Un entretien publié dans une édition spéciale de l’hebdomadaire « Paris Match Belgique » qui célébrait ses dix ans de présence dans les librairies belges, le 27 octobre 2011.
Le 1er numéro de Paris Match Belgique est paru au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 à New York… Dix ans plus tard, le monde est-il plus ou moins dangereux ? L’analyse de Claude Moniquet, directeur de l’European Strategic Intelligence and Security Center (ESISC), un spécialiste de la sécurité, du terrorisme et des conflits armés.
Comme la plupart des gens, vous n’avez sans doute pas oublié ce que vous faisiez le 11 septembre 2001 ?
Claude Moniquet. Je m’en souviens comme si c’était hier. A cette époque, mon activité principale était encore le renseignement. Quand le premier avion a foncé dans les Twin Towers, je m’entretenais avec un collègue. Quelques instants plus tard, montant dans ma voiture et allumant la radio, j’ai entendu un journaliste de France Inter qui annonçait qu’un deuxième avion venait de s’écraser sur l’un des immeubles du WTC à New York. Je n’y ai pas cru. Ce ne pouvait être qu’un canular, voire un teasing pour un film catastrophe… Quand j’ai compris que c’était vrai et qu’il s’agissait d’un attentat terroriste, je me suis dit : « Ce monde va basculer. Il y aura un avant et un après 11 septembre. » Jusqu’alors, le terrorisme était envisagé sous le seul angle de la sécurité et là, on a rapidement compris que la menace a pris une dimension géopolitique et stratégique. Après septembre 2001, il y a deux guerres ouvertes (Irak, Afghanistan) et plusieurs guerres larvées. On a surtout une modification de la perception du monde qui nous entoure et des risques : la menace n’émane plus seulement d’Etats ennemis mais aussi de groupes informels, infra étatiques. Qu’ils soient du type Al Qaida ou autre. Par exemple, un groupe criminel sudaméricain.
Des ennemis plus difficiles à affronter ?
D’autant plus que les services de renseignements et les armées ont été formatés pour affronter des Etats. Pendant très longtemps, rappelons-nous l’époque de la Guerre froide, le risque principal était celui d’une guerre entre des Etats suréquipés militairement, éventuellement même celui d’une guerre nucléaire. Stratégiquement, on avait besoin d’avions, de sous-marins, de porte-avions, de blindés et de la bombe nucléaire… Mais, avec tout cela, on ne fait pas la guerre au terrorisme! Cela ne veut pas dire que les armes classiques soient devenues inutiles – on vient encore de le voir avec la Libye – mais on a compris que le terrorisme était devenu un risque stratégique aussi important que les guerres. Qu’il peut avoir d’énormes conséquences sur le paysage politique de certaines régions. Et, surtout, que le nouveau front qui s’est ouvert appelle de nouvelles tactiques donnant une part plus grande que jamais au renseignement, à l’observation et à la pénétration des milieux dangereux.
Est aussi apparue la notion de « guerre sans fin » ?
Effectivement, la multiplicité des risques crée une situation de désordre permanent. Le paysage est plus imprécis. Mouvant. Il est constitué de groupes infra-étatiques très puissants et nuisibles. Au Mexique, par exemple, les cartels de la drogue tuent des milliers de personnes chaque année dans des opérations terroristes. Ces groupes criminels ont des ressources financières impressionnantes qui leur permettent de se payer de véritables opérations militaires.
Des groupes privés extrêmement puissants qui menacent les Etats, qui disposent d’armements et de capacités importantes sur le plan opérationnel… On se croirait dans un film de James Bond ! Il ne manque que le Dr No…
La fiction a précédé la réalité. Des écrivains et des cinéastes ont anticipé quelque chose qui est en train de se réaliser. La puissance de ces structures criminelles infra-étatiques est d’autant plus préoccupante qu’elle se décline aussi du point de vue économique. Les mafias investissent beaucoup de leur argent noir ou gris dans l’économie légale… Un parrain de la drogue au Mexique, en Argentine ou en Italie investira dans tel ou tel géant industriel, dans telle banque… Dès lors, le crime organisé accède à un autre niveau de puissance… Et d’autant plus que le pouvoir économique peut peser sur le pouvoir politique. On n’est pas encore dans le monde du Dr No mais on est très clairement dans un monde où les acteurs non étatiques jouent un rôle très important. Parfois plus important que celui de certains Etats.
Ce phénomène est-il renforcé par la crise actuelle et l’opacité de plus en plus avérée du système bancaire et financier ?
