elle louait son fauteuil, espérant toujours qu’il serait provisoire – , Suzette finit par se faire une raison. Début des années 1980, elle accepte cette voiturette mécanique qui fera désormais partie de son quotidien. Plutôt que de se laisser aller à la déprime, elle consacre aussi de plus en plus de temps au bénévolat : « J’aime aller dans un home, près de chez moi. J’y trouve des gens que je peux aider. Il suffit parfois d’aller chercher un livre, de parler un peu… Avec des petits gestes, vous pouvez faire revenir un sourire sur un visage meurtri par la solitude ou la douleur… Je sais de quoi je parle ».
De cette période altruiste de l’existence de Suzette, il ne reste rien. Par la force de la maladie et d’une décision administrative, elle est bloquée depuis de très nombreux mois dans son petit appartement. « C’est mon centre fermé à moi », dit-elle avec dépit. Tout bascule en 2006 lorsque son mari, un ancien militaire de carrière, connaît à son tour de graves problèmes de santé. « Je suis handicapée à 90 % », rappelle Suzette. « Claudy m’aidait dans mes déplacements à l’extérieur. C’est lui qui propulsait mon fauteuil. Mais il a dû être opéré, et finalement, il s’est lui-même retrouvé en chaise roulante… Avant de prendre place au paradis en mars 2007. »
Dès juillet 2006, espérant conserver une vie sociale, Suzanne a introduit une demande à la Mutualité socialiste du Centre visant à obtenir le remboursement d’une « chaise motorisée ». « Cette voiturette électrique est désormais le seul espoir pour moi d’encore pouvoir me rendre à l’extérieur. Faire moi-même mes courses, voir des gens, poursuivre dans le bénévolat Certes, mes bras sont encore fonctionnels et, avec ma chaise manuelle, j’ai encore la force suffisante pour me déplacer dans mon appartement… certainement pas pour me promener en rue ! », explique-t-elle. Dès le départ, le médecin traitant de Suzette la soutient dans sa démarche, tant il est évident que la vie de sa patiente serait grandement améliorée par l’usage d’un fauteuil motorisé…
« J’ai d’abord reçu une demande de précision du médecin-conseil de la mutuelle », raconte-t-elle en prenant un épais dossier. « En septembre, les renseignements ont été donnés par mon généraliste et par un bandagiste, mais ce n’était pas suffisant. En octobre, de nouvelles informations étaient encore demandées par la mutuelle. Il fallait qu’un spécialiste et une équipe pluridisciplinaire confirme le bien-fondé de ma requête. Cela a été fait. Mais cela ne suffisait pas aux yeux du médecin-conseil de la mutuelle qui m’a notifié un premier refus le 18 janvier 2007. Pour lui, le fait que je dispose encore de mes bras suffit à justifier le fait que je devrais rester dans une chaise manuelle. Je n’ai qu’à me déplacer dehors en utilisant mes biceps. C’est peut-être une évidence dans son imaginaire mais, dans la réalité, c’est tout à fait impossible ! J’ai tout juste la force qu’il faut pour me déplacer dans mon appartement, mais en rue, ce serait au-dessus de mes moyens. Dans une lettre datée du 19 mars 2007, deux jours avant la mort de mon mari, j’ai reçu le verdict : « Refus provisoire ».
Pendant quelques jours, Suzette reste sans voix, ressentant cette décision comme « l’équivalent d’une condamnation à mort ». Et puis, par défi, elle demande à son généraliste de prendre contact avec le médecin-conseil de sa mutuelle, un certain Docteur D. : « C’était le 6 avril 2007 », témoigne-t-elle. « Croyez-moi ou pas, le médecin- conseil a assuré que je m’inquiétais pour rien : mon dossier était tout à fait en ordre ! Il ne manquait pas un document ou un code. J’étais en droit d’avoir mon fauteuil électrique ! Durant cette période, j’avais aussi obtenu de rencontrer le bourgmestre de Chapelle, Patrick Moriau. Cet homme politique est à la tête des Mutualités socialistes du Centre et il m’a promis que mon dossier serait abordé avec un œil bienveillant. Avec toutes ces bonnes nouvelles, j’étais soulagée… ».
