Un entretien publié le 19 mars 2020 par l'hebdomadaire Paris Match Belgique et le 20 mars 2020 sur le site Paris Match.be
La "coronavida" pourrait durer des mois, voire un an. Marius Gilbert, chercheur en épidémiologie de l'ULB, explique pourquoi notre mode de vie va être durablement impacté par l'épidémie de coronavirus.
L'espoir d'une disparition du virus SARS-Cov 2 avec l'arrivée du printemps, voire avec la chaleur de l'été, est purement spéculatif. Sauf ce scénario optimiste, il faudra attendre qu'une thérapie soit en mesure de limiter l'impact du virus sur les personnes les plus symptomatiques, voire la mise au point d'un vaccin. Avant cela, sans doute pendant plusieurs mois, voire un an, il sera nécessaire, à intervalle régulier, de contenir la propagation de la maladie dans la population par la limitation des contacts sociaux afin d'éviter de dépasser la capacité de prise en charge des cas les plus graves par les hôpitaux.
En d'autres termes, notre manière de vivre va être durablement impactée. Ce sont là les enseignements marquants d'un long entretien que nous a accordé le professeur Marius Gilbert, chercheur en épidémiologie à l'Université Libre de Bruxelles. Il faut prendre conscience qu'une nouvelle époque de la vie sociale commence ; la "coronavida" ou la cohabitation avec le SARS-Cov 2.. Cela implique pour tous du civisme et de la responsabilité afin de limiter autant que possible l'impact de l'épidémie. Le coronavirus rappelle aux hommes l'intérêt essentiel d'être solidaires.
Honnêtement, peut-on encore parler de "contrôle de la situation" en Belgique ? Ne sommes-nous pas plutôt engagés dans une course-poursuite dont le rythme nous est dicté par le virus ?
Marius Gilbert. Nous ne sommes plus en mesure de savoir combien de personnes sont effectivement touchées par ce virus en Belgique. En parallèle, le diagnostic dont nous disposons concerne les cas les plus sévères, ceux qui ont nécessité une hospitalisation. Cela a un impact inévitable sur la perception qu'on peut avoir de la situation. Pour autant, je ne dirais pas que celle-ci est hors de contrôle. Rappelons que la stratégie mise en place est d'éviter que les hôpitaux se trouvent saturés et, partant, n'aient plus la possibilité de traiter efficacement tous les patients infectés par le SARS-Cov 2, qui afflueraient trop nombreux en même temps. On fait donc un monitoring permanent de la situation et le seuil critique n'est pas atteint. Il faut avoir conscience d'une donnée qui permet d'apprécier l'utilité de la politique de limitation de contacts sociaux : on sait que si l'on ne prenait aucune mesure, nous serions confrontés à un doublement des cas tous les trois jours. Dans un tel scénario, les services de soins intensifs seraient très vite débordés et il n'y aurait pas assez de respirateurs pour tous les patients gravement malades. C'est cette évolution que l'on redoute et que l'on tente d'éviter par la politique actuelle d'endiguement du virus.
N'a-t-on pas sous-estimé la vitesse de propagation de l'épidémie ?
Peut-être, oui. On a fini par constater que la vitesse de diffusion du virus en Corée du Sud et en Europe est plus importante que celle que l'on a observée en Chine. On peut mettre cela en lien avec les mesures très rapides et très fortes qui ont été prises par les autorités chinoises pour limiter l'épidémie : dès qu'il y a eu 400 cas constatés, elles ont mis la ville de Wuhan en "lockdown". En Europe, on a agi autrement.
Une erreur ?
