Les deux amies se sont fréquentées pendant des décennies. A gauche, Suzanne Thibeau ; à droite, Clara Maes. La photo est assez ancienne. Née le 1er juin 1931, l’accusée aura 89 ans lorsque les débats commenceront devant les jurés de la cour d'assises d'Arlon.
Une enquête à découvrir ce 5 mars 2020 dans l'hebdomadaire Paris Match Belgique. L'intégralité du texte est aussi en accès libre sur le site Paris Match.be (suivre ce lien) .
Un samedi matin de janvier 2015, Suzanne Thibeau, 93 ans, fut mortellement poignardée. Clara Maes, la femme accusée de ce meurtre, aura 89 ans lorsque son procès débutera à Arlon en juin 2020. Qu’une personne aussi âgée se retrouve devant un jury d’assises est un fait inédit. Plongée dans une affaire parfois surréaliste qui a un parfum de roman d’Agatha Christie.
Acte 1. La découverte du corps
L’après-midi du samedi 3 janvier 2015 promettait d’être paisible pour Maryse Mernier et Chistian Gillet. Ce couple de Libramont avait décidé de consacrer un peu de temps à une amie de longue date, Suzanne Thibeau (93 ans). C’était une sorte de rituel. Ils n’étaient pas les seuls à s’y plier : malgré son âge avancé, Suzanne recevait encore pas mal de visites et plus encore pendant la période des fêtes. Après avoir remis leurs bons voeux, Maryse et Christian se verraient offrir un ballotin de pralines. Ensuite, autour d’un petit verre (ou deux) de porto, ils referaient le monde… Cela s’était toujours passé ainsi, depuis des années et des années. Mais ce samedi-là fut différent des autres.
Maryse raconte : « Nous sommes arrivés dans l’avenue de Bouillon vers 14 h 30. Il y avait du monde à cause des soldes. Mon mari m’a déposé devant chez Suzanne avant d’aller chercher une place de parking. La porte était toujours ouverte. J’ai emprunté le long couloir, jusque dans sa cuisine. C’est là que je l’ai découverte. Elle était par terre. Son corps reposait sur le dos dans une mare de sang. Elle serrait un mouchoir dans la main droite. Je me suis approchée. Je l’ai touchée, elle était encore tiède. Quand mon mari est arrivé, on a appelé les secours… Ils nous ont dit de faire un massage cardiaque. J’ai essayé, mais c’était vain. »
Christian complète : « Il y avait un pot en grès cassé sur le meuble de l’évier. J’ai vu qu’un morceau de ce pot se trouvait sur le canapé. Machinalement, j’ai pris ce morceau pour le déposer sur la table. »
La scène de crime est déjà bousillée, mais ce n’est qu’un début… L’urgentiste arrive rapidement. Avant de se pencher sur le corps, la docteure V. déplace la table. Elle saisit les mains de Suzanne, lui touche sa poitrine, cherchant un pouls. Elle déplie une jambe et un bras, modifiant la position du corps. Pendant qu’elle oeuvre, Christian passe un nouvel appel : « Il nous a aussi semblé évident de prévenir Clara, l’amie de toujours de Suzanne. Elle m’a dit qu’elle voulait nous rejoindre, mais qu’il y avait trop de neige pour qu’elle puisse se déplacer en voiture. Alors, je suis allé la chercher. Ce n’est pas très loin. Elle m’attendait sur le trottoir. En compagnie de Clara, j’étais de retour chez Suzanne avant même de l’arrivée de la police. » Lorsqu’elle rentre dans la cuisine, Clara s’approche du corps de Suzanne. Si près qu’elle marche dans la mare de sang, tachant l’une de ses chaussures…
Maryse et Christian Gillet ont découvert le corps de la victime dans l’après-midi du 3 janvier 2015. © Michel Bouffioux.
