Une enquête évoquée sur le plateau de « L’Info Confidentielle Paris Match » le 13 février 2011 et un article publié par l’hebdomadaire « Paris Match Belgique », le 17 février 2011.
En 1976, le tribunal de première instance de Neufchâteau prenait connaissance de l’action en responsabilité de Gilbert François contre une compagnie d’assurances. Près de trente-cinq ans plus tard, les cours et tribunaux de ce pays n’ont pas encore dit leur dernier mot dans ce dossier kafkaïen et le plaignant est mort depuis longtemps. Ce sont ses enfants et sa femme qui poursuivent une interminable quête de justice, qu’ils ont racontée à Paris Match.
Christine François avait 10 ans quand cette affaire judiciaire a commencé. Claude et Marc, ses frères, avaient 11 et 13 ans. Aujourd’hui, ils ont respectivement 44, 45 et 47 ans. «Voilà bientôt trente-cinq ans que notre famille se bat pour obtenir justice, vous imaginez ! C’est presque la moitié d’une vie», dit Christine en nous accueillant sur le seuil de sa maison perdue au bout d’un petit chemin rural, dans les environs de Martelange. Claude, qui a été invité pour la cause, nous attend dans le salon aux côtés de sa mère. Discrète, Ginette laisse ses enfants raconter. Décrire la descente aux enfers de Gilbert. Son mari, leur père. Une chute vertigineuse qui n’a pas épargné ces victimes collatérales d’un naufrage psychologique provoqué par une erreur administrative. A l’entame de leur récit, pourtant, il y a des images de bonheur. Des images anciennes, jaunies par le temps.
«J’ai le souvenir d’une prime enfance heureuse», témoigne Claude. «Mon père était un homme hyperactif, plein de dynamisme. Très méticuleux aussi. Mécanicien, il avait un commerce florissant à Bastogne. On habitait dans la maison attenante à son garage, qui employait plusieurs personnes. Cette proximité permettait à papa d’être très investi dans son métier tout en étant disponible pour sa famille. La vie était belle, elle semblait facile. Même si papa avait connu des ennuis de santé.»
En 1969, en effet, Gilbert François est opéré d’un cancer de la thyroïde. Mais il est à peu près le seul à ne pas le savoir, car son entourage familial et son médecin traitant estiment alors qu’il est trop fragile psychologiquement pour encaisser ce diagnostic inquiétant. Christine s’en explique: «A cette époque, le mot « cancer » faisait encore plus peur qu’aujourd’hui. Des antécédents familiaux avaient traumatisé notre père. Notamment le décès de sa mère des suites d’un cancer du sein à lage de 49 ans. Tout le monde s’est dit qu’il se rétablirait plus facilement en ignorant la nature exacte de sa maladie. C’était un bon pronostic: il a subi une ablation de la thyroïde, d’un ganglion, et ensuite il s’est rapidement remis. »
Après cet intermède médical, la vie de famille et les affaires commerciales poursuivent leurs cours. Pendant plusieurs années. Jusqu’au 11 décembre 1975, date à laquelle, Gilbert François ouvre un courrier qui lui a été adressé erronément par sa compagnie d’assurances. «L’enveloppe contenait tout le dossier médical de mon père», explicite Christine. «Elle devait être adressée à son médecin traitant, qui était en rapport avec l’assureur parce que papa avait récemment demandé une augmentation du montant de son assurance-vie. Il a donc parcouru ces documents, pour en arriver à découvrir qu’il avait été atteint d’un cancer de la thyroïde. Cette révélation a eu l’effet d’une bombe. J’avais 9 ans mais je me souviens très bien de ce moment. C’est la première fois que j’entendais le mot « cancer ». Je ne comprenais rien. A le voir, je me suis dit que cela devait être grave. J’ai pensé qu’il allait mourir! Ma mère et mon grand-père n’ont pas été en mesure de me réconforter. Mon père paniquait, il était hors de lui, nous n’avons rien pu faire pour le calmer. Notre médecin traitant a dû venir lui injecter des calmants. Il est resté couché durant deux jours. »
Et malheureusement, il ne s’agira pas que d’un état de choc passager. «Mon père ne s’est jamais remis de cette révélation qui l’a fait plonger dans une dépression profonde, poursuit Claude. L’anxiété a complètement envahi son être. Il n’a plus jamais été le même après cela. Les médecins diagnostiqueront plus tard une cancérophobie obsédante. A la maison, il est devenu irascible, fermé. Consumé par ses angoisses. Idem au travail, et non sans conséquences, car son commerce a périclité. En très peu de temps, on s’est retrouvés endettés. En 1982, le garage de notre père fait l’objet d’une vente forcée. Le seul revenu dont nous disposions avait disparu. Notre maison familiale a été vendue. Tout s’était écroulé. »
C’est ici que commence l’incroyable volet judiciaire de cette affaire. Pour bien le comprendre, on notera trois éléments essentiels. Primo, l’influence néfaste de la «révélation» de 1975 sur la santé psychologique de Gilbert François a été établie de manière certaine par plusieurs médecins et experts. L’homme sera d’ailleurs reconnu invalide et en incapacité de travail définitive. Secundo : la compagnie d’assurances qui avait envoyé le dossier médical à la mauvaise adresse a toujours reconnu qu’elle avait commis une faute involontaire. Tertio: en 1976, Gilbert François aura de nouveaux problèmes de santé qui faisaient d’abord penser à une récidive de son cancer, alors qu’en fin de compte, il n’en était rien.
