
Entretien publié dans l’hebdomadaire « Ciné-Télé Revue », le 1er septembre 2005
En Belgique, officiellement, l’école est gratuite. En réalité, tous les parents savent que c’est loin d’être le cas. A tel point que, selon une récente enquête de la Ligue des Familles, un ménage sur trois éprouve des difficultés à payer les frais scolaires! Principale victimes : les familles fragilisées qu’elles soient monoparentales ou touchées par le chômage. Professeur de sciences dans le secondaire à Nivelles et membre fondateur de l’APED (Appel pour une école démocratique) *, Nico Hirtt accuse : « Non seulement l’école belge est chère pour les parents mais en plus, elle entretient les inégalités sociales. On peut même dire que dans le secteur de l’enseignement, nous sommes les champions du monde de la discrimination sociale!»
– Selon l’Institut national de statistiques, les ménages belges dépensent 230 euros par an pour les frais de scolarité. Mais il s’agit d’une moyenne : pour les familles qui comptent plusieurs enfants, la note est beaucoup plus salée. Ne s’agit-il pas d’une situation choquante alors qu’en Belgique l’enseignement est réputé être gratuit ?
– Bien sûr que c’est choquant! Mais de toute évidence, cela ne l’est que pour les parents d’élèves qui ont du mal à assumer ce coût scolaire. En d’autres termes, je ne vois guère de mobilisation des états-majors de partis politiques ou du parlement sur cette question. La gratuité de l’enseignement est pourtant un droit fondamental dans une démocratie.
– Il y a tout de même une proposition du CDH. Pour aider les parents à surmonter les frais de rentrée scolaire, ce parti propose de créer une allocation spécifique (100 euros, pour le primaire, 150 pour le secondaire, 200 pour le supérieur…). Mais la majorité rechigne car cela nécessiterait un investissement global de 213 millions d’euros par an…
– Ca c’est typiquement le genre de proposition destinée à attirer de l’électorat! Le monde politique ferait mieux de donner les moyens aux institutions scolaires d’assurer un enseignement réellement gratuit. Non seulement, une telle mesure serait un leurre – on vous donnerait d’une main ce que l’on vous prend de l’autre- mais en plus ce serait un beau gaspillage : si un budget devait être disponible pour une telle allocation qu’il soit plutôt destiné aux écoles. Cela permettrait des économies d’échelle. Avec 213 millions d’euros, les écoles pourraient acheter deux fois plus de matériel et de manuels scolaires que ce que pourraient faire les parents à titre individuel… A vrai dire, le vrai débat est toujours celui du refinancement de l’enseignement et à cet égard, il faut tout de même rappeler certains chiffres. En 1980, notre pays consacrait 7% de son produit intérieur brut à l’éducation. Aujourd’hui, nous sommes tombés à 5%. La différence se chiffre en centaines de milliards de francs. Ayant du mal à joindre les deux bouts, les établissements scolaires en sont donc réduits à faire plus souvent appel à la bourse des parents.
– Non seulement l’école coûte cher aux parents, mais en plus elle ne semble guère performante. Différentes études internationales ont montré que, comparativement à beaucoup d’autres pays du monde, les enfants belges, et plus particulièrement ceux de la communauté française, ont de piètres résultats en lecture, en mathématique et en science ?
– Les médias insistent beaucoup sur ces comparaisons internationales. Elles témoignent certainement d’une réalité : dans tous les tests, les élèves de la communauté française de Belgique ont de mauvais résultats. Toutefois, il faut nuancer certains constats. Ainsi, la dernière enquête PISA réalisée sur des enfants de 15 ans au sein de l’OCDE pêche par quelques insuffisances : les programmes scolaires ne sont pas les mêmes dans tous les pays étudiés et donc des enfants ont parfois été interrogés sur des connaissances qui ne leur avaient pas encore été enseignées. De plus, les tests n’ont pas toujours été réalisés dans les mêmes conditions. Dans certains pays, des enfants ont disposé de plusieurs heures pour répondre aux questions qui leur été posées. Dans d’autres, cela a été fait à la va-vite… Cela dit, les chiffres sont très parlants si on examine les résultats des élèves d’un même pays ou d’une même communauté.
– Et cela donne quoi pour la Belgique ?
– Notre pays se caractérise par une grande variabilité des résultats : les écarts entre les adolescents testés aux quatre coins de la Belgique sont très importants. Et quand on pousse l’étude un peu plus loin, on constate que c’est l’origine sociale des élèves qui s’avère prépondérante; La profession et le niveau d’études des parents, ainsi que divers indices de richesse matérielle (liés au logement par exemple) ou de capital culturel (possession de livres, abonnements à des journaux, etc.) influencent nettement les résultats. En résumé, plus les élèves sont d’origine modeste, plus leurs scores sont mauvais. Une tendance nettement plus marquée en Belgique qu’ailleurs sur le continent.