Acte 2. Ceci n’est pas un crime
Deux inspecteurs de la zone de police Centre-Ardenne arrivent sur les lieux à 15 h 05. L’urgentiste leur donne son verdict : le décès remonte à trois ou quatre heures ; c’est une mort accidentelle. Sans demander leur reste, les agents notent : « Selon les dires de la docteure V., Madame Thibeau se serait coupé la main et aurait perdu conscience, serait tombée en arrière, tête la première au sol ce qui aurait occasionné un trauma crânien. Ceci justifie la mare de sang autour de sa tête. Etant donné que Mme Thibeau prenait du Sintrom (ndlr : un médicament qui freine la coagulation), inconsciente, elle se serait vidée de son sang. Le médecin urgentiste nous remet un modèle IIIC afin d’autoriser les pompes funèbres à enlever le corps ». Une page de plus dans la grande anthologie des hypothèses policières abracadabrantes vient d’être écrite.
Mais ces Dupond-Dupont ont des circonstances atténuantes. Durant leur rapide état des lieux, ils n’ont constaté aucune trace d’effraction. De plus, sur la table de la cuisine, le portefeuille de Suzanne reposait tel une offrande, contenant 200 euros en diverses coupures. Cela écartait l’hypothèse d’un vol qui aurait mal tourné. Quant à suspecter quelqu’un parmi les trois personnes âgées présentes sur la scène de crime… Donc, à 15 heures 40, soit 35 minutes après leur arrivée, les deux policiers avisent le parquet de leurs constats et de l’avis de l’urgentiste. La magistrate de garde ne les encourage pas à investiguer plus avant. L’ordre donné est consigné dans un rapport : « Autoriser les pompes funèbres Grandjean de Libramont à enlever le corps et autoriser l’inhumation ou la crémation ».
Comme dans une pièce de théâtre, les personnes se succèdent dans la maison de Suzanne. Appelé par les policiers, le bourgmestre de Libramont, Pierre Arnould fait son apparition à 16 heures. Il conforte les certitudes de nos Sherlock luxembourgeois. Ils le notent : « Monsieur Arnould qui exerce également comme médecin généraliste, effectue sommairement un examen médical, il en déduit également un décès suite à une chute ». Pendant que l’on discute autour du corps, Clara ne perd pas le nord. Elle prend l’initiative de téléphoner aux pompes funèbres. Avec Maryse, elle choisit aussi les vêtements, notamment un pantalon blanc, que Suzanne portera pour son dernier voyage. Il est un peu plus de 16 heures lorsque le corps de Suzanne est enlevé. Maryse propose de nettoyer le sang sur le sol. Un employé des pompes funèbres se substitue à elle. A flot d’Ajax et d’eau de Javel, la scène de crime est définitivement compromise.
A ce moment, Marie Paule Collette, une amie de Suzanne entre en scène. Aussitôt elle cherche à éveiller une suspicion chez les policiers. Elle leur désigne Clara Maes avec des yeux accusateurs. Les inspecteurs notent : « Madame Collette nous dit de bien fermer la porte afin que plus personne ne rentre dans l’habitation, en ayant un regard vers Mme Maes qui montait à l’arrière du véhicule du couple Mernier-Gillet. » Mais à ce moment, le corbillard avait déjà pris la direction du funérarium…
Marie-Paule Collette n’appréciait pas du tout Clara. Elle le fit comprendre aux enquêteurs le jour-même de la découverte du corps de Suzanne. © Michel Bouffioux.