«Le préjudice pour notre famille a été immense», poursuit Christine François. «Mes parents ont logiquement décidé d’obtenir réparation de la faute commise par la compagnie d’assurances. Et donc, par citation du 17 novembre 1976, mon père et ma mère ont assigné cette dernière en responsabilité devant le tribunal de première instance de Neufchâteau.» A priori, l’affaire n’apparaît pas démesurément compliquée. La faute involontaire étant reconnue par son auteur, la procédure judiciaire devait se résumer à évaluer l’ampleur de dégâts occasionnés à la santé de Gilbert François. Et pourtant, près de trente-cinq ans après, l’affaire est toujours en cours. Comment est-ce possible ? Disons qu’aux lenteurs habituelles du système judiciaire se sont ajoutés des dysfonctionnements et des malchances.
Après l’introduction de l’affaire au tribunal de Neufchâteau, l’avocat de la compagnie d’assurances joue le jeu correctement en déposant ses conclusions dès le mois de mai 1977. Néanmoins, il faudra attendre plus de quatre ans pour que l’affaire soit fixée au rôle et jugée une première fois. En cause ? L’avocat qui défendait à l’époque les intérêts de la famille François: il ne déposera ses conclusions définitives qu’en janvier 1982. Christine commente, arrière: «Mon frère et moi, nous n’étions que des enfants, à l’époque. Et mes parents étaient en plein désarroi, peu capables de défendre leurs intérêts. Le temps mis à obtenir justice leur semblait long, mais ils mettaient cela sur le compte de la lenteur endémique du système judiciaire. Peu au fait de la procédure, ils n’auraient même pas pu songer un instant que c’était leur avocat qui tardait à remplir sa mission.» Conséquence : le premier jugement est prononcé le 22 décembre 1982 par le tribunal de première instance de Neufchâteau.
«Vu les circonstances, mes parents ne s’en tiraient encore pas trop mal en termes de délais. Par contre, ils ne pouvaient être d’accord avec la décision prise par les magistrats», reprend Marc. «Seul un dommage moral était pris en compte, alors que les conséquences matérielles de cette affaire avaient été évidemment catastrophiques. Le tribunal allouait 100 000 francs belges (2 500 euros) à mon père et rien à ma mère. Une peccadille alors qu’ils avaient tout perdu. Dès lors, ils ont interjeté appel.»
La requête d’appel est déposée le 8 mars 1983. Et là, c’est l’avocat désigné par la compagnie d’assurances, en prenant plus de quatre ans pour déposer ses conclusions définitives, qui ralentit la procédure. Ce dysfonctionnement s’ajoutant à la surcharge de travail des magistrats, qui ont trop d’affaires à connaître. Il faut attendre le 20 avril 1989 pour que la cour d’appel de Liège rende un premier arrêt. À ce moment, l’affaire est déjà en cours depuis plus de douze ans. «Et malheureusement, ce premier arrêt de la Cour d’appel ne tranchait pas l’affaire», témoigne Christine. «Bien au contraire, il mettait en route un processus qui allait tirer les choses en longueur pendant plusieurs années, en désignant un collège de médecins experts. Leur mission était de décrire l’état de santé de mon père avant la révélation de 1975, l’influence de cette dernière sur son invalidité et son incapacité de travail, en tenant compte aussi d’une éventuelle influence de la pseudo-récidive de 1976.»
Deux ans s’écoulent encore. Le collège d’experts remet son rapport le22 mars 1991. Et puis ?