– Mais ne serait-ce pourtant l’une des vocations premières de l’enseignement de corriger les inégalités sociales en donnant à tous les enfants une égalité des chances ?
– En matière d’enseignement en Belgique, le discours sur l’égalité des chances n’est… qu’un discours. Comme vous le savez, la communauté française détient un record mondial en matière de redoublement dans le secondaire. Près de cinquante % des élèves âgés de 15 ans ont au moins doublé à une reprise. Et encore une fois, on observe que ce retard scolaire est fortement lié à l’origine sociale. A 15 ans, dans la couche la plus pauvre de la population, on relève (ndlr : chiffres de la dernière enquête Pisa) un taux de 65% de retard scolaire. Si l’on compare avec les élèves issus de la classe la plus riche, ce taux n’est plus que 18%. Le même phénomène existe aussi en matière d’orientation. Plus un élève est d’origine sociale modeste, plus il risque d’être écarté de l’enseignement général vers une filière technique ou professionnelle. A 15 ans, chez les moins favorisés, 89% des enfants ont quitté l’enseignement général. Si l’on compare avec les enfants socialement «biens nés», ce taux tombe à 17%.
– En résumé, le système éducatif belge a tendance à produire des cadres avec des fils de cadre et des chômeurs ou des ouvriers avec des fils de chômeurs et des fils d’ouvriers…
– Malheureusement, ce n’est pas une caricature de présenter les choses comme cela. La Belgique occupe une triste place de champion mondial de la discrimination sociale à l’école, aux côtés de l’Allemagne.
– Selon vous, quelles réformes importantes seraient nécessaires ?
– C’est un tabou en Belgique mais il faudrait oser toucher à la liberté du choix de l’école. De manière à ce qu’il n’y ait plus d’écoles poubelles, véritables terroirs de redoublements, et d’autres qui accueillent une population plus favorisée pour un enseignement de plus haut niveau. L’idée est d’arriver à des classes plus hétérogènes sur le plan social. Il faudrait aussi des programmes scolaires beaucoup plus précis et contraignants. Afin que d’une école à l’autre, le contenu des cours soit réellement équivalent. Enfin, il faudrait cesser de « trier » les élèves dès l’âge de 12-13 ans… Il devrait y avoir un tronc commun dans l’enseignement général, au moins jusqu’à 14 ans, voire même jusqu’à 16 ans. En Scandinavie, par exemple, on fréquente le même établissement scolaire entre 6 et 16 ans. Ensuite, seulement, l’élève s’oriente vers le lycée général ou une formation technique ou professionnelle.
– Imaginons un instant un système éducatif qui donnerait une réelle égalité des chances…
– Pour ce faire, l’on pourrait se référer à ce que nous enseignent les neuro biologistes. Mis à part 3 à 5% de la population, tout le monde a les capacités intrinsèques pour réussir un doctorat. Vous imaginez ? Une société foisonnant de doctorants! Cela poserait d’énormes bouleversements socio-économiques. Qui devrait faire un certain nombre de boulots moins bien payés et moins intéressant sur le plan intellectuel ? Qu’en serait-il alors des relations entre patrons et employés… docteurs ? Quelles seraient alors les aspirations sociales, culturelles et politiques d’une telle population ? Ce serait une vraie révolution. Or, la politique d’enseignement n’est pas pensée pour amener une révolution. Elle répond plutôt, et de plus en plus, aux impératifs dictés par l’économie.
– Et quels sont les besoins de l’économie ?
– Certainement pas d’une multitude de doctorants qui multiplieraient les prises de tête. Certes, elle peut accueillir 20 à 25% de personnes à très haut degré de connaissance. Dans le système actuel, ce seront essentiellement les personnes issues de milieux favorisés qui y accèderont. Mais notre société que l’on présente un peu vite comme «la société du savoir» emploie aussi –et de plus en plus, on en est à un taux de quasi 50% – des personnes à faible niveau de qualification. Ce sont les «hamburgers jobs», lesquels nécessitent un certain niveau de compétences : savoir baragouiner quelques mots en deux ou trois langues, savoir se servir d’un outil informatique et ne pas être allergique aux évolutions constantes de la technologie, être flexible. Pour ce type de boulot, le niveau d’une quatrième humanité est largement suffisant. Et pour ces missions-là, la culture générale, la connaissance des institutions du pays dans lequel on vit ou encore des notions de macroéconomie et de politique ne sont pas nécessairement un plus… La question n’est donc pas: « comment adapter l’école à la société ? », mais bien : « comment réussir une école qui refuse l’abrutissement où plonge la société ? »
* www.ecoledemocratique.org

Entretien publié dans l’hebdomadaire « Ciné-Télé Revue », le 1er septembre 2005
En Belgique, officiellement, l’école est gratuite. En réalité, tous les parents savent que c’est loin d’être le cas. A tel point que, selon une récente enquête de la Ligue des Familles, un ménage sur trois éprouve des difficultés à payer les frais scolaires! Principale victimes : les familles fragilisées qu’elles soient monoparentales ou touchées par le chômage. Professeur de sciences dans le secondaire à Nivelles et membre fondateur de l’APED (Appel pour une école démocratique) *, Nico Hirtt accuse : « Non seulement l’école belge est chère pour les parents mais en plus, elle entretient les inégalités sociales. On peut même dire que dans le secteur de l’enseignement, nous sommes les champions du monde de la discrimination sociale!»