Certainement. Et j’ajouterais que toute période d’instabilité est favorable à la croissance de ces structures nuisibles. Prenons le déséquilibre Nord-Sud et l’une de ses conséquences, l’immigration clandestine. Naguère, ce phénomène était assez marginal. Ensuite, il a été pris en main par des mafias qui, sur ce terreau de misère, s’enrichissent d’une manière hallucinante. Partant, c’est devenu une menace stratégique pour les Etats de l’Europe occidentale qui ne peuvent faire face à un afflux de millions de pauvres venant essentiellement d’Afrique et d’Asie. Je ne condamne pas les immigrés clandestins mais les groupes criminels qui exploitent leur misère. Moi-même, si j’étais dans une telle situation de misère, je quitterais tout. Même pour travailler illégalement. Mais, pour les travailleurs d’ici, cela fait une concurrence de plus qui s’ajoute au phénomène des délocalisations. L’un des enjeux stratégiques crucial de l’avenir est donc de beaucoup plus contribuer au développement des pays d’où viennent ces désespérés en quête d’un Eldorado qui n’existe pas.
La menace terroriste fait peur… Elle rapporte aussi à des opérateurs privés ?
C’est l’une des grandes évolutions stratégiques des dix dernières années. Dans la foulée des interventions américaines sur des terrains de guerre dispersés comme l’Afghanistan et l’Irak, mais aussi à l’occasion d’opérations un peu plus secrètes au Yémen, en Somalie ou au Pakistan, on a assisté à une privatisation partielle de la guerre. Le combat lui même reste aux mains des militaires, mais de très nombreuses activités (logistique, entretien du matériel, formation, protection des installations, mêmes des activités de renseignement) sont confiées au secteur privé. Cela se décline dans tout le secteur de la sécurité. La piraterie dans le Golfe d’Aden, par exemple. De plus en plus souvent, ce sont des sociétés privées qui assurent la protection des bateaux, même si les marines nationales sont présentes.
A terme, se dirige-t-on vers la constitution d’armées privées ?
C’est déjà une réalité ! Aux Emirats Arabes Unis, une armée privée de 250 hommes a été constituée par une société privée qui a passé contrat avec les autorités gouvernementales locales…
Depuis le 11 septembre 2001, on a l’impression que le sang n’a pas arrêté de couler. Des guerres, des attentats aux quatre coins de la planète. Le 11 septembre 2001 aurait-il été la date annonciatrice d’un monde où la menace terroriste ne fera toujours que s’amplifier ?
Ce sentiment d’amplification est assez répandu chez nous alors que le terrorisme de ces dernières années a surtout frappé ailleurs qu’en Europe et aux Etats-Unis ! Dans les pays du Sud, en Asie et dans certains pays arabes, la terreur a été quotidienne au cours de la dernière décennie, faisant bien plus de victimes.
Les services de sécurité sont-ils suffisamment armés pour juguler le terrorisme international ?
Ils ont assez de personnel et de technologies. Le talon d’Achille, c’est la qualité du recrutement. Il faudrait beaucoup plus d’agents qui soient originaires des pays où se situent les principaux problèmes de sécurité. Des Pakistanais, des Arabes qui comprennent la langue et les mentalités. Dans le temps, on a élargi le recrutement à des gens qui venaient d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, il faut un nouvel élargissement. Le FBI, par exemple, compte 18 000 fonctionnaires, dont 12 000 agents spéciaux. Sur ces 12 000 agents, il y en a moins de 100 qui parlent l’arabe… Idem en Europe : le profil type de l’agent est celui d’un homme blanc qui provient des classes moyennes supérieures.
La guerre au terrorisme a « autorisé » beaucoup d’atteintes aux droits de l’homme. Prisons spéciales mises en place par les Américains, exactions russes vis-à-vis des Tchétchènes, chinoises contre les Ouïghours…
Oui, le terrorisme a parfois bon dos et il a pu faciliter la commission de crimes. Notamment à Abou Ghraib. On a tué, on a torturé, on a humilié et c’est intolérable. Il faut condamner ces faits. A contrario, il faut aussi dénoncer l’angélisme qui consiste à mettre en question le durcissement des conditions de détention et d’interrogatoire. Quand il exclut la violence physique, ce durcissement est acceptable car il faut se souvenir qu’on est en face de gens qui sont prêts à faire sauter des trains, des écoles, des avions. Le premier devoir de la société est de protéger les plus faibles, ces innocents qui sont frappés par des criminels sans scrupules. C’est une guerre ! Cela implique que des méthodes désagréables doivent parfois être mises en oeuvre. En contrepartie, il faut un contrôle très étroit des services de sécurité par le pouvoir politique.