Mais… En juin 2007, rebelote ! La mutuelle reprend contact avec le médecin traitant de Suzette pour lui demander des renseignements et, un mois plus tard, elle reçoit la visite d’un autre médecin-conseil. « C’était une jeune femme assez sympa et très mal à l’aise. Durant tout l’entretien, elle n’a pas osé me regarder dans les yeux. Elle m’a dit que ce n’était pas elle qui prendrait la décision… Celle-ci est tombée un mois plus tard. Une nouvelle lettre de refus. Et dire que j’avais attendu le plus longtemps possible pour demander une voiturette électrique à ma mutuelle, pour ne pas lui faire dépenser trop d’argent ! Me voilà aujourd’hui condamnée à rester dans cette chaise mécanique… Dans le fond, si je me laissais mourir, je ne coûterais plus rien à la société…»
Nous avons essayé de comprendre quelle est la raison légale ou administrative qui s’oppose au simple bon sens et à l’humanité dans ce dossier. En effet, il ne faut pas avoir fait des études de médecine pour comprendre une évidence : Suzette est totalement dans l’impossibilité d’encore se mouvoir à l’extérieur en « propulsant » elle-même sa chaise manuelle à l’aide de ses seuls bras. Il ne faut pas non plus avoir prononcé le serment d’Hippocrate pour juger des conséquences logiques de cet état de fait : sans l’aide à la mobilité qu’elle réclame, Suzette est condamnée à vivre telle une recluse dans son petit appartement de La Louvière. Un endroit où elle ne peut même pas accéder à une terrasse pour prendre l’air.
A l’I.n.a.m.i., Nathalie De Rudder, attachée à la direction, nous explique que les décisions dans les dossiers de voiturettes électroniques ne sont pas du ressort de son administration : celles-ci sont prises au niveau des mutualités. « Un appel est possible devant le tribunal du travail », nous précise-t-elle. Malheureusement, personne n’a informé Suzette de son droit de recours… Et quand nous lui en parlons, elle s’interroge : « Comment fait-on pour aller au tribunal du travail ? Il faut payer un avocat ? Combien cela coûtera encore ? ».
Questions légitimes. Et ce d’autant plus que le cas de cette dame semble parfaitement correspondre à ce qui est décrit dans la loi, soit plus particulièrement l’article 28, § 8, de la nomenclature relative au remboursement des aides à la mobilité. Dans ce texte qui est en vigueur depuis septembre 2007, le législateur précise en ce qui concerne les « voiturettes pour l’extérieur (sous groupe 3 – 520133 – 520144) » qu’elles sont destinées aux personnes « qui ne peuvent se déplacer à l’aide d’une voiturette manuelle. (…) L’utilisation de la voiturette électronique pour l’extérieur doit aider l’utilisateur, quelle que soit sa limitation d’activité, à être le plus autonome et actif possible sur le plan, entre autres, de l’entretien personnel, des travaux ménagers et de la participation à la vie sociale. (…) L’utilisateur ne dispose pas au niveau des membres supérieurs, de la force, de la coordination et/ou de l’endurance nécessaire pour propulser et conduire de manière autonome une voiturette manuelle. La conduite d’une voiturette électronique est en revanche possible. L’utilisateur dispose de facultés intellectuelles et cognitives suffisantes ainsi que d’assez d’endurance pour utiliser la voiturette d’une façon sûre et judicieuse à l’extérieur dans la circulation. (…) »
La réaction de Suzette est pleine de bon sens lorsque nous lui donnons connaissance de cet « article 28 » : « La loi semble me donner raison. N’est-ce pas normal puisque ce que je demande est juste ? ». Contacté par Paris Match, le président des Mutualités socialistes du Centre ne dit… pas autre chose que Suzette : « J’ai rencontré cette dame », dit Patrick Moriau. « Quand on sait ce qu’elle a déjà enduré et qu’on voit comment elle vit, il semble évident que la solution de bon sens serait de lui donner sa chaise motorisée. Mais en tant que mutuelle, nous sommes tenus de respecter l’avis du médecin-conseil. Ce dernier est une personne indépendante sur laquelle il ne peut être question de faire pression. Il a certainement respecté la nomenclature, même si celle-ci, dans des cas comme celui-ci, est inadaptée et rétrograde. »