– Selon l’Institut national de statistiques, les ménages belges dépensent 230 euros par an pour les frais de scolarité. Mais il s’agit d’une moyenne : pour les familles qui comptent plusieurs enfants, la note est beaucoup plus salée. Ne s’agit-il pas d’une situation choquante alors qu’en Belgique l’enseignement est réputé être gratuit ?
– Bien sûr que c’est choquant! Mais de toute évidence, cela ne l’est que pour les parents d’élèves qui ont du mal à assumer ce coût scolaire. En d’autres termes, je ne vois guère de mobilisation des états-majors de partis politiques ou du parlement sur cette question. La gratuité de l’enseignement est pourtant un droit fondamental dans une démocratie.
– Il y a tout de même une proposition du CDH. Pour aider les parents à surmonter les frais de rentrée scolaire, ce parti propose de créer une allocation spécifique (100 euros, pour le primaire, 150 pour le secondaire, 200 pour le supérieur…). Mais la majorité rechigne car cela nécessiterait un investissement global de 213 millions d’euros par an…
– Ca c’est typiquement le genre de proposition destinée à attirer de l’électorat! Le monde politique ferait mieux de donner les moyens aux institutions scolaires d’assurer un enseignement réellement gratuit. Non seulement, une telle mesure serait un leurre – on vous donnerait d’une main ce que l’on vous prend de l’autre- mais en plus ce serait un beau gaspillage : si un budget devait être disponible pour une telle allocation qu’il soit plutôt destiné aux écoles. Cela permettrait des économies d’échelle. Avec 213 millions d’euros, les écoles pourraient acheter deux fois plus de matériel et de manuels scolaires que ce que pourraient faire les parents à titre individuel… A vrai dire, le vrai débat est toujours celui du refinancement de l’enseignement et à cet égard, il faut tout de même rappeler certains chiffres. En 1980, notre pays consacrait 7% de son produit intérieur brut à l’éducation. Aujourd’hui, nous sommes tombés à 5%. La différence se chiffre en centaines de milliards de francs. Ayant du mal à joindre les deux bouts, les établissements scolaires en sont donc réduits à faire plus souvent appel à la bourse des parents.
– Non seulement l’école coûte cher aux parents, mais en plus elle ne semble guère performante. Différentes études internationales ont montré que, comparativement à beaucoup d’autres pays du monde, les enfants belges, et plus particulièrement ceux de la communauté française, ont de piètres résultats en lecture, en mathématique et en science ?
– Les médias insistent beaucoup sur ces comparaisons internationales. Elles témoignent certainement d’une réalité : dans tous les tests, les élèves de la communauté française de Belgique ont de mauvais résultats. Toutefois, il faut nuancer certains constats. Ainsi, la dernière enquête PISA réalisée sur des enfants de 15 ans au sein de l’OCDE pêche par quelques insuffisances : les programmes scolaires ne sont pas les mêmes dans tous les pays étudiés et donc des enfants ont parfois été interrogés sur des connaissances qui ne leur avaient pas encore été enseignées. De plus, les tests n’ont pas toujours été réalisés dans les mêmes conditions. Dans certains pays, des enfants ont disposé de plusieurs heures pour répondre aux questions qui leur été posées. Dans d’autres, cela a été fait à la va-vite… Cela dit, les chiffres sont très parlants si on examine les résultats des élèves d’un même pays ou d’une même communauté.
– Et cela donne quoi pour la Belgique ?
– Notre pays se caractérise par une grande variabilité des résultats : les écarts entre les adolescents testés aux quatre coins de la Belgique sont très importants. Et quand on pousse l’étude un peu plus loin, on constate que c’est l’origine sociale des élèves qui s’avère prépondérante; La profession et le niveau d’études des parents, ainsi que divers indices de richesse matérielle (liés au logement par exemple) ou de capital culturel (possession de livres, abonnements à des journaux, etc.) influencent nettement les résultats. En résumé, plus les élèves sont d’origine modeste, plus leurs scores sont mauvais. Une tendance nettement plus marquée en Belgique qu’ailleurs sur le continent.