Acte 3. Ceci n’est pas une mort naturelle
Sans la perspicacité de René Grandjean, il n’y aurait jamais eu de suites judiciaires. En préparant le corps, le croque-mort constate des entailles suspectes au niveau du cou… A 17 h 50, il appelle la police qui vient constater les blessures. Avisé de ce rebondissement, le parquet de Marche désigne un médecin-légiste. La docteure Renardy constate des « plaies au niveau du cou et du cuir chevelu compatibles avec des coups portés à l’aide d’un ou plusieurs instruments piquant (s)- tranchant (s). Des plaies au niveau de l’arrière et du dessus du crâne, compatibles avec des coups portés à l’aide d’un objet contondant et/ou de plusieurs heurts contre un plan dur et/ou de heurs contre un objet contondant. Des lésions de défense au niveau des mains. »
Cela n’empêchera pas qu’une hypothèse de suicide soit encore formulée dans la nuit du 3 au 4 janvier. Cet autre moment d’anthologie se passe sur la scène de crime (ou ce qu’il en reste) vers 1 heure du matin. Pour la dernière fois, il y a du monde chez Suzanne : un juge d’instruction, un représentant du parquet, les premiers intervenants policiers, d’autres enquêteurs et des membres du labo de la police technique et scientifique. Un procès-verbal relate ce grand moment : « les opérateurs du labo argumentent une théorie du suicide à l’aide du pot (…) Madame s’est porté des coups sur la tête avec le pot et elle a utilisé un ou plusieurs morceaux pour s’entailler le cou… ». Digne de l’inspecteur Jacques Clouseau, cette audacieuse hypothèse sera abandonnée dès le lendemain au profit de la piste criminelle… Le médecin-légiste Renardy ayant convaincu le magistrat instructeur qu’une autre « arme » que le pot avait dû être utilisée. Celle-ci sera d’ailleurs retrouvée dans la journée du 4 janvier, lors de la première vraie perquisition du domicile de la victime. Il s’agissait d’un couteau à steak dont Suzanne se servait durant tous ses repas, petit-déjeuner compris. L’arme portant des traces de son sang n’était pas vraiment cachée… Elle avait simplement été rangé dans un tiroir avec d’autres couverts…
A gauche, la maison de Suzanne, volets fermés depuis janvier 2015. A droite, la boulangerie Warginaire où Clara s’est rendue pour acheter un pain le matin du meurtre. © Michel Bouffioux.
Acte 4. Comme dans les films
Dès sa première déclaration à la police, dans l’après-midi du 3 janvier à 16 h 30, Clara Maes ne s’était pas cachée d’avoir rendu visite à Suzanne au matin. Elle avait situé cet événement vers les 9-10 heures, ce qui est compatible avec l’heure estimée du décès de Suzanne. A 23 h 10, vu le rebondissement de l’enquête, les policiers frappent à sa porte. On lui explique que des scellés vont être placés sur son véhicule, lequel sera examiné par la police scientifique. On lui réclame les vêtements qu’elle portait au matin quand elle a rendu visite à Suzanne. Elle s’exécute sans broncher. Les inspecteurs invitent Clara à les suivre jusqu’au commissariat. L’interrogatoire de la femme de 83 ans dure une partie de la nuit. En substance, elle confirme la visite à son amie sans préciser qu’elle s’est rendue là avec sa voiture. Il ne se serait rien passé de particulier. Après être allée acheter un pain pour Suzanne et avoir un peu discuté, elle est rentrée chez elle. Vers les 3 heures du matin, les enquêteurs raccompagnent Clara à son domicile. Les funérailles ont lieu le 7 janvier 2015. Cela se passe comme dans les films, avec des policiers dans l’assemblée pour observer les personnes présentes. En tête de liste des suspects, Clara est aussi la grande ordonnatrice du jour. En guise d’oraison funèbre Christian Gillet lit un petit texte : « Tu étais une personne toujours positive, gaie, remplie d’humour et jamais tu ne te plaignais. Ces dernières années, lors de nos visites, nous te trouvions toujours au même endroit, dans ton fauteuil, contente de nous voir… »
Acte 5. Comme dans un roman d’Agatha Christie
Libramont est réputée pour sa foire agricole, son environnement invitant aux promenades en forêt et, un peu moins, pour son Musée des Celtes. Dans cette petite ville ardennaise de quelques 11.000 âmes, beaucoup de gens se connaissent depuis toujours ; les rumeurs vont bon train. Bien que vivant assez chichement, Suzanne Thibeau avait la réputation d’être une vieille dame bien nantie et sans héritier. Elle demeurait dans le centre-ville, tout près de là où son premier mari exploitait autrefois une concession automobile : Gérard Etienne fut le représentant des marques de la British Leyland (Austin, Triumph, Mini…) dans le Luxembourg belge. Le couple n’eut pas d’enfant. Le garage fut fermé après le décès de Gérard mais l’actif immobilier continua à être rentabilisé dans le cadre d’une SPRL dont Suzanne possédait la majorité des parts.