Un 11 septembre 2001 pourrait-il se produire à nouveau ?
Dans la lutte contre le terrorisme, il serait bien audacieux de dire que tout est sous contrôle. Cela dit, il me semble peu probable que l’ont revoie un attentat de l’ampleur du 11 septembre, étant donné qu’il demande la participation de nombreux acteurs dans sa préparation et sa réalisation. Les techniques de renseignement, l’utilisation des satellites, les possibilités d’écoute mais aussi la compréhension et la pénétration que l’on a des milieux-cibles font que l’on repérerait beaucoup plus vite qu’il y a dix ans des préparatifs pour un attentat comparable. Le risque fondamental aujourd’hui, c’est plutôt la multiplication de petits attentats. Si, dans une même ville, le même jour, plusieurs attaques tuent une centaine de personnes, cela peut causer un traumatisme social énorme. Et les services sont moins bien outillés pour lutter contre des cellules réduites par la taille qui limitent leurs contacts avec l’extérieur et sont plus difficiles à détecter.
Faut-il craindre une évolution dans le type d’armes utilisées par les terroristes ?
Depuis dix ans, il y a eu beaucoup d’écrits sur les risques d’utilisation d’armes NBC (nucléaire, bactériologique, chimique), mais le risque apparaît relativement limité. Les armes bactériologiques sont très difficiles à manipuler. La fabrication et la dispersion de souches qui auraient des résultats massifs en termes de contamination nécessiteraient l’implication de scientifiques et de laboratoires de très haut niveau. Ce n’est pas encore à la portée des groupes terroristes.
On a tout de même vu, en 1995, une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo…
Pour ce qui est de l’utilisation d’armes chimiques, le risque est effectivement plus grand. On a dû déplorer également plusieurs tentatives d’attentats chimiques d’Al Qaida en Asie. Mais les terroristes n’ont pas encore la maîtrise de cet armement.
Et l’arme nucléaire ?
Totalement exclu à ce stade qu’elle soit fabriquée par un groupe terroriste ! On pourrait imaginer un scénario de science-fiction où une arme nucléaire existante serait volée par des terroristes, mais encore faudrait-il qu’ils sachent l’utiliser. Par contre, il y a un risque nucléaire incontestable, celui de « la bombe sale » : l’explosion d’une bombe classique qui disperserait du matériau irradiant, sans explosion nucléaire. Avec quelques centaines de grammes de polluant radioactif, des quartiers entiers pourraient être rendus inhabitables pendant des années.
Pas de risque d’attaques sur des centrales nucléaires ?
Selon les tests de résistance, leurs enceintes extérieures résisteraient à l’impact direct d’un avion gros porteur. Par contre, il existe toute une série d’installations, de laboratoires, d’usines de production qui travaillent avec du matériau nucléaire et, à ce niveau, des risques réels mais mesurés existent qui demandent une grande vigilance : vols, détournements, attaques….
En mai dernier, quand Oussama Ben Laden a été éliminé, les médias en ont fait des tonnes. S’agit-il pour autant d’un moment-clé dans la lutte contre le terrorisme ?
C’est sans doute un moment symbolique mais d’importance limitée du point de vue stratégique. Aujourd’hui, la menace d’Al Qaida s’est tellement diversifiée et amplifiée que la mort d’un seul homme ne change rien à la donne.
Etes-vous de ceux qui ne regrettent pas que le leader d’Al Quaida ait été pris plutôt mort que vif ?
C’était la meilleure solution en termes de sécurité mais sans doute aussi en termes de morale. Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu’en toutes circonstances la vie est une valeur absolue. Je ne crois pas que la vie d’un criminel nazi, que celle d’un épurateur ethnique serbe ou encore celle d’un terroriste qui a fait tuer des milliers de personnes soient une valeur absolue. En d’autres termes, l’élimination physique d’un Ben Laden ne me pose aucun problème moral.
Quel est désormais le « mobile » le plus porteur de terrorisme dans le monde ?
En nombre d’attentats, c’est vers l’Inde qu’il faut porter le regard. La terreur y frappe tous les jours de par l’action
de factions d’extrême gauche. L’Europe et les Etats-Unis n’étant pas touchés, c’est très peu, voire pas du tout, commenté par nos médias. En nombre de victimes, c’est le terrorisme islamiste qui domine : il a tué environ 3500 personnes dans le monde occidental depuis septembre 2001. En Irak, en Afghanistan et ailleurs, il a aussi tué des dizaines de milliers de personnes.
Comme vous l’expliquez dans votre dernier livre (1), ce « djihad islamiste »
frappe surtout des musulmans ?