– Mais ne serait-ce pourtant l’une des vocations premières de l’enseignement de corriger les inégalités sociales en donnant à tous les enfants une égalité des chances ?
– En matière d’enseignement en Belgique, le discours sur l’égalité des chances n’est… qu’un discours. Comme vous le savez, la communauté française détient un record mondial en matière de redoublement dans le secondaire. Près de cinquante % des élèves âgés de 15 ans ont au moins doublé à une reprise. Et encore une fois, on observe que ce retard scolaire est fortement lié à l’origine sociale. A 15 ans, dans la couche la plus pauvre de la population, on relève (ndlr : chiffres de la dernière enquête Pisa) un taux de 65% de retard scolaire. Si l’on compare avec les élèves issus de la classe la plus riche, ce taux n’est plus que 18%. Le même phénomène existe aussi en matière d’orientation. Plus un élève est d’origine sociale modeste, plus il risque d’être écarté de l’enseignement général vers une filière technique ou professionnelle. A 15 ans, chez les moins favorisés, 89% des enfants ont quitté l’enseignement général. Si l’on compare avec les enfants socialement «biens nés», ce taux tombe à 17%.
– En résumé, le système éducatif belge a tendance à produire des cadres avec des fils de cadre et des chômeurs ou des ouvriers avec des fils de chômeurs et des fils d’ouvriers…
– Malheureusement, ce n’est pas une caricature de présenter les choses comme cela. La Belgique occupe une triste place de champion mondial de la discrimination sociale à l’école, aux côtés de l’Allemagne.
– Selon vous, quelles réformes importantes seraient nécessaires ?
– C’est un tabou en Belgique mais il faudrait oser toucher à la liberté du choix de l’école. De manière à ce qu’il n’y ait plus d’écoles poubelles, véritables terroirs de redoublements, et d’autres qui accueillent une population plus favorisée pour un enseignement de plus haut niveau. L’idée est d’arriver à des classes plus hétérogènes sur le plan social. Il faudrait aussi des programmes scolaires beaucoup plus précis et contraignants. Afin que d’une école à l’autre, le contenu des cours soit réellement équivalent. Enfin, il faudrait cesser de « trier » les élèves dès l’âge de 12-13 ans… Il devrait y avoir un tronc commun dans l’enseignement général, au moins jusqu’à 14 ans, voire même jusqu’à 16 ans. En Scandinavie, par exemple, on fréquente le même établissement scolaire entre 6 et 16 ans. Ensuite, seulement, l’élève s’oriente vers le lycée général ou une formation technique ou professionnelle.
– Imaginons un instant un système éducatif qui donnerait une réelle égalité des chances…
– Pour ce faire, l’on pourrait se référer à ce que nous enseignent les neuro biologistes. Mis à part 3 à 5% de la population, tout le monde a les capacités intrinsèques pour réussir un doctorat. Vous imaginez ? Une société foisonnant de doctorants! Cela poserait d’énormes bouleversements socio-économiques. Qui devrait faire un certain nombre de boulots moins bien payés et moins intéressant sur le plan intellectuel ? Qu’en serait-il alors des relations entre patrons et employés… docteurs ? Quelles seraient alors les aspirations sociales, culturelles et politiques d’une telle population ? Ce serait une vraie révolution. Or, la politique d’enseignement n’est pas pensée pour amener une révolution. Elle répond plutôt, et de plus en plus, aux impératifs dictés par l’économie.
– Et quels sont les besoins de l’économie ?
– Certainement pas d’une multitude de doctorants qui multiplieraient les prises de tête. Certes, elle peut accueillir 20 à 25% de personnes à très haut degré de connaissance. Dans le système actuel, ce seront essentiellement les personnes issues de milieux favorisés qui y accèderont. Mais notre société que l’on présente un peu vite comme «la société du savoir» emploie aussi –et de plus en plus, on en est à un taux de quasi 50% – des personnes à faible niveau de qualification. Ce sont les «hamburgers jobs», lesquels nécessitent un certain niveau de compétences : savoir baragouiner quelques mots en deux ou trois langues, savoir se servir d’un outil informatique et ne pas être allergique aux évolutions constantes de la technologie, être flexible. Pour ce type de boulot, le niveau d’une quatrième humanité est largement suffisant. Et pour ces missions-là, la culture générale, la connaissance des institutions du pays dans lequel on vit ou encore des notions de macroéconomie et de politique ne sont pas nécessairement un plus… La question n’est donc pas: « comment adapter l’école à la société ? », mais bien : « comment réussir une école qui refuse l’abrutissement où plonge la société ? »
* www.ecoledemocratique.org

Entretien publié dans l’hebdomadaire « Ciné-Télé Revue », le 1er septembre 2005
En Belgique, officiellement, l’école est gratuite. En réalité, tous les parents savent que c’est loin d’être le cas. A tel point que, selon une récente enquête de la Ligue des Familles, un ménage sur trois éprouve des difficultés à payer les frais scolaires! Principale victimes : les familles fragilisées qu’elles soient monoparentales ou touchées par le chômage. Professeur de sciences dans le secondaire à Nivelles et membre fondateur de l’APED (Appel pour une école démocratique) *, Nico Hirtt accuse : « Non seulement l’école belge est chère pour les parents mais en plus, elle entretient les inégalités sociales. On peut même dire que dans le secteur de l’enseignement, nous sommes les champions du monde de la discrimination sociale!»