Je ne crois pas. L'efficacité des mesures de limitation des contacts sociaux dépend en grande partie du seuil de conviction qui existe dans la population. Pour que ces procédures collectives fonctionnent, il faut que les gens soient persuadés que les nouveaux comportements qu'on leur propose d'adopter sont proportionnés aux risques qu'on cherche à éviter. Si le gouvernement avait fermé les écoles, les cafés et les restaurants dès l'apparition du virus en Chine, voire dans les tout premiers jours de l'épidémie en Italie, à un moment où l'on ne déplorait que quelques cas en Belgique et alors qu'aucun pays voisin ne prenait de mesures analogues, il se serait vu exposé à un feu de critiques venant de toutes parts. Le manque d'adhésion sociale aurait sans doute limité l'efficacité des mesures. Dès lors, je ne pense pas que la sous-estimation dont on parle ici a eu une grande influence. Le timing des dispositions prises par le gouvernement a été le bon : l'annonce de la fermeture des écoles, le 12 mars, s'est faite de manière proportionnée, relativement aux risques réévalués en fonction du nombre d'hospitalisations et d'infections constatées.
« À ce stade, le pic de l'épidémie n'est absolument pas prévisible »
Les scientifiques sont-ils en mesure de prévoir le moment où cette épidémie atteindra son pic en Belgique ?
À ce stade, le pic de l'épidémie n'est absolument pas prévisible. Cela dépendra de l'adhésion de tous nos concitoyens, tant dans la sphère privée que professionnelle, aux mesures de sécurité recommandées par les autorités. Il est à espérer que, dans la mesure du possible, un maximum d'entreprises et d'administrations mettront en œuvre le télétravail de leurs collaborateurs.
Ne faudrait-il pas passer à des mesures de confinement strictes, comme en Italie ou en France ?
(Il réfléchit longuement). C'est une bonne question, mais je n'ai pas de réponse immédiate. Le « lockdown » complet aura des conséquences très importantes, qu'elles soient d'ordre social ou économique. Au regard des taux d'hospitalisation actuels, on a sans doute encore un peu de marge en Belgique pour reporter ces mesures que je qualifierais de « dernier recours ». On peut aussi espérer que les mesures déjà prises, comme la fermeture des écoles et des lieux de loisir, auront un impact significatif. En même temps, la réévaluation est permanente. Dans les deux, trois ou quatre jours (ndlr : interview réalisée le lundi 16 mars), il n'est pas exclu que des précautions supplémentaires doivent être envisagées au regard de nouvelles données (ndlr : ce qui a été le cas, le 17 mars). L'INSERM vient de publier un rapport qui propose une modélisation mathématique de l'impact des diverses mesures possibles pour lutter contre la propagation du virus. Il en ressort un enseignement qui devrait faire réfléchir : au moins 50 % des employés et fonctionnaires qui en ont la possibilité devraient faire du télétravail pour arriver aux résultats sanitaires escomptés. Ce type de constat pourrait pousser les décideurs politiques à être plus fermes sur la question du télétravail, en l'imposant dans toutes les configurations professionnelles où cela est possible. Une autre forme de « lockdown » partiel pourrait être de limiter les activités de production à ce qui est essentiel au fonctionnement du pays. Il y a donc encore un peu de latitude avant de devoir arriver aux mesures les plus radicales.
Qui meurt principalement du coronavirus ?
Les données sur les 800 premiers décès en Italie montrent bien que la répartition par classes d'âge est analogue à celle observée en Chine : ce sont les personnes âgées de plus de 65 ans qui risquent le plus de perdre de la vie à cause de ce virus. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de cas qui évoluent dramatiquement dans des classes d'âge plus jeunes. Tout le monde doit se sentir concerné. Il faut veiller à ne pas contracter le virus pour soi-même, mais aussi pour les autres, pour des personnes qui pourraient en souffrir plus que nous-mêmes.
« Si on ne faisait rien, de 60 à 80 % de la population pourrait être infectée ».
Peut-on prévoir le nombre de contaminés et de morts qu'il faudra déplorer dans le Royaume ?