Exactement et cela démontre l’erreur d’analyse de l’extrême droite qui dénonce une guerre de civilisation. Il ne s’agit pas d’un affrontement entre l’islam et les non-musulmans mais d’une guerre menée par des extrémistes aux conceptions archaïques contre le reste du monde. Les principales victimes de ce terrorisme se trouvent dans les pays musulmans où ces extrémistes veulent que s’installent des régimes de gouvernement théologique et totalitaire.
Ce qu’on a appelé le « printemps arabe » pourrait leur être favorable ?
Cette révolte est tout à fait sincère. Les jeunes Arabes ont manifesté leur désir de vivre normalement, comme les gens de Paris, de New York ou de Bruxelles qu’ils voient dans leurs postes de télévision. Ils ont réussi à faire tomber des autocrates comme Ben Ali et Moubarak. Mais, in fine, cela profitera essentiellement au courant islamiste qui est bien organisé et très présent dans les rues. Les islamistes ont investi pendant des années sur le terrain social, là où les Etats étaient défaillants. Ce qui s’est passé récemment avec les Coptes en Egypte est une préfiguration de ce qui arrivera dans les pays qui ont connu le printemps arabe.
Un pronostic très pessimiste !
C’est que la démocratie ne naît pas ex-nihilo. Elle est rendue possible par un contexte politique, social et historique. Des pays comme le Maroc et la Jordanie ont pris le chemin de transitions prometteuses. Pour ceux qui brûlent les étapes comme la Tunisie, l’Egypte où la Libye, cela ne tournera pas bien. On ne peut pas construire une démocratie dans un pays qui a 60 ou 70 % d’analphabètes, 80 % de gens qui mangent à peine à leur faim et des citoyens qui n’ont jamais eu aucune culture politique et démocratique. On a mis deux cents ans à construire la démocratie en Europe sur des bases économiques et sociales qui étaient autrement favorables à celles présentes actuellement dans les pays arabes. Alors, ce que je vois, dans cinq à dix ans, c’est une prise radicaux. Ou – ce serait un moindre mal – un retour à un certain autoritarisme qui tentera d’accompagner le changement. Quelque chose qui ressemblerait à la Chine. Un pays où il n’y a pas trop de désordre, un enrichissement global de la population, un certain progrès, mais pas de liberté politique au sens où nous l’entendons.
Quelque chose qui ressemble aussi à la Russie ?
Un peu moins parce que la Russie a des problèmes économiques tels qu’ils auront beaucoup de mal à évoluer. Par contre, la Chine est le meilleur exemple d’un pays autoritaire dont on peut penser qu’il pourrait faire des avancées vers une vraie démocratisation. La Russie, j’en suis un peu moins sûr.
Les équilibres stratégiques au plan planétaire ont bien évolué durant ces dix dernières années?
Tout à fait. On avait déjà quitté le monde bipolaire à la fin des années 1980. Et, dans le monde multipolaire qui lui a fait place, on a vu l’affirmation de la superpuissance que sont les Etats-Unis.
Un géant aux pieds d’argile ?
Malgré son grand endettement dont on parle souvent, je n’en suis pas si sûr que cela. C’est un grand pays, très peuplé, qui continue à être à la pointe de l’innovation technologique et qui a une capacité de rebond nettement supérieure à celle qui existe en Europe. Les Etats-Unis subissent une mauvaise passe, mais je suis persuadé que ce n’est qu’un épisode et qu’ils s’en relèveront. Ils devront évidemment composer avec le grand changement stratégique de l’avenir : l’essor de la Chine. Aujourd’hui déjà, si elle n’était pas là pour financer la dette de l’Occident, les effets de la crise que nous connaissons seraient bien plus dévastateurs. C’est la Chine qui maintient la tête du monde occidental hors de l’eau.
Et si un jour elle décidait de plutôt nous mettre la tête sous l’eau ?
La Chine n’est clairement plus dans un conflit idéologique avec l’Occident. C’est encore officiellement un pays communiste mais il faut le dire vite… Surtout, elle est très pragmatique : elle a besoin de nous acheter des technologies de pointe pour se développer et elle aura de plus en plus besoin des marchés européens et américains pour écouler sa production. Le XXIe siècle, j’en suis persuadé, sera celui du partage de l’influence mondiale entre les Etats-Unis et la Chine. Quant à l’Europe…
(1) : Claude Moniquet, « Guerre secrète, Services secrets, diplomatie parallèle et opérations spéciales dans la guerre contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001 », Encre d’Orient, 285 pages, 21 euros.