UNE DEMARCHE ESSENTIELLE POUR CES DEUX HOMMES DONT LA VIE A BASCULE LORS DE LA TRAGEDIE DE GHISLENGHIEN
– Entretien évoqué sur le plateau de « L’info confidentielle » (RTL-TVI), le dimanche 28 février 2010 et publié dans l’hebdomadaire « Paris Match » (Belgique) et le quotidien Het Laatste Nieuws, le 4 mars 2010 –
Inédite, inespérée pour l’un comme pour l’autre, étonnante, révélatrice, émouvante. En un mot, extraordinaire, cette rencontre à laquelle nous avons eu le privilège d’assister. David Da Palma est l’une des victimes emblématiques de la catastrophe industrielle de Ghislenghien. Kristof Dewaele a été jugé comme l’un des trois responsables du déclenchement de l’explosion meurtrière. Deux hommes dont le destin a basculé le 30 juillet 2004, deux hommes qui avaient beaucoup de choses à se dire et à s’apprendre. Deux hommes soulagés d’avoir construit un dialogue, une passerelle audessus d’un gouffre qui leur avait semblé être infranchissable (photos : Ronald Dersin)
Séquence diffusée sur RTL/TVI
Ils ont accepté cette proposition de rencontre sans discuter. Juste étaient-ils peut-être un peu surpris, mais tous les deux étaient partants. Et c’est David Da Palma qui est arrivé le premier, dans cette brasserie du centre de Tournai, Le Beffroi, où nous leur avions fixé rendez-vous. David (39 ans), dont le corps a été brûlé à 50 % le 30 juillet 2004. Cinquante jours de coma, des années de réhabilitation et de soins : un survivant. Et un combattant aussi, qui, depuis longtemps, avec son copain Silu Diatezwa, se démène pour porter la voix des victimes de Ghislenghien. Sur son visage sont inscrits les stigmates de sa souffrance physique. Des cicatrices indélébiles qui lui rappellent, souvent, dans le regard des autres surtout, le drame qui a changé sa vie. Mais ne sont-ce pas les blessures invisibles, celles du coeur et de l’esprit, qui font surtout persister la douleur ? Peut-être pas, à le voir sourire et parler en nous donnant une franche poignée de main. Peut-être pas.
Celui qui vient ensuite nous rejoindre est plus frêle. Il marche d’un pas hésitant. Timide. C’est Kristof Dewaele (34 ans, photo de gauche), l’une des deux seules personnes à avoir été condamnées à ce jour pour avoir eu une responsabilité dans le processus de déclenchement de la catastrophe de Ghislenghien. Triste privilège qu’il partage avec l’architecte Erwin Persoons, auquel le tribunal a reproché des manquements en termes de mesure de prévoyance et de sécurité. En juin 2004, Kristof était le chef de travaux de la société Tramo et c’est sous sa responsabilité que travaillait le conducteur du Bomag, un engin lourd dont la griffe avait endommagé la conduite de gaz.
C’était le 24 juin 2004, plus d’un mois avant l’explosion. Un jour qui n’avait rien eu de marquant pour Kristof, car il avait vite – trop vite et sans faire les fouilles nécessaires, selon le tribunal – décidé que l’incident causé par son grutier était anecdotique. Il avait donc ordonné la poursuite des travaux à son subalterne et, telle une bombe à retardement, la conduite avait explosé plus d’un mois plus tard. Alors qu’il était en vacances. Kristof mettra du temps à comprendre en quoi il avait pu être un rouage dans la machine infernale qui a conduit à l’horreur. Mais il l’admettra. Ce qui en a fait un personnage tout à fait singulier dans le procès de Ghislenghien, le seul parmi les quatorze prévenus ayant décidé de plaider coupable.
Sans doute est-ce ce qu’ils ont de commun dans leurs destins, peut-être est-ce la manifestation d’une impatience profonde et non-dite, mais il n’y pas le moindre round d’observation quand les deux hommes se rencontrent enfin. Poignée de main immédiate. Longue et intense. David qui prend déjà la parole alors qu’ils n’ont pas encore fini le mouvement de s’asseoir. Les voici maintenant face à face. Les yeux dans les yeux. Même pas le temps de commander à boire, la discussion est déjà lancée. Ce qui se passe apparaît tout de suite très important, essentiel même pour ces deux-là. Nous pensons brièvement à Pascal Vrebos qui nous a donné l’idée de tenter cette rencontre. A ce moment, nous le savons déjà, c’était plus que pertinent. C’est donc David qui parle d’abord. Nous sommes dans le fond de la brasserie où quelques tables nous ont été réservées et où vous nous rejoignez maintenant.