– Selon l’Institut national de statistiques, les ménages belges dépensent 230 euros par an pour les frais de scolarité. Mais il s’agit d’une moyenne : pour les familles qui comptent plusieurs enfants, la note est beaucoup plus salée. Ne s’agit-il pas d’une situation choquante alors qu’en Belgique l’enseignement est réputé être gratuit ?
– Bien sûr que c’est choquant! Mais de toute évidence, cela ne l’est que pour les parents d’élèves qui ont du mal à assumer ce coût scolaire. En d’autres termes, je ne vois guère de mobilisation des états-majors de partis politiques ou du parlement sur cette question. La gratuité de l’enseignement est pourtant un droit fondamental dans une démocratie.
– Il y a tout de même une proposition du CDH. Pour aider les parents à surmonter les frais de rentrée scolaire, ce parti propose de créer une allocation spécifique (100 euros, pour le primaire, 150 pour le secondaire, 200 pour le supérieur…). Mais la majorité rechigne car cela nécessiterait un investissement global de 213 millions d’euros par an…
– Ca c’est typiquement le genre de proposition destinée à attirer de l’électorat! Le monde politique ferait mieux de donner les moyens aux institutions scolaires d’assurer un enseignement réellement gratuit. Non seulement, une telle mesure serait un leurre – on vous donnerait d’une main ce que l’on vous prend de l’autre- mais en plus ce serait un beau gaspillage : si un budget devait être disponible pour une telle allocation qu’il soit plutôt destiné aux écoles. Cela permettrait des économies d’échelle. Avec 213 millions d’euros, les écoles pourraient acheter deux fois plus de matériel et de manuels scolaires que ce que pourraient faire les parents à titre individuel… A vrai dire, le vrai débat est toujours celui du refinancement de l’enseignement et à cet égard, il faut tout de même rappeler certains chiffres. En 1980, notre pays consacrait 7% de son produit intérieur brut à l’éducation. Aujourd’hui, nous sommes tombés à 5%. La différence se chiffre en centaines de milliards de francs. Ayant du mal à joindre les deux bouts, les établissements scolaires en sont donc réduits à faire plus souvent appel à la bourse des parents.
– Non seulement l’école coûte cher aux parents, mais en plus elle ne semble guère performante. Différentes études internationales ont montré que, comparativement à beaucoup d’autres pays du monde, les enfants belges, et plus particulièrement ceux de la communauté française, ont de piètres résultats en lecture, en mathématique et en science ?
– Les médias insistent beaucoup sur ces comparaisons internationales. Elles témoignent certainement d’une réalité : dans tous les tests, les élèves de la communauté française de Belgique ont de mauvais résultats. Toutefois, il faut nuancer certains constats. Ainsi, la dernière enquête PISA réalisée sur des enfants de 15 ans au sein de l’OCDE pêche par quelques insuffisances : les programmes scolaires ne sont pas les mêmes dans tous les pays étudiés et donc des enfants ont parfois été interrogés sur des connaissances qui ne leur avaient pas encore été enseignées. De plus, les tests n’ont pas toujours été réalisés dans les mêmes conditions. Dans certains pays, des enfants ont disposé de plusieurs heures pour répondre aux questions qui leur été posées. Dans d’autres, cela a été fait à la va-vite… Cela dit, les chiffres sont très parlants si on examine les résultats des élèves d’un même pays ou d’une même communauté.
– Et cela donne quoi pour la Belgique ?
– Notre pays se caractérise par une grande variabilité des résultats : les écarts entre les adolescents testés aux quatre coins de la Belgique sont très importants. Et quand on pousse l’étude un peu plus loin, on constate que c’est l’origine sociale des élèves qui s’avère prépondérante; La profession et le niveau d’études des parents, ainsi que divers indices de richesse matérielle (liés au logement par exemple) ou de capital culturel (possession de livres, abonnements à des journaux, etc.) influencent nettement les résultats. En résumé, plus les élèves sont d’origine modeste, plus leurs scores sont mauvais. Une tendance nettement plus marquée en Belgique qu’ailleurs sur le continent.