« Si j’ai signé la décision de refus, c’est à la suite d’une visite rendue par un de mes confrères chez cette dame, lequel a estimé qu’elle était « suffisamment indépendante » avec sa chaise mécanique », expose quant à lui le Dr Eric Wilmet, qui dirige l’équipe de médecins-conseils des Mutualités socialistes du Centre. Est-on « indépendant » quand, comme Suzette, on se trouve « emprisonné » chez soi ? Le Dr Wilmet admet qu’il y a là au moins de quoi débattre avant d’émettre une considération plus générale : « C’est un choix de société qui se trouve derrière ce dossier et tant d’autres. Jusqu’où faut-il intervenir ? Faut-il donner une chaise électronique à toute personne relativement âgée qui commence à avoir du mal à se déplacer avec ses bras ? Moi, je n’ai rien contre cette idée mais c’est le monde politique qui doit prendre ses responsabilités. C’est à lui de fixer jusqu’où la sécurité sociale peut être mise à contribution ». On a cependant vu que la nomenclature actuelle n’exclut pas de donner une suite favorable à la demande de Suzette puisque, notamment, cette chaise motorisée lui permettrait de « participer à la vie sociale ».
Une éclaircie dans ce brouillard kafkaïen aurait pu venir du tribunal du travail mais, non informée du recours qu’elle pouvait exercer auprès cette juridiction, Suzette a dépassé le délai d’appel. Le Dr Wilmet entrouvre une porte : « Refus d’un jour ne veut pas dire refus pour toujours. Un dossier évolue dans le temps. Bien sûr, il faut que la situation du demandeur ait quelque peu changé pour changer la décision ». C’est le cas : désormais Suzette est encore plus handicapée, elle a aussi des problèmes aux cervicales qui lui imposent le port d’un corset… Le Dr Wilmet suggère à la dame d’introduire un dossier pour obtenir non plus une chaise, mais un scooter électronique. « En disant cela », précise-t-il, « je ne marque pas un accord. Simplement j’attire l’attention sur le fait que les critères pour obtenir un scooter sont moins contraignants ». Peut-être que ces démarches ne seront pas nécessaires. Une dame de Namur a pris contact avec la rédaction de Paris Match pour offrir un scooter à Suzette…
« Ce médecin-conseil avait déjà été injuste avec mon mari »
Suzette se dit particulièrement outrée par l’attitude du médecin-conseil D. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’elle le croise sur sa route : « C’est lui qui a remis le premier avis négatif pour le fauteuil électrique. Mais mon mari aussi avait eu maille à partir avec lui. Après sa première opération, Claudy avait besoin d’une rééducation à la marche de trois mois, selon son chirurgien… Mais après une première acceptation, le docteur D. allait estimer que trois semaines étaient suffisantes. Mon mari a fort souffert moralement de cette décision. A cause d’elle, il a commencé à se laisser aller. Dans les trois derniers mois de sa vie, il faisait des cauchemars en criant le nom du docteur D ! ». Les problèmes de Suzette ne s’arrêtent pas là. Il y aussi quelques démêlés administratifs et financiers. « La mutuelle me réclame plus de 9 000 euros parce qu’elle estime que j’ai perçu en parallèle la pension de survie de mon mari et mes indemnités d’invalidité. Or, la loi impose de choisir l’un de ces deux revenus… A vrai dire, je n’ai peut-être pas rentré le bon papier au bon moment, mais je n’ai jamais reçu les deux revenus en même temps ! J’attends toujours le premier euro de la pension de survie en tant que veuve de militaire. Depuis le 19 février 2008, je ne reçois que 35 euros mensuels en tant que pension. C’est ce qui correspond à la courte période durant laquelle mon mari a travaillé dans le civil. La pension de l’armée, cela fait plus d’un an que je l’attends maintenant ! »
LA PRISON A DOMICILE
– Dossier évoqué sur le plateau de l’Info Confidentielle Paris Match sur RTL/TVI le 4 avril 2008 et dans les pages de l’hebdomadaire Paris Match (Belgique), le 10 avril 2008 –
Depuis 2006, Suzanne Fries a besoin d’un fauteuil «motorisé» pour retrouver un peu d’autonomie. «Pas possible», lui répond sa mutuelle
Généralement, quand on n’est pas très riche, ce qui est après tout le lot de la majorité des gens dans ce pays, il est de coutume de dire que « tant qu’on a la santé » il serait bien malvenu de se plaindre. Mais alors qu’on n’est pas riche du tout, qu’il est impossible d’encore sortir de chez soi, qu’on ne touche même pas la pension de survie à laquelle on a droit et qu’en plus on n’a pas la santé depuis plusieurs décennies, que reste-il à dire ? En est-on alors réduit à crier son désespoir ? C’est ce qu’on pourrait croire mais lorsque nous la rencontrons, Suzanne Fries – elle préfère qu’on l’appelle Suzette – nous rappelle une fois encore l’insoupçonnable volonté que l’être humain est capable d’aller puiser au plus profond de lui-même lorsqu’il est placé en situation de détresse.