Rien. Le temps recommence à passer, la santé de Gilbert François continue de se dégrader, tant sur le plan psychologique que physique. «Mon père a appris qu’il était atteint d’un cancer de la prostate. Il est décédé le 23 février 1995 sans que le dossier n’ait connu d’évolution sur le plan judiciaire», déplore Claude. «En avril 1996, nous, ses enfants et notre mère, avons fait une déclaration de reprise d’instance pour poursuivre la quête de justice de notre père. Pour nous, c’est une question de dignité. Un acte légitime aussi, parce que nous avons souffert de sa chute. »
Deux ans passent. Deux ans de plus. Le 29 avril 1998, enfin, la cour d’appel de Liège rend un second arrêt, accordant 12 500 euros à titre provisionnel à la famille François. Mais les magistrats demandent aussi aux experts de préciser la teneur de leur rapport, jugé insuffisant quant à I évaluation de l’influence de la pseudo-récidive de 1976 sur l’état psychologique de feu Gilbert François.
Quatre ans de silence. En cause, la maladie déclarée par l’un des experts et l’accès à l’éméritat d’un autre professeur qui faisait partie du collège. Et par conséquent, dans un troisième arrêt, le 18 juin 2002, la cour d’appel procède au remplacement des deux experts défaillants. Deux ans s’écoulent encore avant que le nouveau collège transmette son rapport, soit le 29 novembre 2004. Et trois ans de plus pour que la cour d’appel procède à sa lecture. Constatant, dans un arrêt du 10 décembre 2007, qu’il est insuffisamment argumenté. En effet, les médecins n’ont pas répondu à la mission qui leur a été confiée sur l’influence de la pseudo-récidive de 1976. Pire, relève la cour, leur travail comporte des incohérences. Conséquence: un tour de carrousel en plus, les magistrats estimant nécessaire de convoquer les experts pour tirer l’affaire au clair. La date de cette comparution est fixée au 19 mai 2008. Elle s’avérera inutile: un seul expert s’étant déplacé alors que c’est le collège qui a été convoqué, il sera impossible d’avancer dans l’évaluation du dommage subi par Gilbert François. Dans un cinquième arrêt, le 30 juin 2008, les magistrats invitent donc les experts à rédiger un ultime rapport complémentaire. Lequel sera enfin déposé le 5 février 2009.
« Nous sommes pour le moins interpellés par le rôle des experts, par leurs incohérences et leur lenteur », s’indigne Christine François. Impossible de la contredire. Et d’autant plus lorsqu’il apparaît in fine que la Cour d’appel va juger du dommage subi par Gilbert François en réfutant encore partiellement les estimations faites par ces experts. Ainsi, le 19 avril 2010, est rendu le sixième et dernier arrêt de la cour d’appel de Liège. Alors que, rappelons-le, l’affaire avait été introduite en justice le 17 novembre 1976.
Le dernier acte ? Loin s’en faut. Car l’arrêt de la cour d’appel lui-même est d’évidence frappé d’une contradiction qui ouvre la voie à un prochain recours en cassation pour la famille François. Dans l’arrêt de 2010, les magistrats considèrent en effet que la compagnie d’assurances ne doit réparer que les dommages qui résultent de la «révélation de 1975». Ils font le raisonnement suivant: Gilbert François avait un taux d incapacité physique total reconnu à 50 %. Une partie de ce handicap, à concurrence de 35 % selon la cour, était dû un état de fragilité psychologique de la victime antérieur à la «révélation de 1975». Dès lors, l’assureur doit indemniser uniquement à concurrence de 15 % du handicap supplémentaire qu’il a occasionné par sa faute involontaire.
D’une part, il apparaît que cette décision est en contradiction flagrante avec la jurisprudence constante de la cour de cassation, qui a établi le principe suivant: lorsque plusieurs circonstances dont une au moins est fautive ont concouru à causer un dommage, cela n’exclut pas pour l’auteur de la faute – ici l’assureur – de réparer l’intégralité du dommage. En l’espèce, il ne faudrait donc que la compagnie indemnise aussi les 35 % dus à l’état psychologique antérieur à la «révélation de 1975».
On pourrait objecter que la cour d’appel garde néanmoins une liberté d’appréciation souveraine lui permettant de s’écarter du principe de réparation intégrale. Sauf que, et c’est la cerise sur le gâteau dans cette «affaire François», la cour d’appel de Liège elle-même – dans ce même dossier, au moyen de son second arrêt du 29 avril 1998 – avait déjà décidé que les prédispositions pathologiques de Gilbert François n’excluaient pas la réparation intégrale de son état d’invalidité par la compagnie d’assurances! Dans son cinquième arrêt du 30 juin 2008, la cour elle-même le rappelait d’ailleurs en écrivant : «Revu l’arrêt rendu par la cour le 29 avril 1998, lequel tranche définitivement qu’il n’y a pas lieu à tenir compte de l’état pathologiques antérieur de Gilbert François comme cause de son dommage.»