En 2005, déjà âgée de 84 ans, Suzanne épousa Georges Kune, un ex-employé du garage, de 21 ans son cadet. En vertu d’un nouveau testament, ce dernier devint alors le légataire de Suzanne. Cependant Georges passa l’arme à gauche prématurément et Suzanne hérita du patrimoine immobilier de son défunt second mari. Plus récemment, la fortune de la veuve grossit encore. Elle hérita de sa sœur aînée, Margot. Cette dernière avait été l’épouse d’un médecin qui avait amassé une petite fortune, notamment constituée d’un bon million d’euros placés sur un compte au Luxembourg. Après les taxes et pénalités liées au rapatriement de l’argent en Belgique, Suzanne avait tout de même pu verser la moitié du magot sur un compte de l’ING à Libramont. En juillet 2014, près de de 500.000 euros reposaient sur son livret.
Lors de nos pérégrinations en terre luxembourgeoise, à la rencontre de nombreuses personnes qui connurent Suzanne, une certitude inébranlable s’est forgée : tous ses amis étaient parfaitement au courant de l’état florissant de santé financière. Et ce serait mal connaître la nature humaine que de croire que cela n’éveilla pas quelques convoitises. Aussi Suzanne reçut toujours beaucoup de visites. Des amis tous plus dévoués les uns que les autres. Venant prendre avec elle un petit verre de porto, son pêché mignon. L’écoutant parler de tout et de rien ; de son passé surtout, de l’exode en ’40, des vacances au Touquet ou à Biarritz. Parfois aussi, Suzanne parlait très ouvertement de son argent, de ses placements. Elle évoquait sa fortune comme d’autres parleraient de la pluie et du beau temps.
On l’aimait bien Suzanne. On allait lui chercher son pain, on la conduisait en ville, on lui faisait son jardin, on la conseillait. Elle pouvait se montrer généreuse mais, plus encore, elle donnait l’espoir qu’elle pourrait l’être encore plus… Au cours de sa vie, elle a modifié plus de six fois son testament, changeant au gré des circonstances l’identité de ses légataires. En 2005, quand elle promit tous ses avoirs à Georges, ses dernières volontés incluaient une clause remarquable : si Georges venait à mourir avant Suzanne, c’est Robert et Marie-Paule Lamoline qui étaient désignés comme héritiers. Robert, comme il nous le raconte lui-même, était un vieil ami de Georges. Au club de foot local, sur le bord du terrain et à la buvette. Il était aussi l’un des dévoués amis de Suzanne, tantôt comme chauffeur, tantôt comme jardinier, toujours présent avec son épouse pour le petit Porto du dimanche. Ce qui faisait concurrence à une autre obligée de Suzanne, une certaine Clara Maes.
Originaire de Flandre, Clara s’est installée à Libramont dans les années ’1960. Elle accompagnait son mari qui avait trouvé du travail dans la région. Infirmière, elle fit carrière en salle d’opération à l’hôpital de Libramont où elle laissa le souvenir d’une femme fort déterminée, voire un peu rigide. Très rapidement après son arrivée dans le Luxembourg belge, elle se lia d’amitié avec Suzanne et Gérard son premier mari. « Ils étaient assez exclusifs et rapidement ils prirent beaucoup de place s’intéressant de fort près aux affaires de Georges », raconte Marie-Paule Collette. Après la mort du premier mari de Suzanne, Clara chercha à prendre plus de place encore dans la vie de la veuve… Dont le remariage, en 2005, créa d’inévitables tensions. « Georges Kune essaya de la mettre à distance. Il n’avait pas une bonne opinion de Clara », résume Robert Lamoline.