David Da Palma. En fait, c’est la première fois que je vous vois vraiment, M. Dewaele. Au moment du procès, vous en souvenez-vous ? nos regards ne se croisaient jamais. Mais quand il m’a été proposé de vous rencontrer, j’ai dit oui tout de suite, parce que j’ai apprécié votre démarche. Vous êtes le seul à avoir osé prendre une part de responsabilité, le seul à avoir assumé quelque erreur. Je voulais vous tirer ma révérence pour avoir eu ce courage et cet entretien m’en donne l’occasion. Au vu de ce qui s’est passé, de toutes les souffrances, les mots que j’utilise paraîtront trop fort à d’aucuns, mais c’est pourtant bien un sentiment d’admiration que j’éprouve à votre égard. Non pas, bien sûr, pour la faute que vous avez commise, mais pour l’honnêteté qui est la vôtre dans le désir de la réparer. J’ai cru comprendre que le jour où la griffe de cette machine avait endommagé la conduite, vous êtes bien allé voir ce qui s’est passé et que vous n’avez rien vu de particulier (NDLR : Dewaele acquiesce de la tête). Vous auriez dû davantage regarder, mais vous ne vous êtes pas rendu compte du danger. C’est une grave erreur, mais ce n’est pas la seule dans ce drame. Il y en a eu en amont et en aval, c’est une cascade d’erreurs et de causes dont il faudrait parler. Contrairement à d’autres qui se sont débinés, vous avez pris votre part, M. Dewaele. Vous avez couvert votre grutier. Je vous le dis franchement, je n’ai aucune rancune contre vous (NDLR : Nous observons à ce moment que Dewael est très ému, au bord des larmes). Par contre, j’en ai contre cette justice lente et froide…
Kristof Dewaele. Une justice mécanique et sans émotion, cela s’est fort ressenti lors du prononcé du jugement. Derrière les lois et les mots, songe-t-on encore qu’il y a des hommes ?
David. C’est exactement cela. Les victimes ne se sont pas senties reconnues par ce jugement.
Paris Match Belgique. M. Dewaele, qu’est-ce qui vous a poussé à plaider coupable lors du procès ? Rien ne vous y obligeait…
Kristof. Déjà pendant l’enquête de la police fédérale, je ne voyais d’autre solution que de dire toute la vérité. Pour moi, c’était une évidence. Dans un dossier qui a causé tellement de souffrances, comment pourrait-on en conscience travestir les faits ? Alors oui, j’ai admis avoir fait une erreur. J’ai admis n’avoir peut-être pas assez vérifié. Mais en temps réel, cette erreur, je n’en avais pas du tout conscience. On avait entendu un bruit, c’est vrai. Mais avec les informations dont je disposais, ce n’était guère inquiétant. Pour moi, dans les plans dont je disposais, la conduite de Fluxys était enfouie beaucoup plus bas. Je suis formel sur ce point. Théoriquement, il n’y avait aucune chance qu’elle ait été touchée. J’étais parti de ce chantier sans avoir un quelconque sentiment de faute, même pas celui d’avoir pris un risque. Le 30 juillet 2004, quand mon patron m’a appelé sur mon lieu de vacances pour m’avertir de l’explosion à Ghislenghien, il était déjà question d’une conduite qui avait été éventrée ou touchée par un engin. A ce moment, je n’ai même pas envisagé que cela pouvait être nous. Nous étions partis de là avec un sentiment de travail bien fait. La zone était terminée, complètement asphaltée. Je me suis d’ailleurs demandé si une autre société était passée derrière nous et avait fait de nouveaux trous, par exemple pour ajouter des tuyaux ou des câbles. C’est au fil de l’enquête que je comprendrai et admettrai que c’est la fraise de notre engin qui avait touché la conduite. Je suis alors entré dans une autre dynamique : j’ai commencé à me dire que si j’avais fais ceci ou cela, les choses se seraient peut-être passées autrement. J’ai donc admis que je portais une responsabilité. Toutefois, cela ne m’a pas empêché d’être surpris en constatant les manquements des autres prévenus. Et de l’être plus encore, en entendant le jugement où, des quatorze responsables accusés par le parquet, il ne restait que trois coupables.
Surpris ou choqué ?
