TOUJOURS PLUS SURREALISTE TOUJOURS PLUS INJUSTE
– Enquête évoquée sur le plateau de « L’info confidentielle Paris Match » sur RTL-TVI, le dimanche 18 octobre 2009 et publiée dans l’hebdomadaire « Paris Match » (Belgique), le 22 octobre 2009 –
En janvier dernier, Paris Match révélait «l’affaire Marchese», du nom d’une famille condamnée par la Cour d’appel de Liège à détruire une maison pourtant construite dans le respect strict d’un permis de bâtir octroyé par la commune de Soumagne, avec l’aval de l’administration de l’Urbanisme de la Région wallonne. En cause, selon le Conseil d’Etat, le dépassement de un à quatre mètres du bâtiment en zone non constructible. Quelques mois plus tard, nous avions relevé que quinze années de procédure judiciaire avaient été menées sans la moindre prise de mesure sur le terrain, avec seulement des estimations sur plan… Depuis lors, un géomètre-expert commandité par la commune de Soumagne est passé par là et, selon son rapport, «il apparaît très clairement que l’ensemble de la construction est située dans la zone d’habitat». Pour autant, l’affaire est loin d’être réglée. Et fort légitiment, les Marchese en ont plus qu’assez !
Avec son mari, ses quatre enfants et ses deux chiens, Sabine Marchese s’est créé de nouvelles pénates non loin des forêts de l’Eiffel et des Hautes Fagnes. A Butgenbach, dans cette verte et magnifique région des cantons de l’Est, dont les paysages bucoliques parviennent pourtant à peine à tempérer les soucis causés par l’affaire qui empoisonne son existence depuis pratiquement quinze ans. «Après tellement de tracas judiciaires, de frais d’avocat, d’incertitude et de stress, la coupe est pleine», nous dit-elle en nous accueillant dans sa nouvelle maison.
En fait, cette mère de famille est très perturbée par le dernier développement de la saga juridique qui l’oppose à d’anciens voisins de la cour des Frénaux à Ayeneux (Soumagne). Comme nous l’avions annoncé en mai dernier, à la demande de la commune – poussée dans le dos par André Antoine (CDH), l’ex-ministre wallon de l’Aménagement du territoire -, un géomètre est finalement venu prendre des mesures sur le terrain où la famille Marchese avait construit la maison litigieuse, en deux phases, entre 1992 et 1995. Et les résultats de cette expertise réalisée par le bureau Can-lnfra peuvent aujourd’hui être commentés.
«Nous avons récemment pris connaissance du rapport du géomètre», explique Sabine Marchese. «Et cela n’a fait que renforcer notre sentiment d’injustice. Notre désarroi aussi. A la lecture de ce document, on ne comprend plus rien ! L’expert constate en effet que notre maison a été construite intégralement en zone d’habitat. On pourrait en déduire que nous n’avons jamais franchi la limite de la zone agricole, et que nous n’aurions jamais dû être condamnés à détruire notre bien. On pourrait se dire que voilà une histoire de fous qui finit bien. Mais malheureusement, ce n’est pas le cas. Dans notre affaire apparaissent toujours de nouvelles subtilités, des complications… C’est à y perdre son latin. Déjà, le fait d’avoir respecté à la lettre le permis de bâtir n’a pas suffi à nous éviter des ennuis dans le passé. Et aujourd’hui, le constat que la construction ne déborde pas quand les mesures de l’expert sont jaugées par rapport au plan de secteur pourrait ne pas suffire pour convaincre la justice de ne plus ordonner la destruction de la maison! Selon un règlement d’urbanisme venant contredire le plan de secteur, la maison déborderait tout de même sur une zone qui, pour ne pas être agricole, serait tout de même non constructible. On parle de moins de deux mètres. Vous vous rendez compte ! Moins de deux mètres sur un terrain qui nous appartient et sans que cela ne crée le moindre préjudice à qui que ce soit. Où commence vraiment cette satanée zone non constructible ? C’est le flou le plus total. La seule chose claire, c’est que nous sommes les dindons de cette sinistre farce qui ressemble de plus en plus à une histoire sans fin. Cela devient impossible à encaisser avec les années qui passent. Je n’en dors plus. La déprime est là. Je balance entre pleurs et colères».