C'est impossible à dire. Par contre, on sait ce qui se passerait si on ne faisait rien pour lutter contre l'épidémie : 60 % à 80 % de la population pourrait être infectée, les hôpitaux seraient dépassés, les soins deviendraient défaillants et le taux de mortalité lié au Covid-19 augmenterait de manière importante. Donc, on limite la contagion dans le but de ne pas se retrouver dans ce scénario-catastrophe. En effet, lorsqu'on prend bien en charge les gens fort symptomatiques, on a un taux de décès qui tourne autour de 0,5 % à 0,8 %. Mais, en cas de saturation des hôpitaux, si l'on doit faire un tri entre ceux qui auront et ceux qui n'auront pas de respirateur, cela montera à 4, 5, voire 7 %. On notera aussi que les patients sont hospitalisés pour une durée de deux à quatre semaines, ce qui complexifie encore un peu plus cet enjeu crucial de la capacité d'accueil des hôpitaux. Les malades occupent des lits et nécessitent l'utilisation d'équipements, alors même que les possibilités d'acquérir des équipements supplémentaires sont quasi nulles, vu que tous les pays du monde cherchent en ce moment à acheter des respirateurs.
Quels sont les scénarios envisageables à court terme ?
Vers le week-end prochain (NDLR : 21-22 mars), on pourra commencer à jauger le résultat des mesures décidées par le gouvernement fédéral (fermeture des écoles, cafés, etc.). Si le taux de contamination persiste à augmenter rapidement, il faudra renforcer les mesures pour éviter la situation de saturation des hôpitaux. Si cela se stabilise, on maintiendra le dispositif actuel. Enfin, en cas de diminution, on pourra déjà un peu relâcher ces mesures qui ont un impact social et économique important. C'est l'idée d'une casserole de lait que l'on maintient chaude le plus longtemps possible, tout en évitant qu'elle déborde. Il est possible que, par précaution, l'on n'attende pas le weekend pour prendre des mesures supplémentaires, car le temps ne joue pas en notre faveur.
Cette politique d'endiguement de la contagion pourrait durer longtemps ?
Oui, il faut se faire à cette idée. La courbe des contagions fluctuera en fonction du fait que l'on accentue ou diminue les mesures de précaution. Mais tant qu'il n'y aura pas de vaccin, le virus restera présent parmi nous et il faudra "gérer" le nombre de contaminations pour qu'il ne dépasse pas le seuil critique lié aux capacités d'accueil des hôpitaux.
Qu'en est-il d'une possible réaction immunitaire de la population ?
En théorie, celle-ci pourrait se développer dans un scénario où l'on n'interviendrait pas ou peu. Mais avec un coût inacceptable en termes de décès.
Ne peut-on pas espérer un fort recul, voire un effacement provisoire du virus SARS-Cov 2 avec le réchauffement des températures lié à l'arrivée du printemps ?
On peut l'espérer, mais aucun scientifique n'est actuellement en mesure d'annoncer que c'est bien ce qui va se passer. Il y a des cas de transmissions actives dans des pays chauds, par exemple en Égypte, où l'on mesure en ce moment des températures comparables à celles d'un été belge. Maintenant, par analogie avec le rhume qui est également la résultante des coronavirus, on peut constater qu'il y a moins de cas en été. Mais peut-être est-ce simplement lié au fait qu'on vit beaucoup plus dehors : le virus est toujours présent, mais sa transmission est moins importante. Sera-ce le cas avec le SARS-Cov 2 ? Il est hasardeux de se prononcer.
Un traitement efficace est-il en vue ?
Des laboratoires y travaillent dans le monde entier. Un traitement antiviral qui permettrait d'éviter les complications à la suite d'une infection changerait évidemment toute la donne du problème. Mais sans doute faudra-t-il attendre quelques mois.
Un vaccin ?
Pour un vaccin, il faudra attendre six mois en étant très optimiste, un an en étant optimiste. Ce n'est pas évident de mettre au point le vaccin : il faut qu'il combatte le virus, mais aussi qu'il n'ait pas d'effets secondaires néfastes. Cela demande beaucoup de travail de recherche.
« Je ne vois pas cette épidémie s'arrêter à moyen terme »
Si l'on vous suit, la période de limitation des contacts sociaux visant à contenir la propagation du virus pourrait donc durer quelques mois, voire un an ?
