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27 Octobre 2011
Un entretien publié dans l'hebdomadaire "Paris Match Belgique", le 27 octobre 2011. Il s'agissait d'une édition spéciale de Paris Match Belgique en référence aux dix ans de présence cet hebdomadaire dans les librairies belges.
En 2001, la dérégulation à tous crin de la nouvelle économie mondialisée était le leitmotiv de tous les gourous de la finance et de leurs suiveurs politiques et institutionnels. Dix ans plus tard, sur fond de crise financière, économique et sociale, l’apathie des régulateurs est montrée du doigt et, un peu partout dans le monde, les gouvernements sont interpellés par la rue, pour qu’ils reprennent le contrôle d’une planète finance gangrénée par des pratiques opaques et destructrices pour l’économie réelle. Correspondant du quotidien Le Monde à Londres, Marc ROCHE est l’une des voix de plus en plus nombreuses à s’inquiéter des dangers du « capitalisme hors-la-loi ».
Vous habitez non loin de Kensington Palace Gardens à Londres, tout près de ce qu’on appelle « l’allée des milliardaires »...
Marc Roche. Mes livres se vendent bien, mais ne faites pas de déductions hâtives ! En fait, je réside dans une petite rue tout à fait banale, mais c’est vrai, pas loin de chez moi, il y a cet oasis où se côtoient des célébrités et des gens immensément riches. Ils résident tous là pour des raisons fiscales. Il y a Abramovitch, Beresovsky, Mittal. Bien
d’autres encore...
Ne parlons que de Lakshmi Mittal. Cet industriel fait l’actualité en Belgique depuis qu’il a décidé de fermer la phase à chaud d’Arcelor. Les travailleurs de cette entreprise sont pourtant très performants, motivés et compétents. Votre « voisin » ne serait-il pas un bel exemple de l’univers économique impitoyable dans lequel nous vivons ?
Oui, c’est certainement un bon représentant du capitalisme d’aujourd’hui. Un univers très dur où la priorité des priorités est la rentabilité des entreprises dans une perspective de création de valeur pour les actionnaires. Un système basé sur la mondialisation qui implique que les travailleurs, mis sans cesse en concurrence, sont devenus flexibles au point de n’avoir plus voix au chapitre. Lakshmi Mittal est donc de ceux qui s’enrichissent dans ce contexte. De ceux aussi qui maximalisent leurs profits, autre règle d’or de l’époque, au travers de mécanismes d’ingénierie fiscale. Bénéficiant d’un statut de résident non domicilié, mon voisin habite une magnifique demeure de style victorien, tout près de propriétés de la famille royale à Londres... et il paie des impôts parfaitement dérisoires, je dirais même ridicules, par rapport à l’énormité de son patrimoine. Cela dit, cet homme est un industriel. Sa gouvernance peut être critiquée mais il crée des biens tangibles, ce qui implique qu’il lui arrive aussi de créer de l’emploi. Pas mal de ses voisins de Kensington ne pourraient le prétendre. Ce sont d’autres représentants du capitalisme d’aujourd’hui : des rentiers, des oligarques pas toujours très fréquentables, qui ne produisent rien et vivent de la spéculation dans ce monde qui s’est transformé en un énorme casino où les traders peuvent miser sur tout.
La banque d’affaire américaine Goldman Sachs (GS) est aussi dans l’actualité. Cet acteur important d’un monde de la finance dérégulé et devenu difficilement contrôlable vient d’annoncer une perte nette de 428 millions de dollars et un chiffre d’affaires en baisse de 60 %. La crise ne fait-elle que commencer, n’en sommesnous qu’à l’avis de tempête ?
Il ne faut pas confondre la crise financière et la crise de la dette souveraine avec les difficultés des banques d’affaires. Si GS est en perte pour la deuxième fois seulement de son histoire, c’est en raison de l’état des marchés et de la récession aux Etats-Unis et en Europe. Ce qui n’empêche pas de constater aussi que cette institution symbolise tout ce qui ne va pas dans le capitalisme d’aujourd’hui : les conflits d’intérêts, le sentiment d’impunité des banquiers qui ont des comportements tels qu’ils contribuent à la création de risques systémiques, les bonus mirobolants, l’absence de contrôle ou, à tout le moins, la faiblesse consternante des régulateurs. Parmi d’autres choses, GS est accusé au Royaume-Uni d’avoir organisé de l’évasion fiscale. C’est aussi un grand spéculateur sur les matières premières, activité qui provoque des désastres dans certaines régions du monde en accentuant les mouvements des cours. Autre fait d’armes remarquable, c’est GS qui a aidé la Grèce à maquiller ses comptes, par des techniques dites de hors-bilan, afin qu’elle puisse entrer dans la zone euro.