Avant d’essayer de décoder ces derniers développements, livrons-nous à un rapide rappel des faits. Nous conseillons au lecteur de le parcourir avec un regard sur le plan cicontre. Fin 1992, les Marchese font l’acquisition d’un terrain à Soumagne afin d’y construire leur maison familiale (M1 sur le plan). Quelques mois plus tard, un premier permis de bâtir leur permet d’entamer les travaux mais, très rapidement, Mme Mortier, une voisine, les attaque en justice, dénonçant un non-respect dudit permis. Laffaire fera long feu, mais elle témoigne d’un climat d hostilité qui ne disparaîtra jamais. En mai 1995, la commune de Soumagne, avec l’aval du fonctionnaire délégué à l’urbanisme de la Région wallonne, octroie un second permis de bâtir aux Marchese. Ceux-ci ont pour projet d agrandir leur maison afin d’y loger les parents de Madame, dont la santé est chancelante. Mais à la place d’un simple agrandissement, l’administration impose la construction d’un second volume (M2) lié au bâtiment initial par un «car-port» (CP). Ce qui a pour conséquence de prolonger la construction d’un peu plus de trois mètres sur la profondeur du terrain. Sans surprise, Mme Mortier s oppose à cette extension dont l’extrémité, estime-t-elle, déborde légèrement en zone agricole, non constructible. Débute alors une véritable guérilla juridique.
En juillet 1995, Mme Mortier introduit une requête en annulation du permis de bâtir au conseil d’Etat. A la même époque, deux procédures en suspension de travaux (1re instance et appel) sont également tentées, mais elles n’aboutissent pas. Cinq années passent. Le 20 février 2001, alors que l’extension Marchese est terminée depuis longtemps et que les parents de la propriétaire y coulent leurs vieux jours, le Conseil d’Etat rend son arrêt. Permis de bâtir annulé ! Réalisant des calculs sur plan, le conseiller qui a rendu cette décision s’appuie sur un « avis » émis en 1989 par la Commission consultative d’aménagement du territoire, qui préconise que «sauf cas particuliers, les zones d’habitat linéaires consacrées le long des voiries sont portées sur une profondeur de 50 mètres de part et d’autre de cette voirie ». Sur le plan, cette distance de 50 m à partir de la voirie apparaît entre les traits rouges. Et, selon le Conseil d’Etat, la maison Marchese se situe pour son extrémité gauche à une distance de 51 mètres de la voirie et pour son extrémité droite à 53 ou 54 mètres…
Forte de l’arrêt du Conseil d’Etat, Mme Mortier sera sans pitié, utilisant toute voie de droit pour obtenir la destruction du bien de ses voisins. Elle sera déboutée en première instance en 2006, après cinq ans de procédure. Le tribunal, après s’être rendu sur les lieux, estimera alors que la construction litigieuse ne cause aucun préjudice à Mme Mortier ou à quiconque et qu’une ordonnance de destruction aurait été une sanction disproportionnée. Mais, plus que déterminée, Mme Mortier ira en appel où elle sera suivie. Sans se rendre sur les lieux, la Cour estimera que le permis ayant été cassé, la construction est devenue illégale et qu’il faut la détruire. La Région wallonne et la commune de Soumagne, suivant en cela les Marchese, se pourvoiront en cassation contre cet arrêt et, en mai 2009, après un second passage de Mme Marchese dans «L’Info confidentielle Paris Match», la commune de Soumagne suivra la riche idée du ministre Antoine de demander à un géomètre-expert de prendre des mesures sur le terrain… Car, comme de bien entendu, après près de quinze ans de débat judiciaire, tous les intervenants de ce dossier, qui n’est pas pour autant un sketch comique, n’avaient jamais fait que des estimations sur plan !