Le résumé du résumé de l’existence de cette femme qui nous reçoit dans son petit appartement du centre-ville de La Louvière où elle cohabite avec sa maman, âgée de 95 ans, pourrait tenir en ces quelques mots : « Plus de quarante ans de douleur, chaque jour de l’année, chaque heure de chaque jour…, plus de vingt-cinq ans de chaise roulante et vingt-deux opérations chirurgicales ». Dans la bouche de cette dame, cela se traduit ainsi : « Je ne veux pas étaler ma douleur. Parlons d’autre chose. Je veux vivre. Rire. Parler et échanger encore en continuant les activités de bénévolat que j’ai entamées depuis de nombreuses années… ». Chapeau, Suzette !
C’est donc l’histoire d’une femme qui, jusqu’à l’âge de 22 ans, avait connu une existence relativement banale. « J’ai passé ma jeunesse dans la région d’Arlon », raconte-t-elle. « Je ne me souviens pas d’avoir rencontré des problèmes de santé durant mon enfance. En pleine forme, j’étais plutôt sportive. En juin 1965, j’ai commencé à travailler dans un supermarché et, quelques semaines plus tard, en octobre, j’ai ressenti de très fortes douleurs dans le dos. Un jour, pendant l’heure de table, je n’ai plus eu la force de bouger. J’ai été forcée de m’allonger. Mon médecin m’a alors conseillé de me rendre chez un spécialiste à Luxembourg. Je ne le savais pas, mais je vivais là le début d’un calvaire ; la douleur est devenue une compagne permanente qui, parfois, m’horripile et que j’apprivoise aussi, le plus souvent ».
En 1966, Suzette subit une première opération après qu’un médecin lui ait diagnostiqué une « décalcification totale de la colonne vertébrale ». « C’était déjà une opération très lourde impliquant des greffes, le placement de vis… », témoigne-t-elle. « On m’a complètement « remonté » la colonne vertébrale. Ensuite, on m’a envoyée pendant trois saisons en cure à la mer dans l’espoir que je referais du calcium. En vain. Les années ont passé. Les douleurs n’ont jamais disparu. Malgré le mal qui me diminuait considérablement, je continuais à marcher. Fin des années 1970, sur les conseils de mon mari qui en avait assez de me voir souffrir, on est allé voir un autre chirurgien. Il m’a expliqué que j’avais mal parce qu’une vis mal placée poussait sur le nerf sciatique. Après une nouvelle opération, la douleur n’a malheureusement pas disparu. J’ai fait deux hernies discales qui ont nécessité d’autres interventions. La marche devenait de plus en plus pénible. De plus en plus impossible, devrais-je dire. Cinquante mètres, c’était le maximum… Et encore, en m’arrêtant souvent. J’ai encore subi une autre opération qui n’a pas réussi comme l’espérait le chirurgien. A partir de là, je me suis retrouvée en chaise roulante ».