Un maquillage qui, in fine, n’a pas été sans conséquences pour la plupart de citoyens grecs, qui sont aujourd’hui au seuil de la pauvreté…
Et qui n’a pas été sans conséquences non plus pour la collaboratrice de la banque d’affaires américaine, Addy Loudiadis, qui a piloté le « maquillage » des comptes grecs ! Cette dame a été nommée par la suite directrice générale de la compagnie d’assurances de GS. Ce qui témoigne d’un sentiment d’impunité assez caractéristique dans le monde de la haute finance. Grâce à son carnet d’adresses politique dans tous les pays et en étant à la tête du lobby bancaire, GS arrive à émasculer les tentatives de régulation dignes de ce nom.
Vous dites que cette banque d’affaires, comme d’autres, paie les conséquences de la récession. Mais n’est-ce pas l’inverse ? Si l’économie est dans cet état, n’est-ce pas à cause de ce genre d’opérateurs ?
A l’origine de la crise de 2008, il y a une décision politique aux USA de favoriser l’achat d’immobilier par des ménages modestes ne disposant pas de moyens suffisants de devenir propriétaire. A partir de là, c’est vrai que les milieux financiers se sont comportés de manière innommable, en créant les subprimes, en étant guidés par la cupidité. Ensuite, il y a eu un retournement de situation et les banques ont été sauvées par les Etats.
Les banques d’affaires ont donc bien une responsabilité écrasante ?
Leur âpreté au gain, leur non-respect des règles et leur sentiment d’impunité ont été les plus gros facteurs de crise, mais ces opérateurs ne sont pas les seuls responsables du krach de 2008. Il y a aussi les gouvernements, les régulateurs, les agences de notation... Ce sont encore les grandes banques d’affaires qui ont joué un rôle essentiel dans la crise actuelle de l’euro en achetant de la dette grecque les yeux fermés. Ces institutions perdent sur toute la ligne en ce moment. Elles vivent de fusions-acquisitions et d’introductions en bourse et il n’y en a presque plus. Elles vivent aussi de trading mais, désormais, les banques aux Etats-Unis ne peuvent plus faire d’opérations sur fonds propres, ce qui tarit une importante source de profit. A côté de cela, les marchés obligataires sont en crise puisque les collectivités, les Etats sont de plus en plus mal cotés. Le seul secteur où ces banques d’affaires font encore un peu d’argent, c’est dans la gestion de fortunes et de portefeuilles d’investisseurs institutionnels. Mais, là, on arrive vite dans une zone grise.
Le capitalisme de l’ombre que vous décrivez dans votre dernier livre ?
En effet, des pratiques d’ingénierie fiscale qui impliquent notamment le recours à des montages juridiques et financiers complexes, des paradis fiscaux, des sociétés offshore...
En décembre 2001 éclatait le scandale Enron, la faillite la plus spectaculaire de l’histoire des Etats-Unis. Le plus gros courtier en énergie du monde s’écroulait tel un colosse aux pieds
d’argile. En matière de « capitalisme de l’ombre », on aurait pu tirer bien des enseignements de cette affaire ?
Tout à fait, ce scandale était précurseur de la crise de 2008 et du scandale que l’on connaît aujourd’hui. Tout était déjà là.
Mais encore ?
Il y avait déjà et il y a encore un conflit d’intérêts entre finance et politique. Enron était proche des républicains américains, comme il est apparu en 2008 que les banques étaient très proches de certains politiciens. Encore aujourd’hui, des politiciens sont très impliqués dans le monde bancaire. Tony Blair travaille pour JP Morgan, Peter Mandelson pour Lazard, Dehaene était chez Dexia, Prodi chez Goldman Sachs, Schroeder est dans la nébuleuse financière de Gazprom. Et ainsi de suite. Le conflit d’intérêts est évident. Mais les politiciens, surtout ceux de gauche qui ont déréglementé la finance, sont fascinés par l’argent. Blair, Mandelson, Clinton, DSK, Prodi... Toujours le même
profil : ils quittent la gestion de la cité et puis ils s’enrichissent.
En 2001 déjà, les agences de notation n’avaient été guère brillantes...