– Mais ne serait-ce pourtant l’une des vocations premières de l’enseignement de corriger les inégalités sociales en donnant à tous les enfants une égalité des chances ?
– En matière d’enseignement en Belgique, le discours sur l’égalité des chances n’est… qu’un discours. Comme vous le savez, la communauté française détient un record mondial en matière de redoublement dans le secondaire. Près de cinquante % des élèves âgés de 15 ans ont au moins doublé à une reprise. Et encore une fois, on observe que ce retard scolaire est fortement lié à l’origine sociale. A 15 ans, dans la couche la plus pauvre de la population, on relève (ndlr : chiffres de la dernière enquête Pisa) un taux de 65% de retard scolaire. Si l’on compare avec les élèves issus de la classe la plus riche, ce taux n’est plus que 18%. Le même phénomène existe aussi en matière d’orientation. Plus un élève est d’origine sociale modeste, plus il risque d’être écarté de l’enseignement général vers une filière technique ou professionnelle. A 15 ans, chez les moins favorisés, 89% des enfants ont quitté l’enseignement général. Si l’on compare avec les enfants socialement «biens nés», ce taux tombe à 17%.
– En résumé, le système éducatif belge a tendance à produire des cadres avec des fils de cadre et des chômeurs ou des ouvriers avec des fils de chômeurs et des fils d’ouvriers…
– Malheureusement, ce n’est pas une caricature de présenter les choses comme cela. La Belgique occupe une triste place de champion mondial de la discrimination sociale à l’école, aux côtés de l’Allemagne.
– Selon vous, quelles réformes importantes seraient nécessaires ?
– C’est un tabou en Belgique mais il faudrait oser toucher à la liberté du choix de l’école. De manière à ce qu’il n’y ait plus d’écoles poubelles, véritables terroirs de redoublements, et d’autres qui accueillent une population plus favorisée pour un enseignement de plus haut niveau. L’idée est d’arriver à des classes plus hétérogènes sur le plan social. Il faudrait aussi des programmes scolaires beaucoup plus précis et contraignants. Afin que d’une école à l’autre, le contenu des cours soit réellement équivalent. Enfin, il faudrait cesser de « trier » les élèves dès l’âge de 12-13 ans… Il devrait y avoir un tronc commun dans l’enseignement général, au moins jusqu’à 14 ans, voire même jusqu’à 16 ans. En Scandinavie, par exemple, on fréquente le même établissement scolaire entre 6 et 16 ans. Ensuite, seulement, l’élève s’oriente vers le lycée général ou une formation technique ou professionnelle.
– Imaginons un instant un système éducatif qui donnerait une réelle égalité des chances…
– Pour ce faire, l’on pourrait se référer à ce que nous enseignent les neuro biologistes. Mis à part 3 à 5% de la population, tout le monde a les capacités intrinsèques pour réussir un doctorat. Vous imaginez ? Une société foisonnant de doctorants! Cela poserait d’énormes bouleversements socio-économiques. Qui devrait faire un certain nombre de boulots moins bien payés et moins intéressant sur le plan intellectuel ? Qu’en serait-il alors des relations entre patrons et employés… docteurs ? Quelles seraient alors les aspirations sociales, culturelles et politiques d’une telle population ? Ce serait une vraie révolution. Or, la politique d’enseignement n’est pas pensée pour amener une révolution. Elle répond plutôt, et de plus en plus, aux impératifs dictés par l’économie.
– Et quels sont les besoins de l’économie ?
– Certainement pas d’une multitude de doctorants qui multiplieraient les prises de tête. Certes, elle peut accueillir 20 à 25% de personnes à très haut degré de connaissance. Dans le système actuel, ce seront essentiellement les personnes issues de milieux favorisés qui y accèderont. Mais notre société que l’on présente un peu vite comme «la société du savoir» emploie aussi –et de plus en plus, on en est à un taux de quasi 50% – des personnes à faible niveau de qualification. Ce sont les «hamburgers jobs», lesquels nécessitent un certain niveau de compétences : savoir baragouiner quelques mots en deux ou trois langues, savoir se servir d’un outil informatique et ne pas être allergique aux évolutions constantes de la technologie, être flexible. Pour ce type de boulot, le niveau d’une quatrième humanité est largement suffisant. Et pour ces missions-là, la culture générale, la connaissance des institutions du pays dans lequel on vit ou encore des notions de macroéconomie et de politique ne sont pas nécessairement un plus… La question n’est donc pas: « comment adapter l’école à la société ? », mais bien : « comment réussir une école qui refuse l’abrutissement où plonge la société ? »
* www.ecoledemocratique.org

Entretien publié dans l’hebdomadaire « Ciné-Télé Revue », le 1er septembre 2005
En Belgique, officiellement, l’école est gratuite. En réalité, tous les parents savent que c’est loin d’être le cas. A tel point que, selon une récente enquête de la Ligue des Familles, un ménage sur trois éprouve des difficultés à payer les frais scolaires! Principale victimes : les familles fragilisées qu’elles soient monoparentales ou touchées par le chômage. Professeur de sciences dans le secondaire à Nivelles et membre fondateur de l’APED (Appel pour une école démocratique) *, Nico Hirtt accuse : « Non seulement l’école belge est chère pour les parents mais en plus, elle entretient les inégalités sociales. On peut même dire que dans le secteur de l’enseignement, nous sommes les champions du monde de la discrimination sociale!»