En mars 2012, deux mois après la mort de Georges, Suzanne change son testament. Cette fois, Clara Maes devient la principale légataire : 2/3 de l’ensemble des avoirs. Les Lamoline sont rétrogradés. Il leur reste 1/6ème. Le reste étant promis à Marie Fisson, une petite cousine de Suzanne. A cette mue testamentaire correspond une évolution marquante dans la vie de Suzanne. Clara est désormais plus présente que jamais. Elle passe tous les jours, elle fait les courses de Suzanne dont elle dispose de la carte de banque, elle s’occupe de sa lessive, de ses papiers.
Plusieurs des amis de la vieille dame nous disent aujourd’hui que « Clara voulait tout régenter », qu’ « elle faisait le vide autour de Suzanne qui était sous emprise ». Certains ont même soupçonné que Clara fut parfois brutale. Toutefois, personne ne tira jamais la sonnette d’alarme, ce qui jette un doute sur ces accusations. Il est aussi juste de préciser que les infirmières qui soignaient Suzanne, comme son notaire, comme son banquier, ont tous dit que la vieille femme était encore très vive d’esprit, parfaitement lucide. Quand Clara ramenait les courses, elle vérifiait les tickets de caisse.
Les Lamoline, témoins à charge de Clara. Ils affirment que la victime s’était plainte de l’accusée la veille du meurtre. © Michel Bouffioux.
En 2014, Clara fut fortement éprouvée par la perte successive de son mari et de son fils. Elle devint plus taciturne. Suzanne s’en est parfois plainte. Malgré ces circonstances, diverses dispositions prise par la victime témoignent de ce que la défense présentera comme des marques d’amitié quand l’accusation et la partie civile évoqueront l’aboutissement d’une emprise. Cette année-là, en septembre, la veuve sans héritier fait donation de près de 300.000 euros à Clara et de quelques 130.000 euros à Marie Fisson, aussi âgée qu’elle. En novembre, elle convoque son notaire. En présence de Clara, elle modifie une fois encore son testament. Mêmes bénéficiaires que pour la donation : 70% pour son amie, 30% pour la petite cousine. Les Lamoline disparaissent des légataires.
On mentionnera que Robert Lamoline figure parmi les témoins à charge de Clara. Comme il le fit dans le cadre de l’enquête policière, il nous affirme que le jour précédent le meurtre, il rendit visite à Suzanne pour lui souhaiter les bons vœux et recevoir sa boîte de pralines : « Elle était tremblante, de toute évidence contrariée. A propos de Clara, elle m’a dit : ‘C’est une crapule’ » Comme dans un roman d’Agata Christie, la vieille dame était entourée de tas de personnes au-dessus de tout soupçon qui lui voulaient du bien. Mais dans la galerie des amis de la veuve fortunée, Clara fut d’évidence la plus entreprenante. C’est elle aussi qui devra répondre de son meurtre devant les assises.
Acte 6. Un faisceau d’indices mais…
Pour l’accusation et la partie civile, suffisamment d’indices concordent à désigner Clara Maes comme l’auteure du meurtre. Elle fut présente dans la maison de Suzanne dans la tranche horaire durant laquelle le crime fut commis. Par ailleurs, certaines attitudes ont paru suspectes. On a vu qu’au soir du 3 janvier, Clara avait été invitée à donner aux enquêteurs les habits qu’elle portait lors de la visite à son amie. Certaines pièces remises aux enquêteurs sentaient la lessive mais Clara démentit les avoir lavés. D’autres vêtements donnés aux policiers n’avaient pas été portés lors de la visite chez Suzanne ; les enquêteurs l’établirent en visionnant des caméras de surveillance installées dans des commerces proches de chez la victime.