Refusant d’accepter son handicap pendant quelques années – elle louait son fauteuil, espérant toujours qu’il serait provisoire – , Suzette finit par se faire une raison. Début des années 1980, elle accepte cette voiturette mécanique qui fera désormais partie de son quotidien. Plutôt que de se laisser aller à la déprime, elle consacre aussi de plus en plus de temps au bénévolat : « J’aime aller dans un home, près de chez moi. J’y trouve des gens que je peux aider. Il suffit parfois d’aller chercher un livre, de parler un peu… Avec des petits gestes, vous pouvez faire revenir un sourire sur un visage meurtri par la solitude ou la douleur… Je sais de quoi je parle ».
De cette période altruiste de l’existence de Suzette, il ne reste rien. Par la force de la maladie et d’une décision administrative, elle est bloquée depuis de très nombreux mois dans son petit appartement. « C’est mon centre fermé à moi », dit-elle avec dépit. Tout bascule en 2006 lorsque son mari, un ancien militaire de carrière, connaît à son tour de graves problèmes de santé. « Je suis handicapée à 90 % », rappelle Suzette. « Claudy m’aidait dans mes déplacements à l’extérieur. C’est lui qui propulsait mon fauteuil. Mais il a dû être opéré, et finalement, il s’est lui-même retrouvé en chaise roulante… Avant de prendre place au paradis en mars 2007. »
Dès juillet 2006, espérant conserver une vie sociale, Suzanne a introduit une demande à la Mutualité socialiste du Centre visant à obtenir le remboursement d’une « chaise motorisée ». « Cette voiturette électrique est désormais le seul espoir pour moi d’encore pouvoir me rendre à l’extérieur. Faire moi-même mes courses, voir des gens, poursuivre dans le bénévolat Certes, mes bras sont encore fonctionnels et, avec ma chaise manuelle, j’ai encore la force suffisante pour me déplacer dans mon appartement… certainement pas pour me promener en rue ! », explique-t-elle. Dès le départ, le médecin traitant de Suzette la soutient dans sa démarche, tant il est évident que la vie de sa patiente serait grandement améliorée par l’usage d’un fauteuil motorisé…
« J’ai d’abord reçu une demande de précision du médecin-conseil de la mutuelle », raconte-t-elle en prenant un épais dossier. « En septembre, les renseignements ont été donnés par mon généraliste et par un bandagiste, mais ce n’était pas suffisant. En octobre, de nouvelles informations étaient encore demandées par la mutuelle. Il fallait qu’un spécialiste et une équipe pluridisciplinaire confirme le bien-fondé de ma requête. Cela a été fait. Mais cela ne suffisait pas aux yeux du médecin-conseil de la mutuelle qui m’a notifié un premier refus le 18 janvier 2007. Pour lui, le fait que je dispose encore de mes bras suffit à justifier le fait que je devrais rester dans une chaise manuelle. Je n’ai qu’à me déplacer dehors en utilisant mes biceps. C’est peut-être une évidence dans son imaginaire mais, dans la réalité, c’est tout à fait impossible ! J’ai tout juste la force qu’il faut pour me déplacer dans mon appartement, mais en rue, ce serait au-dessus de mes moyens. Dans une lettre datée du 19 mars 2007, deux jours avant la mort de mon mari, j’ai reçu le verdict : « Refus provisoire ».
Pendant quelques jours, Suzette reste sans voix, ressentant cette décision comme « l’équivalent d’une condamnation à mort ». Et puis, par défi, elle demande à son généraliste de prendre contact avec le médecin-conseil de sa mutuelle, un certain Docteur D. : « C’était le 6 avril 2007 », témoigne-t-elle. « Croyez-moi ou pas, le médecin- conseil a assuré que je m’inquiétais pour rien : mon dossier était tout à fait en ordre ! Il ne manquait pas un document ou un code. J’étais en droit d’avoir mon fauteuil électrique ! Durant cette période, j’avais aussi obtenu de rencontrer le bourgmestre de Chapelle, Patrick Moriau. Cet homme politique est à la tête des Mutualités socialistes du Centre et il m’a promis que mon dossier serait abordé avec un œil bienveillant. Avec toutes ces bonnes nouvelles, j’étais soulagée… ».