Kristof. Choqué est un mot plus approprié, en effet. On a entendu pendant les procès des tas de considérations sur les manquements des autres prévenus, il y avait ceci ou cela qui n’était pas en ordre, ceci ou cela qui n’avait pas été fait. Ou trop vite, ou trop mal… Moi, j’en suis arrivé à la conclusion que tout le monde avait sa part de responsabilité dans ce grand drame et cette justice, qui me l’a démontré pendant l’enquête et le procès, a changé son fusil d’épaule au moment du jugement. C’était une grosse surprise pour moi, mais j’imagine que ce l’était encore plus pour les victimes. On ne reste que trois, l’architecte, Tramo et moi…C’est lourd, très lourd à porter. J’espère que, si les choses restent en l’état, les deux assurances concernées, celle de l’architecte et celle de mon ancien employeur Tramo, auront les reins assez solides pour indemniser les victimes.
Dans le fond, vos raisonnements rejoignent ceux de David…
David. On a bien vu le même procès, Kristof, je vous le confirme.
Kristof. Ils avaient dit qu’avec ce procès, on allait chercher toutes les responsabilités. Ce devait être exemplaire. Aujourd’hui, j’ai l’impression que le juge a pris une solution facile, c’est-à-dire qu’il a visé les gens qui étaient sur le chantier, ceux, qui chaque jour, doivent faire des choix, les personnes les plus exposées au risque d’erreur. Finalement, ceux qui sont plus haut, ces entreprises qui mettent la pression pour que tout aille plus vite, elles s’en sortent bien.
Cela vous soulage de parler de tout cela avec David ?
Kristof. Oui vraiment, cela me soulage. Pendant le procès, je n’ai pas parlé aux victimes parce que cela me faisait peur. Je ne savais quelle pourrait être leur réaction alors que je suis en partie responsable de ce qui est arrivé. Dès lors, vous n’imaginez pas le bien que cela me fait de m’entendre dire par M. Da Palma que je suis une personne honnête.
David. Des erreurs, tout le monde peut en commettre, M. Dewael. La vôtre a été épinglée alors qu’elle se situe dans un enchevêtrement de causes et manquements qui ont conduit au drame que l’on connaît. Vous êtes droit dans vos bottes, contrairement à d’autres prévenus, ces grosses sociétés avec leurs juristes de haut niveau. Je suis content d’être face à vous et je vous dis de ne pas trop vous en faire : dans l’esprit des victimes, vous n’êtes pas « le coupable de la tragédie de Ghislenghien ».
Ces paroles vous touchent ?
Kristof. Oui, elles me font du bien. Quand vous êtes pris dans une telle affaire, vous en arrivez à douter de tout, à commencer par douter de vous-même. Parfois, je me suis dit que tout était de ma faute. Que c’était à cause de moi qu’il y a eu 24 morts et 132 blessés. Mais le procès a bien montré que je n’étais pas le seul à avoir commis des erreurs.
Pour les victimes comme pour vous, il y a un avant et un après-Ghislenghien.
Kristof. C’est vrai, ces six dernières années ont été très difficiles à vivre sur le plan psychologique. Chaque fois qu’il est question de cette affaire à la télé, dans les journaux, sur
Internet, c’est l’angoisse qui réapparaît. C’est cette fraise qui a touché la conduite à laquelle je songe. Ce sont les questions qui reviennent. Comment aurais-je pu mieux réagir ?
Heureusement, ma famille est restée soudée et solidaire durant toutes ces années. Cela dit, j’ai des scrupules à m’épancher de cette manière, c’est juste parce que je réponds à votre question. Que sont mes états d’âme quand il y a eu tellement de morts et quand tellement de survivants, comme David, ont vu leur vie basculer du jour au lendemain ?
David. Les victimes souffrent au niveau physique, mental et financier.
Kristof. Moi, ce n’est qu’à un seul niveau.
Au point d’avoir changé de métier, paraît-il ?
Kristof. J’ai encore travaillé avec les mêmes engins et dans la même société pendant un an après le drame. Mais c’était devenu une torture. Je vivais avec cette obsession qu’il pouvait y avoir quelque chose dans le sol qu’on n’aurait pas pris en compte. Une conduite, des câbles… Dès qu’il y avait un bruit anormal, je commençais à avoir des sueurs froides. Le soir, quand je rentrais à la maison, je ne parvenais plus à ne pas angoisser. Sur le terrain, je faisais preuve d’excès de zèle en démultipliant les sondages. Avais-je tout bien vérifié ? Je n’étais jamais satisfait de la réponse. Ce n’était plus possible. J’ai donc renoncé aux travaux de terrassement et d’égouttage.