Ces vidéos ont aussi permis de situer la visite de Clara dans le temps. Le 3 janvier à 9 H 39, elle gare son véhicule près de chez Suzanne. Quelques instants plus tard, elle rentre chez son amie mais très vite elle ressort pour se rendre à la boulangerie « Warginaire », toute proche. Elle est filmée dans la file des clients à 9 H 45. 3 minutes plus tard, elle revient chez Suzanne. A 10 h13, la voici qui remonte déjà dans son véhicule. Clara a déclaré être restée environ 1 heure chez Suzanne, c’est-à-dire, entre 9 heures et 10 heures… En fait, elle n’est restée que 20 minutes. Une visite plus courte que d’habitude, sans avoir fait la vaisselle comme elle l’aurait fait d’accoutumée. Cela donne l’impression d’un départ précipité. Clara rétorquera qu’elle ne resta pas longtemps ce jour-là parce que le temps était à la neige et qu’elle voulu rapidement rentrer chez elle.
Un autre fait est objectivé par la vidéo-surveillance : au moment où elle s’était rendue à la boulangerie Clara portait un manteau noir et un bonnet. Logique : il faisait froid ce jour-là. Alors qu’à 10 h 13, quand une caméra de surveillance filme son départ, à bord de son véhicule, elle porte toujours le bonnet mais pas son manteau. Plus tard, un expert relèvera que le manteau noir remis au soir du 3 janvier aux enquêteurs « avait une forte odeur de lessive ». Ce n’est évidemment pas une preuve mais un élément de suspicion : y-a-t-il une raison qui fit que, malgré le froid, Clara ressortit sans son manteau de chez Suzanne ? Encore qu’elle ait pu le retirer au moment de rentrer dans son véhicule. Mais en même temps, Clara n’explique pas l’odeur de lessive et quand les enquêteurs lui demandent pourquoi certains vêtements qu’elle leur a confiés n’étaient pas les bons, elle reste muette.
L’enquête a aussi mis en évidence des imprécisions dans le témoignage de l’accusée. Elle modifia par trois fois ses versions sur la position de la victime quand elle lui rendit visite. Était-elle sur le fauteuil où elle avait l’habitude de s’asseoir ou sur une chaise ? Aussi, elle dit ne pas reconnaître le pot en grès, ce que les enquêteurs ont trouvé suspect : « Cela semble étrange pour quelqu’un qui est tous les jours chez la victime. D’autant plus que Madame Thibeau l’a reçu en cadeau et l’a positionné au milieu de la table à plusieurs reprises pour y mettre des fleurs reçues. »
L’accusation estime disposer d’une pièce maîtresse dans l’examen des traces présentes dans le véhicule de l’accusée. Il a en effet été constaté que « l’adn de Suzanne Thibeau ressort majoritairement sur le volant, le dossier siège conducteur, la poignée interne porte conducteur, la tache devant le levier de vitesse. » Or l’enquête a démontré que Suzanne ne conduisait plus depuis dix ans et qu’elle n’est plus montée dans la voiture de Clara depuis décembre 2014, à l’occasion de la visite d’un magasin de vêtements à Recogne. Or, selon un expert interrogé par le magistrat-instructeur, « la raison la plus plausible pour que l’adn d’un tiers se retrouve majoritaire à un endroit sans que celui n’ait pris place à cet endroit, ne pourrait se faire que par un transfert d’adn suite à un contact avec un liquide (sang, urine, salive…) provenant de ce tiers. » Les enquêteurs ont noté dans un procès-verbal la conclusion qu’ils en ont tiré, sous la forme d’une question : « Comment expliquer la présence d’adn majoritaire de Thibeau Suzanne dans le véhicule de Maes Clara alors que cette dernière ne donne pas d’explication quant à un contact avec du sang ou un quelconque liquide provenant de Thibeau ? »
A décharge de l’accusée, il convient cependant de relever que son véhicule fut passé au luminol sans révéler une quelconque trace de sang. Dans le procès à venir, les avocats de Clara Maes évoqueront certainement les contacts quotidiens entre la victime et l’accusée pour justifier la présence de l’adn de Suzanne dans la voiture de son amie. Cette question de l’adn sera certainement fort discutée lors du procès à venir. On remarque par ailleurs que les prélèvements réalisés dans le véhicule ont fait aussi apparaître l’adn d’une femme et d’un homme inconnus. N’aurait-il pas été de bonne justice de prélever l’adn des nombreux amis de Suzanne pour voir s’il y avait des correspondances ?