Mais… En juin 2007, rebelote ! La mutuelle reprend contact avec le médecin traitant de Suzette pour lui demander des renseignements et, un mois plus tard, elle reçoit la visite d’un autre médecin-conseil. « C’était une jeune femme assez sympa et très mal à l’aise. Durant tout l’entretien, elle n’a pas osé me regarder dans les yeux. Elle m’a dit que ce n’était pas elle qui prendrait la décision… Celle-ci est tombée un mois plus tard. Une nouvelle lettre de refus. Et dire que j’avais attendu le plus longtemps possible pour demander une voiturette électrique à ma mutuelle, pour ne pas lui faire dépenser trop d’argent ! Me voilà aujourd’hui condamnée à rester dans cette chaise mécanique… Dans le fond, si je me laissais mourir, je ne coûterais plus rien à la société…»
Nous avons essayé de comprendre quelle est la raison légale ou administrative qui s’oppose au simple bon sens et à l’humanité dans ce dossier. En effet, il ne faut pas avoir fait des études de médecine pour comprendre une évidence : Suzette est totalement dans l’impossibilité d’encore se mouvoir à l’extérieur en « propulsant » elle-même sa chaise manuelle à l’aide de ses seuls bras. Il ne faut pas non plus avoir prononcé le serment d’Hippocrate pour juger des conséquences logiques de cet état de fait : sans l’aide à la mobilité qu’elle réclame, Suzette est condamnée à vivre telle une recluse dans son petit appartement de La Louvière. Un endroit où elle ne peut même pas accéder à une terrasse pour prendre l’air.
A l’I.n.a.m.i., Nathalie De Rudder, attachée à la direction, nous explique que les décisions dans les dossiers de voiturettes électroniques ne sont pas du ressort de son administration : celles-ci sont prises au niveau des mutualités. « Un appel est possible devant le tribunal du travail », nous précise-t-elle. Malheureusement, personne n’a informé Suzette de son droit de recours… Et quand nous lui en parlons, elle s’interroge : « Comment fait-on pour aller au tribunal du travail ? Il faut payer un avocat ? Combien cela coûtera encore ? ».
Questions légitimes. Et ce d’autant plus que le cas de cette dame semble parfaitement correspondre à ce qui est décrit dans la loi, soit plus particulièrement l’article 28, § 8, de la nomenclature relative au remboursement des aides à la mobilité. Dans ce texte qui est en vigueur depuis septembre 2007, le législateur précise en ce qui concerne les « voiturettes pour l’extérieur (sous groupe 3 – 520133 – 520144) » qu’elles sont destinées aux personnes « qui ne peuvent se déplacer à l’aide d’une voiturette manuelle. (…) L’utilisation de la voiturette électronique pour l’extérieur doit aider l’utilisateur, quelle que soit sa limitation d’activité, à être le plus autonome et actif possible sur le plan, entre autres, de l’entretien personnel, des travaux ménagers et de la participation à la vie sociale. (…) L’utilisateur ne dispose pas au niveau des membres supérieurs, de la force, de la coordination et/ou de l’endurance nécessaire pour propulser et conduire de manière autonome une voiturette manuelle. La conduite d’une voiturette électronique est en revanche possible. L’utilisateur dispose de facultés intellectuelles et cognitives suffisantes ainsi que d’assez d’endurance pour utiliser la voiturette d’une façon sûre et judicieuse à l’extérieur dans la circulation. (…) »
La réaction de Suzette est pleine de bon sens lorsque nous lui donnons connaissance de cet « article 28 » : « La loi semble me donner raison. N’est-ce pas normal puisque ce que je demande est juste ? ». Contacté par Paris Match, le président des Mutualités socialistes du Centre ne dit… pas autre chose que Suzette : « J’ai rencontré cette dame », dit Patrick Moriau. « Quand on sait ce qu’elle a déjà enduré et qu’on voit comment elle vit, il semble évident que la solution de bon sens serait de lui donner sa chaise motorisée. Mais en tant que mutuelle, nous sommes tenus de respecter l’avis du médecin-conseil. Ce dernier est une personne indépendante sur laquelle il ne peut être question de faire pression. Il a certainement respecté la nomenclature, même si celle-ci, dans des cas comme celui-ci, est inadaptée et rétrograde. »