Que pensez-vous de la « suspension du prononcé » en ce qui vous concerne ?
Kristof. Je n’ai pas de critique à formuler sur ce point puisque c’est ce que mon avocat avait demandé.
David. Je pense que c’est juste. Kristof a fait un pas vers la justice et celle-ci lui donne une chance. C’est certainement « plus juste » que certains acquittements prononcés dans la même affaire. Je pense aux grosses sociétés concernées.
Kristof. Je partage l’étonnement de David quant à certains acquittements.
David. Les dindons de la farce se trouvent au bas de l’échelle.
Krisfof. Oui, les gens de terrain. Plus exposés aux risques d’accidents.
David et Kristof cette tragédie a-t-elle fait de vous d’autres hommes ?
David. J’ai recommencé une nouvelle vie. Une vie intégrant le regard des autres, acceptant mes pertes sur le plan physique. Chaque jour est un combat. J’étais un travailleur, je suis devenu un chômeur en partie invalide. Ce n’était pas vraiment mon plan de carrière, mais je suis parvenu tout de même, avec ma femme et mon gosse, à trouver un équilibre. Même si ma situation n’est pas enviable, je suis toujours là et cette victoire-là n’a pas de prix. En écoutant M. Dewael, j’ai compris que, lui aussi, cette tragédie le poursuivrait pendant toute sa vie.
Kristof. Oui, c’est vrai.
David. Nous avons des parcours différents et en même temps semblables. J’ai le sentiment que l’on se rejoint.
Kristof. Nous avons en effet des points communs et je suis très touché par cette rencontre, mais je ne veux pas me mettre au même niveau de souffrance que celui des victimes, ce serait un manque de pudeur de ma part. Toutefois, c’est vrai que nos vies ont basculé ce jour-là. Pour tous les deux, ce ne sera plus jamais pareil.
David. Nous sommes encore là, Kristof. Vingt-quatre autres n’ont pas eu cette chance. Il faut prendre conscience de ce privilège que nous avons de vivre.
Kristof. Mon objectif, quant tout cela sera terminé sur le plan judiciaire, sera d’essayer de revivre normalement. Je n’oublierai jamais. Peut-être arriverai-je à prendre le recul nécessaire.
C’est mon objectif car, comme vous le dites, David, nous avons la chance de vivre.
Pour conclure, nous leur demandons s’ils acceptent de poser pour une photo. A eux de choisir la pose. Spontanément, ils se tendent la main, regardent l’objectif de Ronald Dersin et la caméra de RTL-TVI. Un léger sourire traverse leur visage. Une émotion nous saisit.
LA TRAGEDIE EN CHIFFRES
24 morts, 132 blessés, des centaines de victimes indirectes au sein des familles touchées par la mort ou le handicap d’un mari, d’une épouse, d’un père, d’un frère ou d’une soeur. Cela s’est passé à Ghislenghien, le 30 juillet 2004. Et puis, six ans plus tard, un procès mammouth à Tournai. Quatorze prévenus, des dizaines d’avocats, déjuges, de journalistes, des centaines d’heures de débat, de plaidoiries, de réquisitoires. Pour arriver, ce 22 février 2010, à un jugement de 283 pages, à l’acquittement de 11 prévenus, à deux suspensions du prononcés (une simple déclaration de culpabilité sans peine) et à une amende de 165 000 euros sanctionnant une personne morale, la société Tramo. Fin du premier acte judiciaire. Toujours pas d’indemnités pour les victimes et/ou leurs ayants droit, sauf pour ceux et celles qui ont accepté la proposition « moins mais plus vite » consenties après plusieurs années par les assureurs. Et dans un an ou deux ans, on repassera les plats lors d’un procès en appel. Avec sans doute moins de victimes et moins de journalistes.
Apparemment, les tragédies se résument très facilement en quelques chiffres. Qui en disent long. Qui suffisent à expliquer le désarroi des gens qui ont été plongés dans cette horreur et qui attendaient une réparation. Leur colère et leur désespérance ne sera jamais apaisée par quelques données statistiques. Peut-être seul le temps fera-t-il son oeuvre. Il érode, il efface toujours. Au moins un peu. Et il paraîtra plus ou moins long, grâce ou à cause de la justice, qui n’a pas encore dit son dernier mot dans ce tragique dossier.