Exact. Même après l’apparition au grand jour des difficultés, encore après les licenciements et les poursuites engagée par la justice, elles ont maintenu la notation d’Enron. Elles n’ont pas joué leur rôle et le régulateur non plus. Il est apparu totalement démuni face au pouvoir d’Enron qui avait gangréné tout le monde politique américain… On en revient à ce constat qui est présent dans toutes les crises depuis 2001, celui de l’impunité : aucun banquier n’a été inquiété, jugé, condamné même dans les cas de fraudes graves découverts dans l’affaire des subprimes en 2008. Cela tient d’une part à la complexité des affaires mais aussi à un manque de volonté politique. Trop imbriqués dans la finance, des politiciens n’ont pas envie que leurs liens soient mis à jour lors de ces procès.
En résumé, la crise que nous vivons n’a rien à voir avec la fatalité ?
Non, rien. Des causes fondamentales n’ont pas été affrontées, que ce soit en 2001, en 2008 ou encore aujourd’hui : l’impunité, le manque de pouvoir et de moyens des régulateurs, l’absence de réforme des agences de notation, les conflits d’intérêts des politiciens mais aussi des hauts fonctionnaires nationaux et internationaux, et le poids du lobby financier, qui est écrasant.
Ces constats nous conduisent où ?
A Mario Dragi, l’ancien vice-président pour l’Europe de Goldman Sachs International, basée à Londres, qui devient président de la Banque centrale européenne (BCE). Voilà un homme qui symbolise tous les conflits d’intérêts et une nomination qui démontre bien qu’on n’a rien appris. On est vraiment sorti des clous. Pour y revenir, il faudrait une véritable régulation à l’échelle européenne.
Et, pour cela, il faut une volonté politique ?
Elle est très balbutiante.
Nous vivons la plus grave crise depuis 1929 ?
Sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, il pourrait enfin y avoir un sursaut européen. Les opinions dans toute l’Europe sont excédées par les banquiers et cela a d’évidence une influence sur la force de la réaction politique. Vous aurez remarqué que lors des primaires socialistes en France, tous les candidats se sont mis à taper sur les banques.
Quelle première mesure de régulation faudrait-il prendre ? Séparer les activités d’affaires et de dépôts ?
Absolument. Les banques sont devenues des mastodontes. Elles n’ont jamais été aussi puissantes, même si elles sont sous-capitalisées. Il faut en effet séparer les opérations spéculatives des opérations de détail, qui sont essentielles pour relancer la croissance, financer les PME et aider les Etats.
Encore faudrait-il que les institutions et organisations internationales (BERD, BCE...) montrent l’exemple. Dans votre livre, vous dénoncez le fait qu’elles-mêmes participent à des montages dans des pays offshore !
Et je cite l’exemple de la BERD, mais vous pourriez avoir la même chose avec le FMI, la BCE, la BEI ! Ces institutions ont des avoirs, et des directeurs financiers qui utilisent les mêmes techniques que tous les directeurs financiers au monde. Ils maximalisent les profits et, pour cela, ils utilisent les paradis fiscaux. Ainsi donc, la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement), dans le cadre de joint ventures avec des associés russes, utilise les îles Caïman.
Les paradis fiscaux fonctionnent encore très bien, malgré toutes les grandes déclarations sur le sujet ?
Certainement, car ils rabattent des fonds pour les grandes places financières, sans d’ailleurs être toujours très regardants sur les origines de l’argent. Ce n’est pas qu’il s’agisse de fonds mafieux – sauf peut-être en Asie et en Russie. Il est plutôt question de fonds gris, provenant de l’évasion fiscale ou de la maximisation des profits par des multinationales. Les places financières ont besoin de ces investissements. Et donc chaque pays a son paradis fiscal qui lui permet de faire des choses qui sont un peu à l’écart de la morale. Ainsi, les grands donneurs de leçons que sont les Etats-Unis ont le Delaware, où sont immatriculées toutes les compagnies américaines qui veulent payer moins d’impôts et se soustraire aux impératifs de sécurité. Le Royaume- Uni a les îles Anglo-Normandes, les îles Vierges britanniques et les îles Caïman. La France a Andorre, l’Italie a Monaco, la Belgique a le Luxembourg, la Chine a Hong Kong, l’Inde a l’île Maurice, les Australiens ont des îles dans le Pacifique. On ne peut donc pas s’attendre à de grandes avancées en la matière.
Parce que les Etats ne s’en sortiraient plus sans cet argent gris ?
Les Etats en ont besoin. La morale n’en a pas besoin.