« Si j’ai signé la décision de refus, c’est à la suite d’une visite rendue par un de mes confrères chez cette dame, lequel a estimé qu’elle était « suffisamment indépendante » avec sa chaise mécanique », expose quant à lui le Dr Eric Wilmet, qui dirige l’équipe de médecins-conseils des Mutualités socialistes du Centre. Est-on « indépendant » quand, comme Suzette, on se trouve « emprisonné » chez soi ? Le Dr Wilmet admet qu’il y a là au moins de quoi débattre avant d’émettre une considération plus générale : « C’est un choix de société qui se trouve derrière ce dossier et tant d’autres. Jusqu’où faut-il intervenir ? Faut-il donner une chaise électronique à toute personne relativement âgée qui commence à avoir du mal à se déplacer avec ses bras ? Moi, je n’ai rien contre cette idée mais c’est le monde politique qui doit prendre ses responsabilités. C’est à lui de fixer jusqu’où la sécurité sociale peut être mise à contribution ». On a cependant vu que la nomenclature actuelle n’exclut pas de donner une suite favorable à la demande de Suzette puisque, notamment, cette chaise motorisée lui permettrait de « participer à la vie sociale ».
Une éclaircie dans ce brouillard kafkaïen aurait pu venir du tribunal du travail mais, non informée du recours qu’elle pouvait exercer auprès cette juridiction, Suzette a dépassé le délai d’appel. Le Dr Wilmet entrouvre une porte : « Refus d’un jour ne veut pas dire refus pour toujours. Un dossier évolue dans le temps. Bien sûr, il faut que la situation du demandeur ait quelque peu changé pour changer la décision ». C’est le cas : désormais Suzette est encore plus handicapée, elle a aussi des problèmes aux cervicales qui lui imposent le port d’un corset… Le Dr Wilmet suggère à la dame d’introduire un dossier pour obtenir non plus une chaise, mais un scooter électronique. « En disant cela », précise-t-il, « je ne marque pas un accord. Simplement j’attire l’attention sur le fait que les critères pour obtenir un scooter sont moins contraignants ». Peut-être que ces démarches ne seront pas nécessaires. Une dame de Namur a pris contact avec la rédaction de Paris Match pour offrir un scooter à Suzette…
« Ce médecin-conseil avait déjà été injuste avec mon mari »
Suzette se dit particulièrement outrée par l’attitude du médecin-conseil D. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’elle le croise sur sa route : « C’est lui qui a remis le premier avis négatif pour le fauteuil électrique. Mais mon mari aussi avait eu maille à partir avec lui. Après sa première opération, Claudy avait besoin d’une rééducation à la marche de trois mois, selon son chirurgien… Mais après une première acceptation, le docteur D. allait estimer que trois semaines étaient suffisantes. Mon mari a fort souffert moralement de cette décision. A cause d’elle, il a commencé à se laisser aller. Dans les trois derniers mois de sa vie, il faisait des cauchemars en criant le nom du docteur D ! ». Les problèmes de Suzette ne s’arrêtent pas là. Il y aussi quelques démêlés administratifs et financiers. « La mutuelle me réclame plus de 9 000 euros parce qu’elle estime que j’ai perçu en parallèle la pension de survie de mon mari et mes indemnités d’invalidité. Or, la loi impose de choisir l’un de ces deux revenus… A vrai dire, je n’ai peut-être pas rentré le bon papier au bon moment, mais je n’ai jamais reçu les deux revenus en même temps ! J’attends toujours le premier euro de la pension de survie en tant que veuve de militaire. Depuis le 19 février 2008, je ne reçois que 35 euros mensuels en tant que pension. C’est ce qui correspond à la courte période durant laquelle mon mari a travaillé dans le civil. La pension de l’armée, cela fait plus d’un an que je l’attends maintenant ! »