De même, les vidéos des caméras de surveillance n’ont pas été utilisées que pour repérer les allers et venues de Clara. Pourquoi ne s’en est-on pas aussi servi pour repérer toutes les allées et venues à proximité du domicile de la victime dans la matinée et le début de l’après-midi du 3 janvier 2015 ? On débattra aussi du mobile devant les jurés d’Arlon : s’il s’agissait de l’argent, le but n’était-il pas déjà atteint par la donation et le testament ? A moins que Clara ait voulu accélérer les choses, voire se préserver d’un nouveau changement de testament ? On notera enfin que l’accusée qui sera bientôt devant le jury d’assises a toujours protesté de son innocence. Tous ces éléments, c’est l’évidence, augurent de belles joutes oratoires entre les avocats de Clara (Me Alexandre Mignon et Me Emilie Romain) et les avocats de Suzanne (Me Marc Kauten et Me Bérengère Guillaume).
Epilogue : Le procès, l’héritage… La prison ?
Si Clara devait être déclarée coupable se posera la question de l’effectivité du testament de Suzanne. Me Olivier Janssens, un avocat spécialisé en successions explique que ce cas de figure est prévu par l’article 727 du code civil : « La personne condamnée pour meurtre ou complicité de meurtre sera considérée comme indigne de succéder à sa victime. Certes, une loi de 2013 relative à l’indignité et à ses conséquences consacre le principe que les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents. On pourrait être tenté de se référer à l’article 729 du code civil qui indique que la part de l’indigne bénéficie à ses descendants. Par exemple, si mon père tuait mon grand-père, je pourrais hériter de mon grand-père par substitution à mon père qui serait frappé d’indignité. Toutefois, dans le cas d’espèce, les descendants de Clara n’ont aucun lien de parenté avec la victime et cela fait toute la différence ; en cas de déclaration de culpabilité de l’accusée, ils ne pourront en aucune cas être les bénéficiaires du testament. La conséquence serait alors que la part de « l’indigne » accroitrait celle de l’autre légataire désigné par le testament, soit la petite cousine de la victime. Par contre, si Clara Maes est acquittée, elle percevra l’héritage amputé de 80% de droits de succession. »
Le cas échéant, explique Me Janssens, « une action au civil pourrait être menée pour tenter d’établir que l’auteure du testament n’aurait pas eu une suffisante lucidité pour être en état de le signer. » Cependant le testament a été fait en présence d’un notaire qui trouva Suzanne apte à le signer et, dans le dossier judiciaire, plusieurs témoins évoquent la bonne santé mentale de la victime.
L’âge de l’accusée dans cette affaire pourrait aussi faire débat. « Pour autant qu’on soit en bonne santé et lucide, il n’y a pas d’âge pour répondre de ses actes », tranche le professeur de droit pénal Denis Bosquet. Mais, en cas de condamnation est-il envisageable d’envoyer une personne de près de 90 ans en prison ? Depuis le Canada où elle vit, Monique Meunier (la fille de Marie Fisson), seule partie civile du procès qui approche, nous dit : « Je suis animée par un désir de justice. A moins d’avoir des aveux de culpabilité, je trouve que la tenue du procès a du sens. Vouloir que cette femme soit emprisonnée si elle était déclarée coupable relèverait plus de la vengeance. Ce n’est pas mon état d’esprit. Si un tribunal estime que Clara ne représente pas de danger pour ses cohabitants dans la maison de repos ou elle réside, qu’elle ne soit donc pas emprisonnée… »
L’image enregistrée par la caméra de surveillance lorsque Clara s’est rendue dans la boulangerie Warginaire. © Michel Bouffioux.
Ce texte a été initialement publié sur le site de Paris Match Belgique. Suivre ce lien