– Selon l’Institut national de statistiques, les ménages belges dépensent 230 euros par an pour les frais de scolarité. Mais il s’agit d’une moyenne : pour les familles qui comptent plusieurs enfants, la note est beaucoup plus salée. Ne s’agit-il pas d’une situation choquante alors qu’en Belgique l’enseignement est réputé être gratuit ?
– Bien sûr que c’est choquant! Mais de toute évidence, cela ne l’est que pour les parents d’élèves qui ont du mal à assumer ce coût scolaire. En d’autres termes, je ne vois guère de mobilisation des états-majors de partis politiques ou du parlement sur cette question. La gratuité de l’enseignement est pourtant un droit fondamental dans une démocratie.
– Il y a tout de même une proposition du CDH. Pour aider les parents à surmonter les frais de rentrée scolaire, ce parti propose de créer une allocation spécifique (100 euros, pour le primaire, 150 pour le secondaire, 200 pour le supérieur…). Mais la majorité rechigne car cela nécessiterait un investissement global de 213 millions d’euros par an…
– Ca c’est typiquement le genre de proposition destinée à attirer de l’électorat! Le monde politique ferait mieux de donner les moyens aux institutions scolaires d’assurer un enseignement réellement gratuit. Non seulement, une telle mesure serait un leurre – on vous donnerait d’une main ce que l’on vous prend de l’autre- mais en plus ce serait un beau gaspillage : si un budget devait être disponible pour une telle allocation qu’il soit plutôt destiné aux écoles. Cela permettrait des économies d’échelle. Avec 213 millions d’euros, les écoles pourraient acheter deux fois plus de matériel et de manuels scolaires que ce que pourraient faire les parents à titre individuel… A vrai dire, le vrai débat est toujours celui du refinancement de l’enseignement et à cet égard, il faut tout de même rappeler certains chiffres. En 1980, notre pays consacrait 7% de son produit intérieur brut à l’éducation. Aujourd’hui, nous sommes tombés à 5%. La différence se chiffre en centaines de milliards de francs. Ayant du mal à joindre les deux bouts, les établissements scolaires en sont donc réduits à faire plus souvent appel à la bourse des parents.
– Non seulement l’école coûte cher aux parents, mais en plus elle ne semble guère performante. Différentes études internationales ont montré que, comparativement à beaucoup d’autres pays du monde, les enfants belges, et plus particulièrement ceux de la communauté française, ont de piètres résultats en lecture, en mathématique et en science ?
– Les médias insistent beaucoup sur ces comparaisons internationales. Elles témoignent certainement d’une réalité : dans tous les tests, les élèves de la communauté française de Belgique ont de mauvais résultats. Toutefois, il faut nuancer certains constats. Ainsi, la dernière enquête PISA réalisée sur des enfants de 15 ans au sein de l’OCDE pêche par quelques insuffisances : les programmes scolaires ne sont pas les mêmes dans tous les pays étudiés et donc des enfants ont parfois été interrogés sur des connaissances qui ne leur avaient pas encore été enseignées. De plus, les tests n’ont pas toujours été réalisés dans les mêmes conditions. Dans certains pays, des enfants ont disposé de plusieurs heures pour répondre aux questions qui leur été posées. Dans d’autres, cela a été fait à la va-vite… Cela dit, les chiffres sont très parlants si on examine les résultats des élèves d’un même pays ou d’une même communauté.
– Et cela donne quoi pour la Belgique ?
– Notre pays se caractérise par une grande variabilité des résultats : les écarts entre les adolescents testés aux quatre coins de la Belgique sont très importants. Et quand on pousse l’étude un peu plus loin, on constate que c’est l’origine sociale des élèves qui s’avère prépondérante; La profession et le niveau d’études des parents, ainsi que divers indices de richesse matérielle (liés au logement par exemple) ou de capital culturel (possession de livres, abonnements à des journaux, etc.) influencent nettement les résultats. En résumé, plus les élèves sont d’origine modeste, plus leurs scores sont mauvais. Une tendance nettement plus marquée en Belgique qu’ailleurs sur le continent.