Le scénario d'une longue cohabitation avec le virus Sars-Cov2 doit être envisagé. Une période de quelques mois, voire d'un an ? Oui, c'est possible. Je ne vois pas cette épidémie s'arrêter à moyen terme, sauf si l'effet saisonnier que nous espérons tous a lieu. Et encore, cela ne serait pas nécessairement la fin de l'histoire : le virus pourrait recommencer à se propager à l'automne. Il faut sans doute considérer qu'un temps particulier a commencé. Un temps qui invite les hommes à œuvrer tous ensemble pour que ce virus avec lequel nous cohabiterons momentanément nous fasse le moins de mal possible. Un temps durant lequel nous devrons tous être extrêmement attentifs à respecter les mesures de prudence recommandées par les autorités. Et cela, jusqu'à l'heure du traitement qui banalisera cette infection, ou à l'heure du vaccin.
La notion de groupe à risque évolue-t-elle ? Selon une étude chinoise portant sur 1 099 patients, 41 % des cas graves avaient entre 15 et 49 ans et 31 % entre 50 et 64 ans. En Belgique, trois médecins quarantenaires sont actuellement en soins intensifs. Enfin, selon des données de Sciensano, l'institut scientifique de santé publique, ce sont les hommes entre 45 et 49 ans et les femmes de 40 à 44 ans qui sont les plus nombreux à avoir été testés positif ?
Ces données nous montrent que ce virus se propage dans toutes les classes d'âge, mais il n'en demeure pas moins que le virus se montre le plus dangereux pour les personnes les plus âgées, au-delà de 65 ans. Sur les 800 premiers décès en Italie, deux personnes seulement avaient moins de 50 ans. Ce qui n'empêche pas de constater par ailleurs qu'il y a eu beaucoup de personnes plus jeunes qui ont été infectées. Il y a parfois une confusion dans l'opinion à cet égard. Il faut donc marteler que le risque d'infection n'est en rien lié à l'âge. Or, toute personne infectée peut être un vecteur du virus. Ce sont les conséquences de l'infection qui diffèrent selon l'âge. En moyenne, ce sont les seniors qui sont le plus en danger.
Quand le porteur du virus est-il contaminant ?
Environ 24 heures avant qu'il développe les premiers symptômes de l'infection et principalement durant la période où ces symptômes se manifestent. Il y a donc une première phase pendant laquelle la personne concernée peut en contaminer d'autres sans se rendre compte de rien. Cette période de "contamination en toute bonne foi" pouvant être éventuellement plus longue encore quand les symptômes sont si minimes que la personne infectée ne se doute pas qu'elle l'est.
« Il ne faut plus minimiser les rhumes, la toux, les petits accès de fièvre »
Cela implique des modifications de comportement de tout un chacun ?
C'est tout à fait clair. Dans ce contexte épidémique, il ne faut plus minimiser les rhumes, la toux, les petits accès de fièvre. Et avoir le souci permanent de ne pas contaminer d'autres personnes en de telles circonstances en respectant les distances de sécurité, en utilisant des mouchoirs jetables, en s'isolant le temps nécessaire.
C'est en quelque sorte la "coronavida" qui commence. Une nouvelle manière d'entretenir les contacts sociaux, un nouveau mode de vie ?
Sans l'effet saisonnier dont nous avons parlé, c'est absolument cela. Il faudra s'adapter. On ne se débarrassera pas de ce virus en huit ou neuf semaines, comme certains responsables politiques l'ont communiqué. Certes, on peut espérer qu'un labo nous fasse un communiqué demain pour nous parler d'un nouveau traitement efficace qui permettrait d'abaisser le taux de décès à un niveau proche de la grippe saisonnière. Plusieurs équipes semblent avancer dans cette direction. Mais on ne peut fonder une politique sanitaire sur de l'incertitude. Il faut maintenir le cap en endiguant la progression du virus et cela représente un effort collectif et solidaire. Et si les récentes dispositions prises par le gouvernement ne devaient pas suffire, cela impliquera des mesures encore plus drastiques dans les jours à venir. Peut-être même une situation de confinement total, comme en Italie.
Est-ce à dire que le SARS-Cov 2 va faire une hécatombe ?
Non, car la prise de mesures de précaution vise justement à éviter une catastrophe. C'est pour cela qu'il faudra les respecter avec calme et civisme.
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