Le rapport du géomètre-expert ne fait qu’illustrer l’absurdité de cette affaire. A propos de la fameuse règle des 50 mètres de profondeur, l’expert invalide partiellement les calculs sur plan qui avaient été réalisés par le Conseil d’Etat: l’immeuble ne dépasse plus que de 0,50 m à 1,59 m en son côté droit, soit un grand pas, et il ne déborde pas du tout en son extrémité gauche (voir la ligne rouge de droite sur le plan). Mais par ailleurs, le géomètre a pris la peine de comparer les données récoltées sur le terrain au plan de secteur dont se sert l’administration de l’Urbanisme pour délivrer ses permis. Et il en tire un constat on ne peut plus clair: «II apparaît très clairement que l’ensemble de la construction est situé dans la zone d’habitat. »
Voyons sur le plan : en tenant compte de la règle des 50 mètres, la zone agricole non constructible commence immédiatement après le trait rouge de droite. En tenant compte du plan de secteur, elle ne commence qu’au-delà de la zone jaune, après le trait en noir… Est-ce la règle des 50 mètres ou le plan de secteur qui domine? La zone en jaune sur le plan est-elle constructible ou pas? «Cette question est le noeud du débat», explique André Delecour, le directeur de l’Urbanisme chargé de ce dossier à la Région wallonne : « Le Conseil d’Etat s’appuie sur la règle des 50 mètres mais, pour moi, il serait plus juste de considérer que c’est le plan de secteur qui est la norme dominante. C’est d’ailleurs l’esprit du récent décret qui a modifié le Code wallon de l’aménagement du territoire. » Selon ce point de vue, la maison des Marchese n’a donc jamais débordé en zone non constructible… Quinze ans de galère pour rien !
Moins de deux mètres (légende de la photo)
Sabine Marchese et le pian de sa propriété. En vert (M2), la maison qui devrait être détruite, selon la Cour d’appel de Liège. Elle mord de 1,59 m maximum dans une zone (en jaune) dont la question de savoir si elle est constructible ou pas reste ouverte.
Philippe Henry (Ecolo), qui a récemment pris en charge le portefeuille de ministre de l’Aménagement du territoire au sein du gouvernement wallon, estime-t-il, lui aussi, que le plan de secteur doit prédominer sur les considérations de la Commission d’aménagement du territoire (règle des 50 mètres) ? Plus prudent que Sitting Bull avant la bataille de Little Big Horn, le frais émoulu ministre ne tranche pas. Il estimerait a priori que les deux règles (plan de secteur et 50 mètres) s’additionnent. Mais après que nous l’ayons informé de l’avis exactement contraire de son administration, il précise qu’il doit encore consulter ses collaborateurs pour être totalement affirmatif. Quoiqu’il en soit, ce débat très technique fatigue les Marchese. Dans les tracas judiciaires depuis des années, ils ont refait leur vie ailleurs mais ne trouvent pas d’acquéreur pour ce bien menacé par une épée de Damoclès. A part se pourvoir en cassation contre le jugement de la Cour d’appel de Liège, la Région wallonne peut-elle alors promettre un acte plus concret qui leur permettrait de voir au plus vite le bout du tunnel ? «Oui, on peut tenter de créer des conditions plus sécurisantes pour la vente de leur immeuble», nous répond le nouveau ministre wallon de l’Aménagement du territoire. «C’est la raison pour laquelle je prends l’engagement ferme que la Région n’enverra jamais de bulldozers pour détruire cette maison. Le dépassement, s’il y en a un, est minime. La démolition serait une sanction disproportionnée. Avec mon administration, je vais étudier tous les moyens juridiques possibles pour arriver une régularisation de la situation. » « Pour autant qu’il nous soit confirmé par écrit, cet engagement du ministre est une bonne chose. Mais même si cela nous permet d’enfin trouver un acquéreur, il restera la question du préjudice subi durant ces quinze années. Et cela se chiffre en dizaines de milliers d’euros (frais d’avocat, double emprunt hypothécaire)! » réagit Sabine Marchese. Est-ce la Région qui est responsable de ce gâchis ? Sur cette question, Philippe Henry est redevient prudent comme un Sioux. «Ce débat est prématuré, voyons ce que décidera la Cour de cassation. A mon sens, si faute il devait y avoir dans ce dossier, c’est plutôt à la commune de Soumagne qu’elle est attribuable». C’est certain, les Marchese n’en ont pas fini. Des négociations avec les autorités responsables, d’autres débats judiciaires peut-être, seront encore nécessaires pour qu’ils obtiennent réparation totale de ce sinistre administratif. Le temps passe, passe, passe…