– Mais ne serait-ce pourtant l’une des vocations premières de l’enseignement de corriger les inégalités sociales en donnant à tous les enfants une égalité des chances ?
– En matière d’enseignement en Belgique, le discours sur l’égalité des chances n’est… qu’un discours. Comme vous le savez, la communauté française détient un record mondial en matière de redoublement dans le secondaire. Près de cinquante % des élèves âgés de 15 ans ont au moins doublé à une reprise. Et encore une fois, on observe que ce retard scolaire est fortement lié à l’origine sociale. A 15 ans, dans la couche la plus pauvre de la population, on relève (ndlr : chiffres de la dernière enquête Pisa) un taux de 65% de retard scolaire. Si l’on compare avec les élèves issus de la classe la plus riche, ce taux n’est plus que 18%. Le même phénomène existe aussi en matière d’orientation. Plus un élève est d’origine sociale modeste, plus il risque d’être écarté de l’enseignement général vers une filière technique ou professionnelle. A 15 ans, chez les moins favorisés, 89% des enfants ont quitté l’enseignement général. Si l’on compare avec les enfants socialement «biens nés», ce taux tombe à 17%.
– En résumé, le système éducatif belge a tendance à produire des cadres avec des fils de cadre et des chômeurs ou des ouvriers avec des fils de chômeurs et des fils d’ouvriers…
– Malheureusement, ce n’est pas une caricature de présenter les choses comme cela. La Belgique occupe une triste place de champion mondial de la discrimination sociale à l’école, aux côtés de l’Allemagne.
– Selon vous, quelles réformes importantes seraient nécessaires ?
– C’est un tabou en Belgique mais il faudrait oser toucher à la liberté du choix de l’école. De manière à ce qu’il n’y ait plus d’écoles poubelles, véritables terroirs de redoublements, et d’autres qui accueillent une population plus favorisée pour un enseignement de plus haut niveau. L’idée est d’arriver à des classes plus hétérogènes sur le plan social. Il faudrait aussi des programmes scolaires beaucoup plus précis et contraignants. Afin que d’une école à l’autre, le contenu des cours soit réellement équivalent. Enfin, il faudrait cesser de « trier » les élèves dès l’âge de 12-13 ans… Il devrait y avoir un tronc commun dans l’enseignement général, au moins jusqu’à 14 ans, voire même jusqu’à 16 ans. En Scandinavie, par exemple, on fréquente le même établissement scolaire entre 6 et 16 ans. Ensuite, seulement, l’élève s’oriente vers le lycée général ou une formation technique ou professionnelle.
– Imaginons un instant un système éducatif qui donnerait une réelle égalité des chances…
– Pour ce faire, l’on pourrait se référer à ce que nous enseignent les neuro biologistes. Mis à part 3 à 5% de la population, tout le monde a les capacités intrinsèques pour réussir un doctorat. Vous imaginez ? Une société foisonnant de doctorants! Cela poserait d’énormes bouleversements socio-économiques. Qui devrait faire un certain nombre de boulots moins bien payés et moins intéressant sur le plan intellectuel ? Qu’en serait-il alors des relations entre patrons et employés… docteurs ? Quelles seraient alors les aspirations sociales, culturelles et politiques d’une telle population ? Ce serait une vraie révolution. Or, la politique d’enseignement n’est pas pensée pour amener une révolution. Elle répond plutôt, et de plus en plus, aux impératifs dictés par l’économie.
– Et quels sont les besoins de l’économie ?
– Certainement pas d’une multitude de doctorants qui multiplieraient les prises de tête. Certes, elle peut accueillir 20 à 25% de personnes à très haut degré de connaissance. Dans le système actuel, ce seront essentiellement les personnes issues de milieux favorisés qui y accèderont. Mais notre société que l’on présente un peu vite comme «la société du savoir» emploie aussi –et de plus en plus, on en est à un taux de quasi 50% – des personnes à faible niveau de qualification. Ce sont les «hamburgers jobs», lesquels nécessitent un certain niveau de compétences : savoir baragouiner quelques mots en deux ou trois langues, savoir se servir d’un outil informatique et ne pas être allergique aux évolutions constantes de la technologie, être flexible. Pour ce type de boulot, le niveau d’une quatrième humanité est largement suffisant. Et pour ces missions-là, la culture générale, la connaissance des institutions du pays dans lequel on vit ou encore des notions de macroéconomie et de politique ne sont pas nécessairement un plus… La question n’est donc pas: « comment adapter l’école à la société ? », mais bien : « comment réussir une école qui refuse l’abrutissement où plonge la société ? »
* www.ecoledemocratique.org