Des arrêts parfaitement contradictoires rendus par le même tribunal dans la même affaire. Cela viole la règle de droit fondamentale de «l’autorité de la chose jugée» (l’arrêt de 1998 ayant force définitive et ne pouvant être remis en question comme cela a été fait par l’arrêt de 2010). Sans parler d’un autre moyen qui pourrait aussi être utilisé en cassation par la famille François pour «défaut de motivation».
Trente-cinq ans après l’introduction de l’affaire devant les tribunaux, la famille François en est là. La possibilité lui reste ouverte d’introduire un recours en cassation, car le jugement de 2010 ne lui a pas encore été signifié. Elle sait aussi que l’indemnisation qui lui a été accordée par la cour d’appel est fortement inférieure à ce qu’elle aurait obtenue si la règle de la réparation intégrale du préjudice avait été appliquée. Que faire après autant de temps de procédure ? Continuer ou arrêter ?
« On en a longuement discuté tous ensemble, ma mère, mes deux frères, Marc et Claude, et moi », répond Christine. «En tenant compte de nos frais d’avocats engagés sur toutes ces années et de la dette sociale de mon père qu’il a fallu rembourser à l’Etat, chacun d’entre nous devrait se contenter d’une indemnisation d’environ 10000 euros au bout de trente-cinq ans de procédure. C’est peu, très peu pour un dommage qui a anéanti la vie de mon père et celle de sa famille. Mais peu importe l’argent. C’est au niveau de la dignité et de la détermination que cela se passe. Nous voulons avoir droit à une décision conforme à la jurisprudence, une vraie reconnaissance de ce que nous avons eu à souffrir. Et donc oui, nous irons en cassation, et s’il le faut, plus tard, devant la Cour européenne des droits de l’homme. »
L’examen du recours qui sera prochainement déposé devant la cour de cassation prendra environ deux ans. Si l’arrêt de la cour d’appel de Liège devait être cassé, deux ans de plus au minimum s’écouleront encore avant qu’une cour d’appel d’une autre juridiction puisse juger le dossier. Dans un tel scénario, au bout de quarante ans, toutes les voies offertes par la justice belge pourraient avoir été explorées par ces justiciables dont on peut que comprendre l’exaspération et la fatigue. A moins que cette difficile route qu’ils ont dû emprunter vers quelque chose qui ressemble à de la justice ne soit encore ralentie par l’un ou l’autre nid-de-poule.
Complément à l’enquête publiée dans Paris Match
Cela ne devrait plus arriver…
Avocat et professeur de droit judiciaire à l’Université Libre de Bruxelles, Hakim Boularbah explique à Paris Match qu’ «une procédure civile qui s’étale sur plus de trente ans, c’est tout de même assez exceptionnel. Le délais moyen, entre l’introduction d’une affaire devant le tribunal de 1ère instance et un éventuel arrêt définitif par une cour d’appel est plutôt de six et sept ans. En tous cas, à Bruxelles mais ce ne doit être fort différent dans les autres juridiction». Nous n’avons évidemment pas demandé à ce juriste de commenter le fond de l’affaire François mais que peut-il dire par exemple du rôle des avocats qui ont ralenti le traitement de ce dossier? «Le justiciable qui recours au service d’un avocat ne doit pas oublier que c’est lui le client et qu’à ce titre, il a le droit légitime de demander des comptes sur l’avancement de son dossier», répond-il. Et ce contrôle est plus aisé depuis 2007 car, explique encore le professeur, «le législateur a introduit un calendrier dans la procédure. Le juge fixe différentes dates auxquelles les avocats et les experts qui interviennent dans le dossier doivent avoir respectivement déposer leurs conclusions et leur rapports. Il est donc loisible pour les parties de demander à leurs conseils de précisément les informer des différentes dates du procès. Si un avocat ne respecte pas le calendrier, cela sera dommageable pour son client mais dans le même temps, ce n’est pas du tout son intérêt car sa responsabilité professionnelle et civile sera alors clairement engagé avec des possibilité de condamnation à la clé. Quant aux experts défaillants, il est prévu qu’ils puissent être sermonnés par le juge et le cas échéant qu’ils soient déchargés de leur mission avant d’être éventuellement condamné à payer des dommages et intérêts. » Ces outils de contrôle des délais judiciaires sont certainement bien pensés de manière théorique mais ils ne sont pas totalement efficients en raison d’autre maladies de notre système judiciaire : la surcharge des cours et tribunaux, leur désorganisation parfois et le manque d’effectifs dans la magistrature…. Toutefois, une affaire aussi longue que le dossier que nous avons évoqué cette semaine dans Paris Match, cela ne devrait plus arriver…
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