Craignez-vous que la crise grecque ait un effet domino ?
La Grèce est un petit pays avec un système bancaire peu développé, pas trop lié au système bancaire global. Cela ne présente pas vraiment de risque systématique. Ce qui n’empêche que, par solidarité, il faut aider les Grecs... qui eux mêmes ont des efforts à faire pour mettre en place un système fiscal digne de ce nom, pour travailler plus et pour faire des privatisations.
Mais on parle aussi des difficultés de l’Italie…
De l’Italie, de l’Espagne, du Portugal, de la France, de la Belgique... S’il devait y avoir des problèmes de l’ampleur grecque dans ces pays-là, ce serait bien plus grave en termes de risque systémique. Ce constat implique malheureusement des politiques de rigueur dans ces pays menacés. On a vécu sur la dette trop longtemps et maintenant, l’addition est là. Des politiques de rigueur, cela veut dire de l’austérité mais aussi une augmentation de la fiscalité pour les contribuables les plus riches. Il faut que le fardeau de la crise soit partagé. C’est une question morale.
En Belgique, la plupart des négociateurs de la prochaine majorité se sont déjà prononcés contre l’impôt sur les grandes fortunes…
C’est bien dommage, parce que cela rapporte.
Ils disent que les grosses fortunes vont partir…
Mais non ! Pour aller où ? C’est le chantage habituel. Il est tellement évident que les riches doivent payer des impôts plus importants. Dans le cas contraire, il va y avoir une révolte des classes moyennes, ce n’est pas plus compliqué que cela.
C’est l’un des grands changements de ces dix dernières années : ce sentiment de révolte n’était pas aussi répandu en 2001...
Il y avait de la croissance, de l’essor économique. Un optimisme ambiant. Tout le monde y croyait. On créait de l’emploi et on allait continuer à le faire. Les pays émergents ne nous faisaient pas encore une concurrence énorme. L’UE lançait l’euro. C’était juste l’inverse du pessimisme généralisé d’aujourd’hui : euro en crise, austérité, chômage, inflation. Deux époques à l’inverse l’une de l’autre.
Pour ceux qui vont entrer dans la vie active dans les dix prochaines années, le gâteau à partager sera plus petit ?
Il y a dix ans, tout le monde voulait être dans la finance, mais ce pool de recrutement s’est écroulé. L’industrie n’a pas encore fait la mue nécessaire pour redevenir l’élément moteur qu’elle avait été entre 1945 et 1980. L’agriculture crée peu d’emploi. L’espoir, c’est la reconversion dans les énergies propres et dans la haute technologie. Cela nécessite une main - d’oeuvre très qualifiée. Reste à savoir ce que l’on va faire de la main-d’oeuvre qui ne l’est pas.
Et cela fait beaucoup de personnes...
Oui, et c’est là que réside un vrai danger pour les démocraties. Ce qu’on appelle le sentiment d’aliénation des petits Blancs. Ce corps social complètement déstructuré, victime de la pauvreté, dans lequel des gens se retrouvent souvent dépassés par les immigrants. Que ce soit en termes de résultats scolaires ou de recherche d’emploi. On le voit à Londres. Les petits Blancs mais aussi les Antillais perdent du terrain par rapport aux Polonais, aux Roumains, aux Afghans, aux Chinois et aux Indo-Pakistanais. Ces derniers en veulent! Et donc, ils poussent leurs enfants dans les études pour qu’ils deviennent col blanc. On voit cela dans tous les pays européens.
Les Etats s’appauvrissent. Cela veut dire de moins en moins de moyens pour des politiques de relance. L’avenir n’est guère rassurant…
Il y aura une génération sacrifiée : les jeunes qui ont 20 ans aujourd’hui. Quand on aura apuré les comptes des années folles, des années 2000, la reprise économique fera que la génération suivante s’en sortira. C’est la même génération sacrifiée que celle de l’entre-deux-guerres. Outre l’effondrement de pans entiers de l’économie, la grande dépression de 1929 a aussi entraîné le sacrifice de toute une génération.
Et cela s’est mal terminé sur le plan politique !
Actuellement, politiquement, cela ne se passe pas très bien non plus. Dans tous les pays, les gouvernements sont contestés. Au Royaume-Uni, il y a même eu des émeutes liées à l’austérité budgétaire. Il y a des tas de mouvements de ras-le-bol, des indignés aux populistes. Les années qui viennent seront difficiles. Ça va tanguer…
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